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A Londres, Erik trouble Jane Hopkins,

danseuse émérite. Il trouble aussi Julian

Barney, son très habile colocataire...Celui-ci, alors 

que le jeune danseur quitte l'angleterre, ne compte pas en rester là...

«Il y a peu de temps Jane Hopkins nous confiait vouloir quitter la scène et certainement vouloir le faire par une soirée d'adieu, exercice périlleux s'il en est ! Quelle n'est pas notre surprise de la découvrir si transformée, si illuminée dans cet Oiseau de feu qu'elle n'avait jamais abordé de cette manière ! Nul besoin désormais de verser dans l'hagiographie sans nuances ; Jane Hopkins est l'héroïne du jour. Succédant à tant de ballerines qui ont, avec des talents divers, incarné le bel oiseau, elle fait preuve d'une technique sans défaut et d'un lyrisme aussi précieux que magnifique. Son oiseau, tout en bondissements et frémissements est merveilleux. Mais il nous faut parler d'Erik Anderson ! Si ses prédécesseurs ont redoré le blason du danseur classique qui était souvent réduit à un rôle de porteur et  rééquilibré le couple danseur- ballerine, il semble bien que ce jeune danseur signe une prestation remarquable. Jane Hopkins se surpasse à ses côtés. Tous deux forment un couple prestigieux tout autant qu'inattendu. A l'évidence, ce jeune danseur va nous surprendre ! »

Julian, qui avait assisté à la première, commença par plaisanter quand il se retrouva seul avec Erik, après la représentation et un dîner très mondain.

- Les critiques anglais ! Quel pays ! Comment peut-on s'exprimer comme ce sieur Darlington ! On navigue entre l'oraison funèbre et le panégyrique fellinien !

Erik éclata de rire :

-Tout de même pas. Tu sais, je ne lis pas trop les critiques. Mais il n'a pas parlé comme ça. Il est snob, c'est sûr et il dit du bien de Jane !

-  Ah bon ? Tu l'appelles Jane maintenant ! Et tu ne lis pas souvent les critiques ?

-  Non, elles me touchent trop !

- Tu n'as que des compliments !

-  Ne crois pas cela ! Personne n'aime lire qu'il aurait dû être meilleur, qu'il n'a pas si bien fait ! Tu n'es pas danseur !

- Non.

- Et bien si tu l'étais, tu les entendrais, ces critiques. Il faut beaucoup travailler pour être un danseur de bon niveau et il n'est pas permis de se relâcher. Peu d’alcool, de fêtes, de cigarettes…

-  Revenons au sieur Darlington : il dit surtout du bien de toi. Et les autres critiques sont de même.

- Peut-être bien...

- Cela signifierait-il que Miss Hopkins...

- Arrête immédiatement : elle est magnifique.

- Bien sûr !

Il était difficile de savoir ce qu'Erik pensait vraiment. Lors de la réception qui avait suivi la première, il avait été photographié longuement au côté de Jane Hopkins qui semblait rayonner et si Julian était sûre d'une chose c'était bien celle-là : la rencontre avec ce danseur blond aussi charmant qu'inflexible avait transformé la danseuse ; il l'avait vue charmeuse, blessée, impériale, séductrice auprès de son jeune partenaire! Qui aurait vu en elle une danseuse sur le déclin ! Elle était extraordinaire de technique et de précision et de ce point de vue, pas en retrait sur lui. Et il y avait cette sensualité qu'elle avait souvent dû réprimer, cet élan sexuel même qu'elle lui jetait à la figure. Quelle superbe ! Julian en restait stupéfait. Bien des danseurs auraient reçu cet hommage avec une certaine distance lui semblait, lui, être très concerné. Il allait la faire tomber. Une question de jours.

- Tu as vu que le « mari » vénézuélien n'était pas très bavard. Sentirait-il la naissance d'une idylle ?

- Oh mais que veux-tu qu'il sente ! Et puis, il n'est pas vénézuélien, tu le sais, et il s'est blessé. Il aime chasser. Je ne sais pas, un mauvais coup...

- Oh non ! Il « chasse « ! Un « mauvais coup »... Quel sens des formules ! Tu es extraordinaire ! Bon, je n'insiste pas mais il ne cesse de la tromper et avec cela, il ne se cache guère. La désires-tu ?

- Oui.

- Elle te désire follement.

- Julian, elle est merveilleuse. C'est ma ballerine. Celle que je voulais.

- Et tu feras... avec elle ?

- Tu m'as posé une question ? Je n'ai rien entendu.

Il changeait. Un an en Angleterre et une telle transformation! Le beau jeune homme à la fois concentré sur son art et si festif qui les rendait tous amoureux gagnait en profondeur. Quand son contrat se termina, il leur sembla à tous que le temps avait passé vite. Il y avait ces ballets différents et surtout cet Oiseau de Feu. Il y avait cette femme qui devenait si jeune quand elle le voyait et qui l'impressionnait comme danseuse, et cet américain brillant avec qui il avait tant partagé. Ils regrettaient qu'Erik fût désireux de partir. Ils se reverraient, à coup sûr. Sentant approcher le départ de son ami, Julian multiplia les allusions à son orientation sexuelle, comme pour le sonder directement, ce qu'il n'avait jamais fait. Ces provocations auraient irrité Erik elles étaient venus de quelqu'un d'autre que lui mais il les acceptait de son ami car sa façon de faire était drôle et brillante :

- Dis-moi, délicieux colocataire, n'as-tu pas remarqué que mes derniers invités, tous de beaux jeunes hommes, t'ont regardé avec intérêt et appétit ! Ils ont tant regretté que tu ne restes pas parmi nous !

- J'étais fatigué.

- Oh, quel dommage ! Ce matin, tu as dû croiser Oliver. Il a dormi avec moi.

- Je l'ai aperçu.

- Tu as dû en apercevoir d'autres certains jours. Tu ne penses pas qu’on devrait vraiment se parler, délicat et vertueux Erik qui se cache tant ?

-Je ne crois pas.

Julian gardait son calme et son ironie. Le retrait prudent de son ami le faisait sourire tout en excitant son désir. Erik était tout ce qu’il voulait, mais il était tôt pour le lui dire.

Erik, avant de partir, alla voir Jane chez elle une après-midi où elle était seule. C'est elle qui l'avait invité et il n'était assez sot pour ne pas comprendre la teneur d'une telle invitation.

- Je vais tout de même mettre fin à ma carrière mais la donne est changée car vous avez dansé L'Oiseau de feu avec moi. C'est désormais un départ heureux.

- Vous pouvez danser encore, vous êtes magnifique !

- Justement ! Ils se feraient un tel plaisir de dire que je ne le suis plus quelques mois après un triomphe...

Elle portait un chemisier de soie à col ouvert et une jupe grise, des talons sages. A peine maquillée, elle portait un parfum de luxe délicieusement fleuri. Elle ne pensait qu'aux fines rides qui étaient apparues autour de ses yeux alors qu'il ne voyait que les petites mèches sur sa nuque et la ligne de ses seins sous le tissu du corsage. Elle était en train de ranger de tasses de thé sur un plateau quand il se leva et il sentit immédiatement son trouble. Les tasses venaient de s'entrechoquer, ce qui n'aurait pas dû être. Il se trouva face à elle et elle le surprit une fois de plus. Il était si charmant qu'il lui était impossible de lui résister mais lui semblait plutôt embarrassé et en attente. Elle posa donc ses deux mains sur ses épaules et se blottit contre lui. Il était tellement jeune ! Elle entendait son cœur battre à tout rompre et en était émue. Les hommes faits ne sont plus ainsi, ils ont oublié leur jeunesse. Il l'embrassa et ce fut un moment doux et frémissant. Il crut avoir été suffisamment audacieux et s'apprêtait les lieux quand elle l'attira à elle. Elle lui prit son visage entre ses mains et murmura en le regardant :

- Oui, oh oui.

Ils firent l'amour deux fois dans une chambre d'amis tendue de blanc et avant de la pénétrer, il lui serra les seins pour en faire saillir les pointes. Elle était émouvante, très abandonnée et en même temps pudique et émue. Elle eut, pour se redresser après l'amour un beau mouvement d'oiseau et elle posa longuement sur lui ses yeux bruns. Il y avait de tendresse entre eux et l'émotion les envahit. Il la serra dans ses bras avant de quitter le lit. Mieux valait le faire, elle était prête à pleurer.

- Je vous écrirai, Jane. Je n'oublierai pas.

- Vous êtes à un âge où on oublie si vite, Erik.

- Non, ce qui s'est passé aujourd'hui, je ne pourrais l'effacer de ma mémoire. Je n'ai pas dit que je vous écrirai sans cesse mais je garderai le contact.

-J'ai un mari volage. Je pourrais m'attacher à vous.

- S'attacher au danseur avec qui vous avez resplendi sur scène, est-ce mal ?

- Non, en effet.

Il l'embrassa sur le front en partant et n'oublia pas son regard radieux et confiant. Elle le lavait de Sonia, il le comprenait.

Julian comprit tout de suite que les jeux étaient faits. Observant son danseur, il fut d'une ironie différente, piquante et non douce.  

- Hopkins. Mission accomplie.

- Ça ne mérite même pas de réponse ! 

C'était très juste mais Julian voulait rester dans la dérision et se contenta d'une grimace. Erik insista.

- Tu ne vois pas la beauté des femmes ?

- Question trop perfide.

Cette fois, ce fut Erik qui grimaça. Plus rien ne fut dit. L'abandon de Jane Hopkins resta en lui des mois durant comme un don merveilleux et plus tard, il tint sa promesse.

Pour l'heure, il fêta son départ avec de nombreux amis mais les deux derniers soirs, Julian et lui dînèrent ensemble. Le décorateur avait retrouvé sa retenue et son tact. Ils se firent des cadeaux sages, échangeant des livres. La veille de son départ, le décorateur mit des chandelles partout et servit un dîner dans de la vaisselle rouge. Il assura Erik qu'il vendrait comme il l'avait promis ce que le jeune homme ne souhaitait pas garder et qu'il lui enverrait des objets et des livres qu’il ne pouvait emmener avec lui. De ce qu'il ressentait, il ne dit rien, redevenant le colocataire facétieux et plein d'humour que des mois durant, il avait cherché à être. Cependant, il resta aux aguets et à plusieurs reprises, Erik lui parut ému. C’était suffisant. Il pouvait faire une tentative car le trouble qui semblait s’emparer du danseur pouvait être interprété positivement…

- Ainsi, tu as été heureux de cohabiter avec moi...

- Oui, c'était très bien. Tu comprends...

- Je comprends ?

- La danse et les arts...

- Dans leur complexité, à tout point de vue? C'est cela...

- Oui, enfin, je pense.

- Les arts nous renvoient à nos propres vies, avec magnificence. On en oublierait leur éventuelle trivialité. Nous avons tous des instincts...

- Je regretterai ta façon de parler. Qui sait mieux dire?

Peu conscient de ce qu’il renvoyait à son ami, Erik passa une belle soirée rieuse.

Le lendemain, cependant, Julian insista beaucoup pour le conduire à l'aéroport, il céda. Après tout, ils étaient amis. Ils bavardèrent sans cesse pendant le trajet puis se garèrent dans un parking souterrain. Il était convenu que le danseur ne voulait pas d'au revoir cérémonieux et qu'il irait seul dans le hall de l'aéroport mais alors qu'il allait descendre de voiture, Julian le retint et l'embrassa sur la bouche sans crier gare. Le baiser dura et quand ils s'écartèrent l'un de l'autre, l'émoi d'Erik était palpable. Il ne reconnaissait pas Julian, le nonchalant décorateur avec qui il avait tant ri. Celui-ci, s'il l'avait pu, l'aurait pris sur place. Violemment troublé, il demanda à son ami ce qu’il se passait mais celui-ci ne fut pas désarçonné :

- Il ne faut pas !

- Pourquoi? Il n'y a personne.

- Tu ne ...On ne...

- Devrait pas?

- On ne devrait pas.

- Dis-moi, Erik, un de ces jours, tu vas finir par comprendre ? Tu es sûr que je ne t'attire pas ?

- Non, pas du tout ! Il n’en a jamais été question !

- Tu es catégorique, alors ?

- Oui ! Oui !

Presque effrayé, le danseur s'abstint de répondre et partit aussi vite que possible. Mais la douceur de l'haleine de son ami et la tiédeur de sa salive lui restèrent en mémoire sans peser. Il décida d'oublier à quel point il avait été ravi et écartant cette impression tenace, il parvint à se dire que tout cela n'était rien et s'en tint là.