Très jeune, brillant, charismatique,
Erik est une danseur réservé, presque mystérieux. Une ballerine
anglaise, bien plus âgée que lui, l'attire...
Il se concentra sur sa ballerine. Il la chercha. Et elle vint. Jane Hopkins, quarante-deux ans, anglaise. Elle était bien plus âgée que lui mais quand il la vit, il fut surpris. Elle habitait Mayfair tandis qu'avec Julian, il vivait à Hampstead. N'ayant dansé qu'avec des ballerines de son âge ou un peu plus âgées que lui, il fut surpris qu'elle le sollicita. Elle était plus petite que lui, était restée mince et se maquillait peu. A qui a une vingtaine d'années, une femme de son âge et de sa condition peut paraître impressionnante. Dans le cas de Jane Hopkins, il y avait de quoi. Fille de diplomates, elle avait vécu en Chine et au Japon avant de se fiancer très tôt et de force avec un « Sir » quelconque qu'elle avait éconduit. Cet homme, présenté comme un beau parti, ne connaissait rien à la danse. Sachant qu'elle avait de hautes ambitinons, il souhaitait qu'elle abandonne tout. Bien sûr, elle pourrait de temps en temps "montrer son art" dans l'un ou l'autre des salons mondains où il la conduirait mais rien de plus. Elle resta étourdite. Elle avait trop lutté pour être une bonne danseuse classique et tint bon. Elle rompit ses fiançailles, laissa dire et poursuivit sa carrière. On la programma longtemps dans de nombreux rôles dramatiques, en Angleterre et ailleurs. Sa réputation resta longtemps sans tâche mais quand Erik la rencontra, elle n'était plus la même. On la prenait pour une grande bourgeoise émérite mais certainement plus pour une grande danseuse. Elle avait épousé un diplomate de haut rang et vivait dans le luxe. Encore très jeune, Erik s'enthousiasmait vite sans pourtant se tromper. Cette femme valait bien mieux que ce qu'on en disait. Il la contacta. L'espoir de danser avec elle le tenaillait.
Elle reçut sa demande avec beaucoup de gentillesse et y répondit. Elle s'excusait de la simplicité de son invitation. Son mari et elle avaient passé quinze ans dans une somptueuse maison mais il leur était venu l'idée de déménager. Le nouveau logis était ravissant mais à peine meublé ! Que de travail ! Rien n'avançait. Ils s'y prenaient mal, elle surtout. Tout n'était que cartons et pièces encore condamnées. Pour Erik, elle mentait car c'était un espace splendide mais elle hésita :
- Vous contactez une danseuse à la carrière passée...
- Non, je ne pense pas.
Jeune comme il était et d'une discrète beauté, il était singulier.
- Bien. Je vous sens très flatteur. Quant à moi, je viens de vous voir danser et j'ai vraiment envie de faire votre connaissance mais ce lieu de vie est peu présentable. Ce sera donc impromptu !
- Cela ne me dérange aucunement !
- Oh, bien ! Aimez-vous le thé ?-
- Bien sûr !
- Vert ? Fumé ?
-Je préférerais du thé fumé.
-Bien. Alors, il y en aura !
Elle le sidéra quand il la vit. Elle se tenait très droite, portait un chemisier blanc très ouvert et une jupe droite. Elle était sans bijou mais portait de hauts talons. C'était une vraie femme de rang. Le sentant intimidé alors même qu'il était imperméable à l'effet qu'il lui faisait, elle fit les choses elle-même. Elle l'invita à s'asseoir sur un grand canapé blanc et servit dans un somptueux service qu'il crut issu de la Russie impériale, un thé des plus délicieux qu'on lui ait jamais servi. Tandis qu'elle lui proposait du sucre et du citron, il la regarda sans la trouver classiquement belle mais il fut séduit par son visage ovale et ses grands yeux bruns. Elle- même était aux aguets car elle lui dit :
-Vous êtes très jeune. J'ai fait une carrière plus qu'honorable. Les grands ballets classiques que vous connaissez bien et quelques incursions dans d'autres domaines. Tout cela est fini. Je m'obstine encore sur scène !
- Vous obstiner ? Mais pas du tout !
Elle fut saisie.
- Mon âge.
- Dans votre cas, non.
Elle dut se faire violence pour cacher son trouble.
- Alors, je peux être sincère ?
- Oui, bien sûr.
- Voyez-vous, j'ai adoré dansé le Sacre et L'Oiseau de Feu. Et ce dernier ballet, je voudrais le danser avec vous. Soyez le prince et permettez-moi d'être l'oiseau incontrôlable...
- Stravinsky, Fokine, Karsavina...
- Ce serait une belle collaboration !
Il paraissait sincèrement subjugué. Blond, joliment vêtu comme on peut l'être à son âge, elle le trouvait délicieux. Où avait-il déniché cette chemise blanche, ce pantalon gris informe et cette veste cintrée ? Et ce feutre gris et cette écharpe rouge ? Sur lui, c'était magnifique et ce beau visage, cette blondeur, ce dandysme. Elle craignait qu'il ne vît son trouble mais lui était tout à ce ballet.
- Schauffus serait ?
- D'accord, oui. N'ayez pas d'inquiétude. Mais c'est vous ?
- Vous me demandez si je devrais être d'accord ?
- Oui !
- Mais naturellement, c'est un grand honneur !
- Un honneur ? Danser avec une ballerine qui a le double de votre âge ?
Il ne pouvait être sincère mais quand il se mordit les lèvres de façon enfantine avant de reformuler son acquiescement de façon ferme, elle sut qu'il l'était, et en fut bouleversée. Il était redoutablement beau et bon danseur. Et c'était lui qui se sentait honoré...
Ce furent des répétitions étonnantes. Comment faisait-elle ? Il avait revu chez elle à Londres, une femme qui ne manquait de rien, portait un tailleur gris et des bijoux discrets. Or, en justaucorps, les cheveux tirés en arrière, un trait d’eye-liner noir lui agrandissant les yeux, elle n'était plus cette « dame » bien nantie mais une créature plus souple, plus rebelle et éminemment vivante. Ils devaient danser tout le ballet. Les répétitions se succédant, ils se voyaient différemment. Elle avait de petites mèches qui tombaient sur sa nuque et ce détail le touchait car elle ne pouvait le voir. Pendant les pauses, elle ne se défaisait pas de son élégance, chacun de ses gestes restant gracieux ; il aimait ses tenues de répétition, son maquillage léger, ses jambières et ses petits cache-cœur sans savoir qu'elle était captivée par sa jeune beauté et une magie sexuelle que le rôle rendait plus saillante. Quand il hochait la tête, ses cheveux blonds bougeaient. Il se dégageait de son corps en arrêt une virilité non encore abîmée, une vraie virilité de jeune homme et elle aimait cela. Il y avait longtemps qu'elle n'avait plus ce bonheur d'être séduite par un jeune faune qui ne sait pas à quel point il peut troubler...
Julian le questionna :
- C'est bien, n'est-ce pas ?
- Oui !
- Ton rêve se concrétise ?
- Oui, elle est si professionnelle !
- Oh, tu recommences ! Bon, raconte-moi L'Oiseau de feu, tu veux ?
- Ivan Tsarévitch réussit en fait à capturer l’Oiseau de feu dans l’arbre aux pommes d’or du jardin de Kachtcheï et, en échange de sa liberté, l’Oiseau de feu donne une de ses plumes enflammées à Ivan en lui disant qu’elle lui sera utile. La porte du château de Kachtcheï s’ouvre et treize Princesses sortent, dont la Princesse de la Beauté Sublime.
- Donc, elle est transformée quand elle danse avec toi !
- Oui, elle est merveilleuse. Oui, elle est changée.
- Continue l'histoire !
- Tu te fiches de moi ! Tu la connais par cœur.
- C'est exact mais je ne moque pas de toi. Je veux que ce soit toi qui raconte...Je t'en prie !
- Bref : elles jouent avec les pommes d’or et celle de la Princesse de la Beauté Sublime tombe dans un buisson derrière lequel s’est caché Ivan. En la récupérant, elle le voit et ils tombent amoureux. Les Princesses retournent dans le palais et Ivan, ne pouvant vivre sans la Princesse de la Beauté Sublime, tente d’entrer dans le château, ce qui déclenche le carillon magique. Il est capturé par les gardiens de Kachtcheï. Celui-ci arrive et le questionne mais Ivan lui crache au visage. Il est alors placé contre un mur de pierre et Kachtcheï débute l’incantation qui le changera en pierre. Soudainement, Ivan se souvient de la plume de l’Oiseau de feu. Il l’agite et l’oiseau apparaît, rompant le sortilège de Kachtcheï. Ivan et la Princesse sont mariés et couronnés Tsar et Tsarine.
- Tu vois, tu racontes parfaitement !
- Cette ironie...Évidemment, tu as déjà fait des décors pour ce ballet !
- Bien sûr ! Mais c'est une histoire que j'aime ! Dis-moi, Il vous fait souvent répéter tous les deux ? Si oui c'est bien. C'est ta chance, regarde-là !
- Je danse avec elle. Quelquefois, je la regarde...Enfin, je la regarde très souvent...
- C'est bien ! J'attends la suite...
Ce furent des temps merveilleux. Il n'avait jamais vu une danseuse s'ouvrir autant à lui et à la danse et se montrer si accomplie. Son visage qui n'était pas si beau se transformait quand le rôle la prenait et lui qui avait été si froid ou distrait, en avait conscience. Quand la première vint, il fut tendu. La troupe s'était entraînée plus que de mesure. Il y avait tant de gens connus dans la salle ! Tant de plumes prêtes à être acerbes, de langues prêtes à médire ! Ils dansèrent. Le lendemain, il lut que l'ensemble de la critique appréciait le ballet à des degrés divers mais qu'en revanche, le couple qu'il formait avec Jane Hopkins avait frappé les esprits.
« Il est remarquable, écrivait Edward Burnes pour le compte du Times, que Jane Hopkins, cette ballerine si connue des Anglais et qui se disait prêtre à se retirer de la scène se soit montrée ce soir si à son avantage. La voir danser avec Erik Anderson qui nous vient du Danemark est un spectacle extraordinaire qu'on ne lasserait pas de revoir. Rapide, sûre et toujours juste, Jane Hopkins est comme entourée de grâce. Techniquement exigeant, ce rôle lui va merveilleusement. Quelle danseuse subtile et nouvellement épanouie ! Dans le rôle du prince, son compagnon surprend. Sa prestation n'est au-delà des capacités d'aucun danseur de son niveau mais Erik Anderson est infiniment plus que cela ! Sa danse est magnifique et ce qui l'est plus encore, c'est la performance électrisante qu'ils ont livrée ! Personne n'était dupe dans le public : c'était un grand moment. »
Et pour le compte d'un magazine très snob consacré à la danse classique, un journaliste du nom de John Darlington écrivit tout ce qu'il y avait de plus louable...sur lui...