A Copenhague, dans les années soixante-dix, un petit
garçon blond veut danser et suscite l'inquiétude de
sa famille...
Il voulait danser. Il n'avait rien abandonné et cette fois, elle devait l'aider.
- De la danse classique ! Tu insistes encore !
- Je veux en faire. C'est sûr et certain maman.
- A cause des émissions que nous voyons de temps en temps à la télévision ?
- Peut-être bien.
- Tu ne sais pas vraiment pourquoi ?
- Si.
- Alors, tu peux me le dire !
- Non, pas maintenant.
Il avait huit ans. Il le dit aussi à son père qui ne se ferma pas tant que cela.
- C'est un choix très inattendu, mon fils !
Erik était un être déterminé. Quelquefois, malgré son âge, il n'était plus enfantin du tout. Claire était impressionnée mais perplexe. Des quatre enfants qu'elle avait, elle ne pouvait se plaindre. Tous prenaient l'école au sérieux mais les trois filles s'étaient contentées de bonnes séances de cinéma, de spectacles de théâtre pour enfants et de patins à glace. Mais de la danse classique ! Pour elle, il s'agissait d'une discipline à la fois drastique, impressionnante et magnifique. Beaucoup d'appelés, peu d'élus. Pour sa part, elle s'était estimée trop désobéissante pour aborder la danse sous cet aspect ou trop paresseuse. Le Lac des Cygnes et Giselle, c'était joli mais elle sentait le travail acharné derrière les images glacées ! Danser c'est penser que le rythme est partout. Danser, c'est être jeune et futile. A l'évidence, son jeune fils ne pensait pas comme elle. Que ferait-elle ? Elle était une maquilleuse qui avait approché un Jean-Pierre Cassel désinvolte et charmeur, un Bernard Blier grave et plein de retenue, une Claudia Cardinale souriante. Maintenant, au Danemark et elle fardait des visages plus nordiques...
Les semaines passant, ils ne répondaient pas à leur fils mais celui-ci qui semblait toujours dans son monde, finit par les interpeller :
- Vous décidez quoi ?
Il était d'une dureté surprenante.
Svend répondit :
-Personnellement, je ne suis pas tellement d'accord mais je ne m'opposerai pas à une première année de cours.
Erik se raidit. Plus malléable, il aurait cherché à remercier son père du bien mais il ne fit rien.
- Et toi, maman ?
- Je pense que tu vas prendre des leçons. Tu as énoncé ton désir à maintes reprises et je n'ai pas vraiment réagi mais il le faut, là, je crois.
- Ta mère va chercher une école de danse.
Svend avait l'air contrarié mais Erik s'en contenta.
Dans les temps qui accompagnèrent ses recherches, Claire trouva son fils aussi déterminé possible. Il l'encourageait à chercher et il la câlinait. Elle ne laissa rien au hasard. Elle lui expliqua qu'il devait être patient et il le fut. Elle trouva, après plusieurs tentatives, une Allemande nommée Hannah Herman. Celle-ci dirigeait un cours de danse classique très recherché à Copenhague car exigeant et bien mené. Claire prit rendez-vous et emmena Erik avec elle. Hannah était une femme imposante. Rousse, les cheveux tirés en un chignon strict, elle portait un tailleur gris et ne souriait pas. Erik la trouva impressionnante et sévère. Elle avait de petites lunettes au bout de son nez et lui dit :
- Tu veux être un grand danseur ?
- Un bon danseur.
- Attention ! Beaucoup de petits garçons veulent être danseurs étoiles ! Seulement, ce n'est pas réservé à tout le monde ! Tu le sais, non ?
-Je le sais, madame.
- Et que sais-tu de la danse classique, sinon ?
-Je sais qu'il y a cinq positions des bras. En première position, les paumes sont tournées vers soi, à la hauteur du nombril. Une jolie première position doit avoir des bras bien arrondis, loin devant le corps. Les bras en seconde ne sont pas sur le côté complètement, ils sont un peu plus en avant. Il faut faire attention à ne surtout pas laisser tomber les coudes. En troisième position, on a en fait un bras en première, et un bras en seconde ! En quatrième, un bras est en première position, l’autre est plus haut, en cinquième position en fait. En cinquième position, les bras sont comme en première mais plus haut. La bonne hauteur, c’est quand en regardant droit devant soi et sans lever les yeux, on voit encore tout juste ses mains.
- Qui t'a dit cela ?
- Une amie d'école.
- Elle fait de la danse classique ?
- Oui, mais pas avec vous, madame.
Erik était sérieux, presque grave. Claire craignait qu'Hannah se fâche mais même si elle gardait tout son sérieux, elle était calme. Elle dit :
-Tu sais d'autres choses ?
- Oui, madame.
- Lesquelles ?
-Je sais les positions des pieds. En première, les talons se touchent et les pointes de pied sont tournées vers l’extérieur. Pour se placer en seconde, on part de première, on fait un dégagé sur le côté et on pose le talon. En troisième, le talon du pied de devant de place au milieu du pied de derrière. Cette position n’est utilisée que par les débutants, en attendant de maîtriser la cinquième position. Pour se placer en quatrième, on part de première ou de cinquième, on fait un dégagé devant et on pose le talon. En cinquième, le talon du pied de devant se place devant les orteils du pied de derrière. Cette position remplace la troisième pour les élèves avancés.
- As-tu appris une leçon avant de venir ?
- Non, madame.
- Alors, c'est seulement ton amie ?
- Oui, et les livres que je regarde et le miroir dans la maison. Et des films. Un spectacle, une fois. Je veux savoir. Il y a des choses que je me suis dit.
- Savoir quoi ? Si tu seras un bon danseur ?
- Non, je veux savoir ce qu'est la danse classique.
-Tu ne peux le savoir qu'en venant en cours !
Il vint régulièrement. Hannah Herman avait beaucoup d'élèves. Ses cours étaient chargés. Depuis longtemps, elle voyait passer des garçons et des filles qui pour la plupart, abandonneraient vite la danse classique. Ils l'écoutaient, travaillaient dur mais ils avaient des familles aisées, toutes sortes de préoccupation. Elle avait l'habitude des affirmations :
-Vous verrez, madame, mon fils est doué.
-Ma fille, j'en suis sûre, a de réelles dispositions.
Et elle s'attendait bien sûr aux remarques qui leur feraient suite :
- Mais, vous ne semblez pas si encourageante ! Qu'appelez-vous un élève doué ?
Elle les connaissait bien, ces hommes et ces femmes qui pensaient que parce que leur fille était très souple et filiforme, elle serait une bonne danseuse classique ou qu'un beau garçonnet aux gestes gracieux passerait des années sur des scènes internationales. Ils n'avaient le plus souvent aucune idée de la discipline qu'elle enseignait, de ce qui ferait la différence entre le danseur qui peut envisager une carrière et celui qui garderait un bon souvenir de la danse classique et pourrait de temps à autre épater la galerie ! La vérité, c'est qu’elle voyait très vite qui avait certains dons et qui ne les avait pas. C'était malheureux à dire mais ces dons-là tombent du ciel. On les a en naissant ou pas! Elle le savait, certains signes ne trompent pas. Le "coup de pied" :c'est un pied cambré -un arrondi sur la cheville- qui permet sur pointes ou demi pointes, d’avoir le pied qui, une fois tendu est dans le prolongement du tibia. Les orteils reviennent en arrière lorsqu'ils sont sur pointes, un peu sous le pied. Elle tenait beaucoup à « l'en dehors » qui est une ouverture de l'articulation de la hanche. Quand des parents lui posaient des questions ennuyeuses et qu'elle se voyait dans l'obligation de leur dire la vérité, elle disait ceci :
- Ecoutez, je vais tenter de vous parler en termes ni médicaux ni techniques. La position de la danse classique, celle sur laquelle est basé chaque pas, est la cinquième position. Dans cette position, les deux pieds sont l'un devant l'autre et croisés. La face interne de l'un est collée à la face externe de l’autre ; et, il est important, de ne pas oublier que l'en dehors des pieds, vient de ce que les hanches sont ouvertes. La cuisse se tourne vers l'extérieur dans l'articulation. Cette position, tous ne la maîtriseront pas. Elle n’est jamais enseignée d’emblée…