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Je me croyais Dieu moi même, et je me voyais seulement emprisonné dans une bien triste incarnation. Il y avait pourtant des esprits qui me jetaient dans les étoiles et avec lesquels je conversais par des figures tracées sur les murailles, ou par des cailloux et des feuilles que je rassemblais à terre comme font d'ailleurs tous les insensés ; ce qu'il y avait de plus étonnant et ce qui a maintenu le plus longtemps mes illusions, c'est que les autres fous me semblaient parfaitement raisonnables, et qu'entre nous, nous nous expliquions parfaitement toutes nos actions ; tandis que c'étaient les médecins et nos amis qui nous semblaient aveugles et déraisonnants. Mon cher, que dire en effet à cela ? On voit des esprits qui vous parlent en plein jour, des fantômes bien formés, bien exacts, pendant la nuit, on croit se souvenir d'avoir vécu sous d'autres formes, on s'imagine grandir démesurément et porter la tête dans les étoiles, l'horizon de Saturne ou de Jupiter se développe devant vos yeux, des êtres bizarres se produisent à vous avec tous les caractères la réalité, mais ce qu'il y a d'effrayant, c'est que d'autres les voient comme vous ! Si c'est de l'imagination qui crée avec une telle réalité, si c'est une sorte d'accord magnétique qui place plusieurs esprits sous l'empire d'une même vision, cela est-il moins étrange que la supposition d'êtres immatériels agissant autour de nous. S'il faut que l'esprit se dérange absolument pour nous mettre en communication avec un autre monde, il est clair que jamais les fous ne pourront prouver aux sages qu'ils sont au moins des aveugles ! Du reste en reprenant la santé, j'ai perdu cette illumination passagère qui me faisait comprendre mes compagnons d'infortune ; la plupart même des idées qui m'assaillaient en tout ont disparu avec la fièvre et ont emporté le peu de poésie qui s'était réveillé dans ma tête.

Lettre de Gérard de Nerval à Victor Loubens