Erik revint au Danemark où il trouva une Chloé plus attentive et timide et une Marianne rieuse. Il subit bravement les remarques de sa mère et lut avec agacement les lettres de ses deux sœurs aînées. En voyant que son père restait mutique, il lui fut presque reconnaissant.
Il ouvrit la saison à Copenhague puis partit à Londres et à Paris où il devait se produire à l'Opéra et au Châtelet. Il y dansait pour des chorégraphes contemporains et se sentait honoré que Rudolph Noureev alors directeur artistique du Palais Garnier l'eut invité. Il maintenait intacte sa réputation de danseur classique mais parallèlement, le film qui sortait donnait de lui une image inverse, plus ambiguë. Il passa beaucoup de temps à parler du film et à le défendre. Le film plaisait aux intellectuels parisiens et Erik était très invité. Chloé, toujours gaie, découvrait l'immense capitale et riait avec lui. Ils allaient et venaient. Il la trouvait belle et jamais elle ne se plaignait. Il en avait été de même à Londres où elle était restée radieuse et il était étonné qu’elle fût si solide. Ravissante, elle le séduisait par son audace et sa gaieté. Que l'hôtel fut un peu ancien, sombre et eut des plafonds hauts la gênait peu mais qu'il eut de grandes fenêtres et une belle vue lui plaisait aussi. Elle s’amusait si elle voyait la Seine ou la Tamise et adorait le son des cloches. Elle aimait être dépaysée. Elle dessinait beaucoup sans trop savoir quels contrats elle aurait mais elle restait confiante et se promenait avec des méthodes de français et de danois. Il l'admirait et la respectait. Quelquefois, elle le surprenait à l'observer et se montrait radieuse. Il lui demandait de tresser ses cheveux, de porter de petits corsages stricts qui se boutonnaient devant, des jupes courtes ou sages et des boucles d'oreille. Il lui achetait de la lingerie fine et la contemplait. Elle sentait ses doigts sur l'attache de ses bas, agrafant ou dégrafant un soutien-gorge ou l'aidant à enfiler une culotte. Il semblait captivé par sa féminité, l'observait sous la douche, l'aider à se sécher les cheveux, toujours avide de sentir et de toucher sa peau, de refermer ses mains sur ses seins, de la prendre dans ses bras. Elle répondait avec ravissement chaque fois qu'il la sollicitait. Par ailleurs, elle s'était mise à lire beaucoup de livres sur la danse, allait voir des films, lui posait de plus de questions et allait à tous ses spectacles. Qu'elle se trouva à Copenhague, à Paris où à Londres, elle suivait toujours des cours de dessins. Elle croisait facilement des Anglophones et allait dans les galeries d'art. Ayant demandé à Erik s'il lui permettait de le dessiner encore, elle le représenta en danseur à l'entraînement puis vêtu de divers costumes de scènes. A Paris où ils s'attardèrent, elle exposa chez une Américaine et vendit très rapidement tous ses dessins, ce qui émut Erik qui fut fier d'elle. Il le resta quand elle le prit en photo et commença à mélanger les techniques, mettant en place de beaux collages qui le laissèrent perplexes. Ces images de lui dessinées et ces photographies prenaient un relief étrange au milieu des matériaux qu'elle utilisait : carton, papier dessin et des couleurs qu'elle contrastait. Et il voyait bien qu'elle dessinait des hommes-fleurs, des créatures mi- humaines mi- animales qui auraient pu figurer sur un vase grec et des ballerines. Elle semblait travailler pour elle, chercher des formes et il était touché.
- C'est moi, là, tu es sûre ?
-Tu ne te reconnais pas ? Moi, oui. Regarde, c'est toi ! Je peux bien mélanger ton image avec des végétaux et des animaux et ajouter des textes. Je te vois ainsi !
- Tu as raison, c'est moi !
Elle était, comme le soulignait Irina, plus terrienne qu'il n'y paraissait et cherchait ce qui retiendrait Erik sans se galvauder elle-même. Et la réponse était claire : elle créait non parce qu'elle voulait éblouir Erik mais parce qu'elle voulait délimiter son propre territoire. En outre, elle trouvait là le moyen d'éviter l'ennui et le décalage qui existait parfois quand il était en société. Il parlait couramment français, ce qui avait beaucoup plu aux journalistes à la sortie du film et continuait de lui ouvrir des portes. Quand ils dînaient avec des danseurs de l'Opéra de Paris, des chorégraphes qui souhaitaient le rencontrer ou des comédiens, il leur parlait d'abord français ce qui les séduisait. Il traduisait pour Chloé et celle-ci était ensuite sollicitée en anglais. Un léger décalage était là cependant. Il en allait de même au théâtre et au cinéma où parfois il allait seul pour ne pas l'incommoder. En six mois, il lui fit faire un beau parcours dans deux grandes capitales européennes et elle l'en aima davantage : il n'était jamais mesquin, ni autoritaire avec elle et il était respectueux.
Cependant le rêve prit fin. Julian finit par estimer que ses problèmes de succession étaient réglés. Il lui suffirait d'aller aux USA de temps en temps. Il s'organisa et annonça son arrivée à Paris. Chloé fut directe avec Erik.
- Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
- Il a des contrats. Il va travailler.
- Je ne veux pas de faux –fuyants. Vous vous êtes revus aux USA et je sais bien que…
- Oui, tu le sais alors ne pose pas certaines questions.
Il la déjoua et ils en restèrent là. Des échanges téléphoniques qu’il eut avec Julian, il ne lui dit rien pas plus qu’il ne lui parla des lettres qu’ils échangeaient. Elle ne savait donc rien de la position qu’il allait adopter et resta sur le qui-vive. Cependant, dès que Julian fut arrivé, elle eut très peur. Quand elle vit qu’il ne cherchait ni à la voir ni à l’intimider, elle se sentit soulagée. Elle ne le croisait que dans des situations imposées, premières, vernissages, repas mondains, mais c’était un moindre mal. Malgré cela, elle frémissait chaque fois qu’elle les voyait l’un près de l’autre. Ils restaient très pudiques en public, ne la narguaient pas et n’avaient que des conversations professionnelles. Tout se passait avec facilité à tel point qu’il était facile de bien vivre. Elle ne pouvait qu’être ravie tant il était radieux avec elle et toujours attentif. Il était de toute façon une telle ouverture dans sa vie qu'elle mesurait sa chance. Il dansait merveilleusement, jouait du piano et parlait sans cesse d'art. Leurs vies étaient un tourbillon. Ils faisaient beaucoup l’amour ensemble et elle en restait émue. C’était un rêve ou un doux sommeil. Toutefois, il lui arrivait de se réveiller. Il y avait longtemps qu’Erik était attiré par les hommes comme par les femmes, ce qui le mettait dans une dimension particulière. Ses élans étaient vrais, il ne mentait pas. Mais il tentait avec Julian et elle un pari d’autant plus difficile à tenir qu’il poussait chacun à vouloir l'emporter. La guerre viendrait et il semblait être le seul à ne pas le comprendre…
Il contacta Maurice Béjart à Lausanne, espérant qu’il lui donnerait Le Chant du compagnon errant et tissa des liens avec des chorégraphes français dont Roland Petit pour lequel il travailla. Il s’intéressait de plus en plus à la chorégraphie et faisait des recherches sur des projets que Nijinsky, la maladie ayant gagné du terrain, n’avait pu mener à bien. Elle l’écoutait sans toujours le suivre mais elle restait dans une disponibilité totale, se doutant que Julian aussi savait écouter. C’était le seul point commun qu’elle acceptait d’avoir avec lui, Elle regrettait qu’il ait décidé de venir et se doutait que lui-aussi était nostalgique. Il devait préférer les jours anciens, ceux où Erik s'inclinait devant un homme dur, exclusif qui cultivait l'élégance des vêtements et des pensées et en cela, elle ne différait pas de lui. Elle pensait sans cesse à leur première rencontre ainsi qu’à l’après-midi où elle avait fait des portraits de lui. Alors, il lui avait vraiment appartenu. Quelquefois, elle riait dans la nuit tandis qu’il dormait près d’elle, non parce qu’elle était gaie mais parce que la situation était absurde. Elle n’acceptait pas et ne sachant quelle était la position exacte de Julian, elle se trouvait dans une grande instabilité.
Erik, lui, faisait preuve patience et allait tantôt vers elle, tantôt vers lui. Comme il vivait quasiment avec elle, elle estimait avoir l’avantage jusqu’à ce qu’elle comprit qu’elle se trompait. Un jour qu’il déjeunait ensemble à la terrasse d’un joli restaurant, elle réalisa que cet Américain hautain s’en tirait bien mieux que prévu.
- Je déteste les scènes, les cris et je crois être agréable avec toi.
- Tu l’es, tu l’es vraiment !
- Oui mais, je ne comprends pas, je ne peux pas comprendre…Ce n’est pas très normal ce qui se passe, ni très clair…
- Peut-être que la logique sur laquelle tu as basé ton existence en Amérique a besoin de se heurter à l'apparent illogisme de ma propre vie. Je sais faire souffrir. Je sais aimer aussi. Tu le sais.
- Je le sais mais ça ne suffit pas !
- Tu penses que je suis fou ?
- Non ou pas encore.
- Il y a un équilibre qui s’est installé ! Tu ne le vois pas ?
- Non.
- Tu me surprends. Lui, il en a conscience.
- Il en a…Mais vous en parlez ?
- Mais enfin, Chloé, comment ne pas en parler !
- Il accepte mieux que moi, c’est cela que tu dis !
- Ne le prends pas ainsi !
Il la regarda d’une façon si désarmante qu’elle en resta étourdie.
- Tout doit se poursuivre, alors…
Il se pencha vers elle et lui caressa la joue. Il s’inquiétait sincèrement pour elle. Il était, elle en prit cette fois pleinement conscience, dans une dimension parallèle…