Erik Anderson a été formé - entre autres- par Irina Niéminen
une femme de fer dont il apprend, avec douleur, le décès. C'est le temps des souvenirs.
Il prit immédiatement un vol pour Copenhague et se rendit directement aux obsèques. Irina était enterrée suivant le rite catholique et il en fut surpris, n’ayant jamais parlé de religion avec elle ni trouvé dans son appartement le moindre signe d’appartenance au christianisme. Quant à lui, il avait élevé par un père luthérien et une mère catholique sans qu’aucun des deux ne fût très vindicatif sur le sujet. Ils avaient été baptisés et sensibilisés aux écrits bibliques pour lesquels leurs parents avaient du respect mais il ne se souvenait pas d’avoir été contraint à quoi que ce soit. Dans sa famille, croire relevait de la sphère personnelle. Kirsten était catholique pratiquante et Marianne lui avait dit prier souvent et lire les Evangiles tandis qu’Else était indifférente à toute religion. Lui-même croyait en un Dieu qui lui souriait et s’arrangeait de son ambivalence. Seule la danse le rendait croyant ou plutôt mystique et là tout se vivait intensément. Malgré cela, il fut ému dès qu’il entra dans l’église où avait lieu la célébration religieuse. Elle était pleine il en fut heureux. Il n'avait jamais vraiment su qui fréquentait son professeur car elle était peu bavarde sur sa vie. Dans l'assemblée, beaucoup de ceux qui étaient là étaient bien plus âgés que lui alors que d'autres avaient son âge ou étaient plus jeunes. C'était bien le signe qu'elle avait continué à avoir de l'influence dans le monde de la danse. Il y avait là quelques anciens élèves mais ils étaient peu nombreux. Après lui, elle avait formé une danseuse dont elle lui avait peu parlé. Il avait été au fond le dernier. Son regard courut dans les travées où il reconnut cinq figures appréciées du monde de la danse mais aussi quelques chorégraphes, des pianistes, des peintres, quelques hommes de lettres mais aussi des stylistes. Au fond, elle était restée mystérieuse jusqu'au bout. Comme il sortait sur le parvis après avoir écouté un bel éloge mesuré et de beaux chants, il vit qu'on le regardait. Il était Erik Anderson, l'un des plus brillants danseurs qu'elle ait formé et on savait de lui qu'il avait dansé sur de grandes scènes, qu'on l'y avait encensé et qu'il était maintenant chorégraphe en Angleterre. Il avait fait deux films dont un sur Nijinsky. Elle n’avait cessé d’en dire du bien. On l’observa encore quand il suivit le convoi mortuaire en tenant à la main une rose blanche en bouton. Il l'avait depuis le début de la cérémonie mais l'église était si pleine de fleurs qu'elle s'en était trouvée éclipsée. Il lui sembla qu'on la remarqua enfin. Il n'avait pas vu d'inhumation depuis longtemps et demeura saisi. Les rites avaient de la force. Il se demanda comment elle voyait les choses maintenant qu'elle avait rejoint ce ciel étrange et clair où elle marchait d'un air résolu, entourée de lointaines figures de la musique et de la danse avec lesquelles elle semblait en total partage. Ses cheveux avaient blanchi, son visage était ridé mais elle gardait sa silhouette droite et son beau maintien. Et elle allait. Elle était sereine, il le savait, semblable à celle qu'il avait connue plus jeune en un temps où on ne sait pas donner d'âge mais désincarnée et purifiée. La cérémonie prit fin et Erik posa la petite rose sur la tombe de son amie. Il essaya d'écouter le silence et comprit qu'elle l'avait toujours aimé, lui, Erik, sans qu'il sut si elle cherchait en lui, le fils, l'image d'un amant très jeune ou encore celle d'un artiste rêvé. Ça n'avait jamais été aussi important. Comme Il sortait du cimetière, Il fut abordé par plusieurs personnes. Il y avait là des membres du Ballet royal danois qui voulaient un rendez-vous et des anonymes qui ne souhaitaient que lui sourire : c'étaient ceux dont on ne parlait jamais et qui aimaient la Danse. Son cœur fut empli de joie ; alors, dans ce pays, on se souvenait de qui il était et c'était quoi qu'il en dise à cause d'elle, par elle. Il se revit adolescent courant dans les rues de Copenhague pour ne pas arriver en retard chez la terrible dame. C'était loin mais c'était beau.