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Désormais chorégraphe à Londres, Erik Anderson monte un "Gaspard Hauser"

original et frémissant. Lui arrive la nouvelle de la mort d'Irina, une des chorégraphes

qui l'a guidé...

La première fut fixée au 8 décembre 1996 et les jours qui la précédèrent, l'agitation d'Erik confina à l'angoisse. Il voulait vraiment que tout fut parfait. A vingt heures trente, la salle était comble, bourrée de personnalités qu'on se devait d'inviter et de journalistes. Les lumières s'éteignirent et  Ryuchi- Banes prit place sur une scène chargée de ténèbres. Quand les spectateurs le découvrirent, il se tenait droit et raide, les contours d'une ville auréolée des lumières de l'aube, derrière lui. Et il commença à danser à mimer. Les vingt premières minutes, Erik, qui était dans les coulisses, crut que son spectacle ne plaisait pas. Personne ne parlait dans la salle et il pouvait s'agir d'un silence hostile. Dix minutes après, un rire saugrenu s'éleva dans la salle alors que le danseur qui incarnait Daumer exécutait un bref solo. Quand, quelques minutes plus tard, des danseuses apparurent et se mirent à tourner autour de Gaspard transformé en jeune homme qu'il faut montrer et parurent le considérer comme un animal de cirque, d'autres rires et ricanements fusèrent et l'instant d'après, des spectateurs commencèrent à sortir. Il y eut encore d'autres  mais une réaction se dessina : des spectateurs, furieux, firent taire ceux qui étaient désobligeants, des propos sévères furent échangés. Les mauvais plaisants reculèrent. Le silence redevint attentif. Sur scène, le ballet continua de se dérouler, Erik, en coulisses, continuant de tout surveiller. Quand une danseuse manqua une figure, sans doute car elle était trop tendue, il n'y eut pas de réaction, le public pardonna. A la fin du ballet, quand Gaspard meurt en scène, beaucoup de spectateurs furent saisis. Il y eut des applaudissements nourris. Erik parut sur scène et reçut ainsi que ses principaux danseurs, des fleurs. Il y avait eu six rappels.

Wegwood trouva le spectacle funèbre mais splendide : Erik était vraiment un chorégraphe. Il le lui dit :

- C’est un tour de force que tu as réalisé là d’autant que ces trois danseurs que tu as trouvés je ne sais où n’en font qu’à leur tête, sans parler de ce flutiste diabolique et de ce récitant que tu as imposé ! J’ai eu des sueurs froides jusqu’au dernier moment ! Bon sang, Erik, mais qui engages-tu, là ? En tout cas, j’en reste bouche bée !

Julian lui, fut très troublé. Pendant toute la préparation du spectacle, Erik avait été proche de lui sans que jamais leur intimité antérieure ne soit évoquée. Il n’y avait plus de David Knight car il s’était fait engagé ailleurs mais jamais ils ne se rapprochèrent l’un de l’autre. Ce ballet était une cérémonie secrète.  Il y avait là une sorte adieu qu'Erik lui adressait.

- Ils apprécient.

- Ce n’est pas tout à fait vrai. On ne fera pas salle comble. Mais toi, tu n’aimes pas… 

- J’ai eu peur. C’est audacieux. Je ne savais pas où tu allais…

-J’ai travaillé chez toi, pourtant et tu as assisté à beaucoup de répétitions ! C’était long à construire mais tout s’est mis en place.

- Que de masques ! Daphnis, c’est toi, jeune et Dorian, c’est toi-aussi plus tard, si admiratif de lui-même et si double. Quant à Gaspard, j’imagine que c’est toi aussi…Où sommes-nous, Erik, où sommes-nous ? Qu’est-ce que cette mort ? C’est la mienne ou la tienne ? Et c’est un assassinat, qui plus est !

- Pourquoi répondre ? L’image de ce théâtre sera, je l’espère, changée par mes deux derniers ballets…

- Elle ne le sera plus profondément encore que si tu restes mais tu penses à partir.

- Il me faut du temps pour moi et je l’ai mérité, il me semble. J’ai travaillé pour ce théâtre quatre ans durant et je n’ai pris des congés que pour aller au Danemark ou recevoir les miens. J’irai en Californie voir Eva et m’occuper d’elle et je tournerai ce film.

- Il y a autre chose.

- Oui, bien sûr mais je préfère de le dire indirectement. Toutes ces années, toutes ces années….Tu te souviens de ces lignes dans le Journal de Nijinsky ?  « Tu veux me perdre, je veux te sauver. Je t'aime. Tu ne m'aimes pas. Je te veux du bien. Tu me veux du mal. Je connais tes astuces. Je fais semblant d'être nerveux. Je fais semblant d'être bête. Je ne suis pas un gamin. Je suis Dieu ; je suis Dieu en toi. Tu es une bête et je suis amour. »

- Comme de bien entendu,  Nijinsky !

- Pas n’importe quel passage !

- Je dois commenter ?

- Tu pourrais.

Le décorateur resta fermé. Il était comme cet homme qui, ayant trouvé une perle dans son champ, souhaite que personne ne la lui dérobe et referme sa main sur un  trésor si précieux qu'il n'en mesure plus la valeur. Les années passent et soudain, on veut lui prendre sa perle. Il se souvient alors à quel point elle est précieuse…

Erik resta encore quelques temps, sans jamais se plaindre. Il n’était ni très heureux ni très malheureux et Julian, il s’en rendait bien compte, faisait tout pour lui être agréable. Quelquefois, il se sentait aussi proche de lui qu’il l’avait été dans le désert des Mojaves et il le contemplait avec une tendresse profonde. A d’autres moments, il renouait physiquement avec lui et en éprouvait un plaisir violent. Pourtant, il ne perdait jamais de vue qu’il ne pouvait choisir une fois pour toute de rester avec cet homme qu’il respectait. Toutes les bonnes raisons qu’il avait de le faire lui semblaient vaines, toute sa logique affective perdait son sens à mesure que les jours filaient, sans qu’il pût se l’expliquer et sans qu’il réussît à se condamner. Etait-ce l’usure qu’engendre le passage du temps ? Etait-ce la perte de sa jeunesse qui l’avait vu si sûr de lui, si conquérant dans le domaine amoureux ? Il ne le savait pas. Le film arrivait. La promesse de Mills devenait concrète et il en était heureux. Puis il se prépara l’avion et ne pensa plus qu’à sa fille. Alors qu’il s’apprêtait à quitter Londres, il tenta de rassurer Julian :

- Je pars deux mois. Je suis encore sous contrat ici, tu sais bien…

Son amant devint vindicatif :

-  Oui mais aller en Californie te tentera ou bien tu visiteras le Canada avec elles. Et puis tu m’expliqueras que tu veux revenir comme artiste invité. C’est un des coups que tu me prépares….

Et comme le danseur demeurait indécis et mal à l’aise, il lui lança.

- Tu ne vas pas revenir du tout, Erik. N’ai-je pas raison ?

- C’est toi qui dis cela ! Je veux tourner ce film. Ensuite, je reviendrai.

- Tu sais…

Le visage de l’amant était soudain dur, son regard étrangement fixe.

- Sache que si tu ne le fais pas,  je te ferai du mal et à elles-aussi, j’en ferai.

Cette fois, Erik lui jeta un regard perplexe.

- Tu peux tenter de le faire mais pourquoi vouloir…

- Etre plein de colère ? Je préfère cela. Je ne veux pas qu’on dise que je suis pathétique, que j’ai perdu la partie…Je t’épargne la liste.

Le danseur préféra se taire.  Quelques jours le séparaient encore de son départ et il voulait les passer dans le calme. Il ne le put cependant car lui arriva du Danemark une nouvelle attristante. Irina Nieminen, la femme qui, selon lui, avait décidé de son destin….