1994 : Christopher Mills est à Londres pour ses retrouvailles avec Erik Anderson. Il le filmera pour un documentaire sur les jeunes chorégraphes...En attendant, le danseur traverse une pérode heurtée...
- Ce film est une commande. Quatre danseurs qui sont devenus chorégraphes, bousculent et fascinent les spectateurs. Beaucoup de gens verront ce que tu as fait sur Dorian Gray. Ne sous-estime pas le pouvoir d’une chaîne de télévision américaine. Qu’est-ce ça peut faire qu’ils boudent ici s’ils adorent ailleurs ?
- Tu veux me dire autre chose, n’est-ce pas ?
- Oui et je ne vais pas être adroit. Il n’y a pas que Londres, il n’y a pas que Christopher Wegwood et il n’y a pas que Julian Barney…Trois chorégraphies en à peine trois ans, c’est très bien d’autant que j’ai lu ce qu’on a écrit sur tes ballets et tout de même visionné les deux premiers mais ça ne justifie pas…
- Continue.
-Que tu te trouves dans certaines situations, que tu aies certaines attitudes…Je te l’ai déjà dit, tu n‘es pas comme nous. Il y a longtemps, en Californie, tout n'a pas été simple entre nous, loin s'en faut. J'ai été emporté par ce que tu dégageais : cette grâce, cette ferveur. Ça a été très violent, je ne me reconnaissais plus et je suis resté nostalgique de toi longtemps, moi, Nicolas Mills, l’homme qui ne dit rien de lui et semble ne rien éprouver. Tu sais, je suis content que ce soit un tournage court car cette fascination dont j’ai subi les conséquences pourrait bien se réinstaller mais ce n’est pas le sujet. Toi, ce qui t’importe, c'est la danse. Le réel et ses contradictions, tu fais avec mais ça t’est difficile dès qu’on touche à l’affectif. Tu les as rendus amoureux et ils ne s’en remettent pas. Elle n’a pas l’air très pugnace mais lui, il l’est. Tu devrais faire attention…
- Il est prévu que je lui donne encore un ou deux ballets…
- Ah, tu réponds à côté.
- Non. J’aime transformer les situations difficiles en état de grâce. Tu ne le sais pas ?
- Comme Nijinsky ! Il est toujours là, je vois.
Erik acquiesça. Mills, manifestement troublé, lui dit :
- On va terminer ce tournage et nous continuerons nos routes. J’ai un très beau projet en tête. Il mêlerait la danse classique et l’opéra. Je voudrais que tu sois des nôtres ! Je me bats pour le financement mais j’ai appris à former de bonnes alliances et je vais arriver. Je voudrais que tu me promettes de participer à ce projet. Il le faut, Erik, il le faut vraiment. Ce film ne sera pas le même sans toi.
- Je te le promets. Mais pourquoi cette insistance ?
Le metteur en scène parut soudain très troublé. Il se racla la gorge, ferma les yeux un instant puis reprit.
- A partir de maintenant, je vais redevenir très professionnel sous peine de renouer avec ces tempêtes intérieures dont j’ai mis si longtemps à me débarrasser et ça, tu vois, je n’y tiens pas du tout ! Tu t’y entends pour fasciner, toi ! Maintenant, je vais me répéter : ce théâtre est un merveilleux présent et quoi que tu puisses y vivre, actuellement, tu t’y épanouis. Ton ballet aura ici le succès qu’il aura mais compte sur moi. Compte-aussi sur ce documentaire et ton aura. Quant à ce film, il est une autre chance dans ta vie. Je vais t’envoyer le scénario et tu comprendras tout de suite. Tu sais, cette chance, tu risques d’en avoir besoin…
- Que veux-tu dire ?
- Que ta vie ici n’est pas si simple. Tu ne peux pas ne pas le savoir…
Mills partit et Erik pensa au film qu’il ferait avec lui. Cette simple idée le rendit heureux tandis que s’amoncelaient les difficultés. Les répétitions prirent fin et Erik en fut soulagé car tout avait été difficile. Le sujet, déjà noir en lui-même, l’était plus encore dans ce ballet. Les décors créés par Julian suggéraient un univers glacial, plein de miroirs, d’ombres et de lumières tandis que les musiques choisies renforçaient le caractère démoniaque de Dorian Gray, l’homme à la beauté qui résiste au temps. David Knight, qui avait le rôle-titre, avait l’ambiguïté de son personnage. Il avait la jeunesse, la beauté, une formation excellente et son travail patient pour séduire Julian était arrivé à son terme. Il faisait mine de respecter Erik comme chorégraphe et respectait ses indications mais il le narguait. L’attitude de celui-ci le renforçait dans ses certitudes : cet homme de trente-cinq ans ne s’opposait pas à lui reconnaissant sans doute sa défaite. Il avait le mérite de la lucidité car il le supplanterait. Omniprésent sur scène, il se débrouillerait pour que ses chorégraphies soient très discutées…