KYRA N

Un film sur Nijinsky vient d'être tourné en Californie. Une fête à lieu. Kyra Nijinsky y est présente...

Julian qui participait à cette fête ne s'immisça jamais entre eux et ils rentrèrent séparément. Au matin, alors qu'il était endormi, il s'éveilla et dut faire face aux questions de son amant :

- Ai-je pu troubler cette femme vieillissante tant par mon physique que par mon art ? Tu penses que je me trompe ?

- Non, tu n'es pas dans l'erreur et il n'y a rien de surprenant à cela et rien de choquant.

- Mais dis en plus !

- Il est six heures du matin. Je dors depuis trois heures. Du moins, là, j'essaie...

- Je t'en prie !

Comprenant l'urgence, le décorateur se redressa, sortit du lit et fit face à son ami, qui, pris dans ses pensées, s'était assis dans un fauteuil

- Elle a changé la donne pour le film et vous avez été magnifiquement filmés. Par ses interventions, elle a justifié vos attentes. Elle te trouve beau et nul ne peut l'en blâmer et elle a vu le Danseur.

- Je ne suis rien comparé à lui.

- Ce n'est pas le propos. Tu as eu le cran de faire le film, ce que beaucoup de danseurs n'auraient pas fait. Et tu es tendre et respectueux avec elle, ce qui est aussi improbable que magnifique pour une personne comme elle qui n'attend plus rien. Il y a un lien entre Nijinsky et toi. Il s'est renforcé. Quant à ta carrière de danseur, elle va évoluer et plus encore si le film a du succès et il en aura et elle voudra que tu gardes ce lien avec lui. Mais tu es déjà si aérien...

- Aérien ?

- Erik, tu préfères l'air à la terre, ça fait longtemps. Et tu aimes les eaux qui se partagent pour mieux se rejoindre...

- Qui a dit cela ?

- Toi ! Tu me l'as dit et tu me l'as fait comprendre. Irina le sait et Kyra Nijinsky aussi. Tu en as parlé et puis je te regarde, Erik, j'essaie de te comprendre. 

- Le lien avec lui ne se rompra pas.

Julian bailla et regagna le lit tandis qu' Erik ne dormait toujours pas ; il avait l'image de cette femme en lui, cette étonnante ressemblance, ces portes qu'elle avait ouvertes pour qu'il s'approchât davantage du Danseur. Et soudain, il comprit : il avait « touché » Nijinsky à deux reprises, vraiment. Quand elle lui avait reprendre l'entrée en scène du jeune joueur de tennis et que, les bras au-dessus de sa tête, il avait essayé d'imiter son port de tête. L'espace d'un instant, il avait eu une illumination. La grâce, c'était cela. La rencontre avec cette Beauté qu'il avait su faire jaillir, c'était cela aussi. Nijinsky avait été là, lui, l’espace d’un instant et elle, Kyra, l’en avait compris tout de suite. C'est pour cela qu'au long de cette soirée drôle mais bruyante et somme toute peu faite pour elle, elle l'avait accompagné sans cesser de lui parler et qu'à l'aube, elle lui avait donné une enveloppe qu'il n'avait pas encore ouverte. Et il sut aussi que lors de la scène où il s'était effondré, évoquant le Nijinsky dépressif de la période américaine, quand il devient évident que la tâche qui lui a été confiée est écrasante et que le monde lui échappe, il avait aussi à un moment fait la rencontre fulgurante du Danseur sans qu'il fût capable de le dire à quiconque. La grâce avant la pesanteur ; la pesanteur avant la grâce. Oui, Irina avait parlé de cela. Kyra aussi. Et lui maintenant savait : Nijinsky...

Finissant par s'allonger, il fut surpris que Julian ne fût pas endormi comme il le croyait. Il se laissa enlacer et ne pensa plus à rien, devenant ce danseur au corps ferme que son ami attendait depuis longtemps.

- Julian, tu es exténué normalement !

- Ne dis rien de plus...

Plus tard, dans l'après -midi, quand tous deux eurent dormi plus que de mesure, ils constatèrent qu'ils étaient plus proche de la nuit que de l'aube et se mirent à rire. Ils mangèrent un peu puis Erik alla avec son ami sur la terrasse de leur suite où il ouvrit l'enveloppe donnée par Kyra. Un dernier cadeau après la restitution de la photo en esclave oriental de celle du Spectre et du jeune homme de Jeux. C'était une photo de Nijinsky à l'âge de dix-neuf ans. Après Lvov et juste avant Diaghilev. Et bien sûr, ce n'était pas un duplicata mais un original. Cela se voyait. C'était une photo qui avait dû voyager, passer de main en main, être commentée mais un environnement strictement familial ou amical. Le jeune homme était déjà recherché comme danseur. Il souriait légèrement. Il attendait sa chance. A bien regarder son visage, on le trouvait harmonieux car sans fêlure. Ou du moins sans fêlure visible. Quelle merveilleuse image ! Julian fut ébloui.

- Oh Erik, n'est-ce pas magnifique ? Combien de collectionneurs, de chorégraphes, d'esthètes raffinés se tueraient pour une pareille photo ! J'en fais partie. Et toi, tu la reçois avec des larmes au bord des cils et un demi-sourire ! Quel jeune prince !

Mais Erik cita Dostoïevski :

 Est-il vrai, prince, que vous ayez dit une fois que la « beauté » sauverait le monde ? Messieurs, s'écria-t-il en prenant toute la société à témoin, le prince prétend que la beauté sauvera le monde! Ne rougissez pas, prince! vous me feriez pitié. Quelle beauté sauvera le monde ? Tu sais, cette photo-là, elle sauve le monde !

Et comme Julian, bouleversé, ne disait rien, il poursuivit :

- Il a écrit dans Crime et Châtiment : » Suis-je une créature tremblante ou ai-je le droit ? » Je pense à cette phrase tout le temps. A cause de Lui et depuis peu. Et je pense aussi à beaucoup d'autres lignes dans L’idiot. Nijinsky adorait ce texte, tu sais. « Il y a des instants, dit-il, ils durent cinq ou six secondes, quand vous sentez soudain la présence de l’harmonie éternelle, vous l’avez atteinte. Ce n’est pas terrestre ; je ne veux pas dire que ce soit une chose céleste, mais que l’homme sous son aspect terrestre est incapable de la supporter. Il doit se transformer physiquement ou mourir. C’est un sentiment clair, indiscutable, absolu... Et une joie si immense avec ça ! Si elle durait plus de cinq secondes, l’âme ne la supporterait pas et devrait disparaître. En ces cinq secondes je vis toute une vie et je donnerais pour elle toute ma vie, car elles le valent. »

Comme des larmes roulaient sous les joues d'Erik, son ami lui parla avec effusion :

- Ce film pour moi comme pour bien d'autres, sera un présent merveilleux. Et tu devras rester debout et continuer de nous lancer des signes aussi beaux que celui-ci. Sur des scènes internationales, devant une caméra encore ou seul, dérobé à nos regards, quand tu danseras seul et qu'à d'infimes moments, tu seras la grâce...

Erik regarda encore la photo du jeune Nijinsky. Longtemps. Puis, étrangement exalté, il voulut parler mais son ami qui était maintenant bien plus troublé que lui posa un doigt sur ses lèvres :

- Ne cite rien de plus. Je sais qui tu as rencontré. Ne me méjuge pas ! Tu m'as toujours bouleversé et tu me bouleverses encore.

Erik parut se reprendre. Il quitta la terrasse et s'étonna du jour qui allait finir. C'était encore une de ces merveilleuses journées californiennes où le soleil d'été n'avait pas désarmé.

- Que reste- t-il à tourner ?

- Le Sacre : une toute petite partie.

- Ensuite ?

- La pots-synchronisation. Et un peu de vacances.

- Je partirai bientôt, tu le sais.

- Je le sais.