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Kyra Nijinsky sur le tournage d'un fil sur la danse qui fait référence à son père. Parler de Jeux. 

-Comprenez-vous ?

Elle s'adressait au chorégraphe qui parut soufflé puis regarda Erik qui, lui, intériorisait tout. Ces étés chez Lvov, ce court de tennis. Il ne savait pas. Il lui adressa un sourire de reconnaissance.

En outre, elle voulait que le ballet s'écartât du travail de reconstitution qui avait été fait car, de toute évidence, elle s'en méfiait. Elle défendait Jeux plus qu'elle de défendrait les deux autres ballets de son père sur lesquels le film s'appuyait, Erik le sentit et implicitement, il lui donna raison. La critique de l'époque n'avait pas été tendre avec Nijinsky, non d'un point de vue éthique que d'un point de vue esthétique et plus grave, chorégraphique. Elle reprocha au jeune chorégraphe de s'appuyer sur le post impressionnisme et le groupe de Bloomsbury, ce qui le rendait trop « classique » par rapport à ce qu'il avait conçu pour le Sacre mais surtout plus conventionnel en matière de danse. Ses emprunts au sport et à la géométrie spatiale pure furent négligés et on parla d'un « classicisme » retrouvé. C'était, de la part de la critique, un mensonge mais, le public se montra déconcerté ; à cause d'un double rejet, le ballet tomba dans l'oubli. En outre le travail de Debussy empruntait à la fois au tango et à la musique de Wagner. Cela aussi avait été pointé. Kyra Nijinsky adorait ce ballet. Il lui importait d'en montrer la beauté puisque celle-ci était passée inaperçue et de c'était une chorégraphie de son père laissée pour compte. Elle prenait en compte le chiffre trois, l’ambiguïté sexuelle, la jeunesse et le passage de l'amour. Elle savait ce qui pouvait être tenté, donné et repris, ce qui est pérenne et ce qui est fugace. Elle aimait ce qui était de l'ordre de l'air et du cercle, de la lumière et de la vie. Les danseurs, le chorégraphe, le metteur en scène et tous ceux qui filmaient furent frappés de l'énergie de cette femme et de sa précision…

Ils se mirent au travail et Erik nota qu'elle contrôlait tout. Le filmage impliquait des arrêts et des reprises mais elle ne cherchait pas s'imposer. Chacun des danseurs lui jetait des regards mais elle l'observait surtout, lui et le regardait pour ce qu'il était : un danseur formé par Irina. Donc, pas n'importe lequel. Ce fut un tourbillon. Elle fut bonne joueuse. La caméra l'aima. Ils furent, eux qui dansaient, pris dans un souffle spirituel et il sembla à Erik qu’ils pouvaient désormais s'envoler...Quand ils en eurent fini avec la première partie de Jeux, la matinée était passée. Il fut incapable de ne pas la questionner.

- Est-ce bien ?

Il était tout entier vêtu de blanc et respirait la jeunesse. L'espace d'un instant, il sentit le trouble chez elle et en fut touché.

- Ce n'est pas la ressemblance physique entre mon père et vous, vous ne vous ressemblez pas. C'est...

Elle ne termina pas sa phrase et baissa les yeux. Il avait, la veille, lors du dîner, parlé avec elle de sa vie de danseuse, de sa famille, de son bref mariage et de son sens du temps qui passe. Et de son père, sans cesse. Elle avait été sincère, quelquefois si vivement qu'il se sentait dépositaire d'un grand secret. Cependant, elle lui restait mystérieuse. Lui en avait-elle dit tant que cela ? Il en avait douté mais ce n'était plus le cas. A lui dont longtemps elle avait ignoré l'existence, elle avait dit tout de même beaucoup...

Elle les rejoignit pour un déjeuner de tournage où son étrange présence marqua les esprits. Assise à côté d'Erik, elle demeura silencieuse jusqu'à ce que se penchant vers elle, il lui dit à l'oreille une phrase qui la fit sourire. Alors elle fut affable. Julian qui les avait rejoints regarda avec respect cette femme surprenante et son danseur, qui ayant momentanément quitté ses vêtements de danse, restait en blanc. Elle voyait quelque chose en lui, c'était évident. Cette façon qu'elle avait de le regarder à la dérobée et d'avoir l'air ensuite secrètement rassurée...

L'après-midi, ils reprirent le filmage. Elle s'intéressa plus aux danseuses qui, lors des pauses, s'approchaient d'elle et lui posaient des questions mais elle revint à Erik et au chorégraphe pour évoquer les dernières minutes du ballet, notamment, le moment où le garçon séduit les jeunes inconnues toutes deux ensembles et une balle de tennis qui traverse la scène induit la séparation des amants d'un moment. Elle était ferme et ils étaient tout à elle, refaisant une dernière cette scène comme elle le voulait. Elle parut satisfaite mais se dit fatiguée. On devait encore lui présenter le Spectre de la rose et L’Après-midi d'un faune, ballets dont on lui avait envoyé des vidéos de tournage mais qu'elle devait commenter et faire reprendre. A l'évidence, tout ne pouvait se faire en un jour.