VASLAV JEUX

En Californie, dans les années quatre-vingt, un jeune danseur tourne dans un film sur la danse qui a pour référence Vaslav Nijinsky. Comment alors ne pas parler à sa fille, Kyra

-Est à prendre comme il doit l'être. Voyez-vous, j'ai mis très longtemps à comprendre. J'étais toute jeune, je voyais mon père si malade ! J'en ai voulu à ceux qui l'avaient entouré : le terrible télégramme de Diaghilev le rayant des Ballets russes dont il avait été l'étoile, ma mère épousant un jeune homme dont elle s'était emparé alors même qu'il ne communiquait que par signes avant le mariage, ses terribles et souvent cruelles maladresses, l'indifférence de ceux qui avaient connu le danseur à la mode et s'étaient écartés en prenant un air gêné....Une terrible solitude est tombée sur nous ! Et puis, les années ont passé et mon regard a changé. Voyez-vous, Diaghilev a certainement abordé sans ambages un garçon de dix-neuf ans mais il n'était pas stupide : il avait du flair. Il lui a tout de même donné les Ballets russes. On a beaucoup parlé de la cruauté de Diaghilev à l'égard de mon père mais pas de l'attitude de mon père à son égard. Quand Diaghilev a reçu le télégramme du mariage, il s'est senti renié, trahi. Il a été malade quatre mois durant. A l'hôtel, le premier soir, il a tout détruit dans sa chambre. Ensuite, il a pleuré interminablement et de façon incontrôlable. Stravinsky a écrit qu'il ne fallait pas laisser l'imprésario seul, de peur qu'il ne se suicide. Mon père, si souvent décrit comme une victime, a tout de même écrit qu'effondré, Diaghilev se soulageait de sa souffrance à Capri avec de jeunes hommes à la sexualité libre. Je n'ai plus la citation exacte en tête. Ah oui, si : «  il a enterré sa peine grâce aux talents sexuels des garçons locaux. » Vous ne pourrez dire le contraire : c'était cruel ! Et les représentations que mon père avait de lui pouvaient venir de son état mental pas de ce que Diaghilev avait voulu faire. Mais bref. Ensuite et bien sûr, il y a eu d'autres jeunes gens. Léonid Massine dont j'ai déjà parlé et un jeune homme poète, russe et sensible : Boris Kochno. Il lui était arrivé avec une lettre de recommandation émanant de je ne sais plus qui. Kochno était jeune, il avait dix-sept ans. Il ne connaissait rien au monde la danse. Il est devenu le secrétaire de Serge Diaghilev. Encore une fois, celui-ci a initié  un jeune novice au monde de la culture et de la danse. Kochno a créé quelques arguments de ballet et surtout crée une sorte de protection autour de Diaghilev et puis, il est parti. Il y a encore eu un anglais : Patrick Kay. Celui-ci a été rebaptisé Anton Dolin. Il a, lors d'une audition, subjugué le maitre qui l'a vu comme celui qui désormais porterait la compagnie. Mais le bel Anglais est parti au bout d'un an. La suite, vous la connaissez : c'était Serge Lifar. Il avait la beauté brune et stylée de Massine combinée à l'apparence innocence de mon père. Vous savez, Lifar a fait un peu comme tous les autres ; je reste. Je ne reste pas, Je veux mon indépendance. Je vous obéis quand même. Pour finir, il a rencontré, l'année de sa mort Igor Markevitch, qui avait seize ans ! Diaghilev a guidé chacun d'eux et regardez combien sont partis ! Et combien ont profité de sa culture extraordinaire, de son sens évident des affaires de ses nombreuses relations, de sa dure prodigalité ! Il a donné à Massine La légende de Joseph. Au danseur anglais, il a offert le Train bleu et à Lifar la carrière que vous savez ! Markevitch, avec lequel j'ai été mariée, a fait une bonne carrière de chef d'orchestre. Pensez aux contes de fées et aux Ogres. Dévoraient-ils vraiment leurs proies ou en étaient-ils empêchés ? Pensez à la fin de Diaghilev. Il désobéissait à ses médecins, mangeait et buvait trop, ignorant son diabète. Qui est venu, à Venise quand la Mort s'est approchée : Kochno et Lifar ! Beaucoup étaient morts. Beaucoup l'avaient oublié ou gardaient leurs distances. Comprenez-vous ce que je dis sur le prix à payer ? Il ne départage pas. Pensez- à ce que je viens de vous dire...

- Il est donc simple de dire que certains détruisent et d'autres sont détruits ?

-Bien sûr que oui, Erik. Diaghivev a eu avec mon père une relation difficile, certainement écrasante mais il l'a aidé à créer et quelles créations ! Et puis, pour lui venir en aide quand il a basculé, il est intervenu pour lui à plusieurs reprises. Tout d'abord, pour des raisons que je n'expliquerais pas ici, il nous a aidés à sortir de Hongrie où nous étions en résidence surveillée. Cela lui a demandé beaucoup de diplomatie et coûté de l'argent mais le fait est que nous avons pu sortir. Ensuite, il a, en 1921, engagé ma tante, Bronislava et celle-ci l'a ébloui. Personne ne l'obligeait à engager la sœur de son ancien compagnon  mais c'était dans les deux cas, il me semble, une façon de montrer que cet amour avait existé. Ensuite, il a tenté, à plusieurs reprises de le remettre en « éveil ». Je ne citerai que la dernière tentative. En 1928, il a décidé d'amener mon père à Paris pour qu'il assiste à une soirée de ballet. Lifar a, parait-il, dansé merveilleusement. Diaghilev avait l'espoir que le spectacle rendrait le goût de vivre à ce danseur qu'il avait admiré d'autant que sur la scène du Châtelet, il s'est promené avec Karsavina et lui. Mais mon père a paru absent. Lorsque le public a  appris que Nijinsky était dans le théâtre, un flot d'émotions a parcouru la foule. Mais il n'y a pas eu de miracle. Le spectacle terminé, Diaghilev a aidé mon père à descendre les escaliers, mais le danseur a pris peur. La voiture attendait pour l'emporter, Diaghilev a mis ses mains sur les épaules de cet homme malade et l'a embrassé. Lorsque la voiture est partie, tous les espoirs et les désirs de Diaghilev s'en sont allé avec lui. Oh je ne veux pas dire qu'il voulait que mon père redevienne le danseur incomparable qu'il avait été ! Non, c'était un rêve qui s'en allait !

Erik fut perplexe mais ne dit rien. Les rêves d'autrui sont des objets difficiles qu'il faut manier avec précaution. Peut- être fallait-il laisser à Kyra certains d'entre eux.

-Vous l'avez vu tentant de redonner à votre père le goût de la vie ?

-Oui, en Suisse. J'avais neuf ans. Il est venu voir mon père dans notre villa et nous étions sur la terrasse. Mon père ne le reconnaissait pas et je voyais cet homme devant lequel tous ou presque tremblaient tenter différents stratagèmes pour que revienne à la réalité ce danseur qui avait enflammé les esprits, cette âme vivante de la danse ! Quand il a vu qu'il n'avait aucune prise, il s'est mis à lui parler avec les mots du cœur. Il ne retenait plus ses larmes et moi qui étais une petite fille, je contemplais le visage bouleversé du grand imprésario tandis que s'écoulaient ces phrases en russe. C'était infiniment émouvant. Je me souviens de tout mais ne vous dirai pas ce qu'il lui a dit.

Elle parla encore de la dualité. Son père avait pu être, avec elle, adorable et cruel. Elle se souvenait d'une grande humiliation quand à quatre ans, il l'avait terrorisée en lui demandant de confesser ses masturbations. Mais il l'avait immensément récompensée par des regards d'amour quand il était lucide et calme. Quant à sa mère, elle avait appris à en avoir une image moins dure. Tout le temps de sa maladie, elle avait été là. Et elle aussi, il avait su la regarder avec amour...Était-ce vrai ? Rêvait-elle ? Erik n'avait pas de réponse.

Ils restèrent silencieux après ce long dialogue et chacun entra en lui-même. Puis, ils arrivèrent. Il l'installa à l'hôtel et continua à être le « charmant beau jeune homme si déférent avec elle. Elle en était touchée, il le savait. Il lui dit qu'il viendrait la chercher pour dîner. Elle pouvait choisir l'endroit. Sa chambre était garnie de fleurs. En redescendant, il remercia Enrico, le jeune chauffeur de la production. Celui-ci semblait aussi désemparé que lui mais il lui adressa un sourire si sympathique qu'Erik se sentit mieux.

-Dites, vous n'oubliez pas ! Hein, je fais de la musique !

-Je n'oublie pas.

Il eut hâte de regagner son propre hôtel, si luxueux et hors du temps ; Julian l'attendait au bar de la piscine, comme à son habitude, élégant et distant. Il sourit en voyant Erik.

- Comment était-ce ?

-Tu as quelque chose sur Igor Markevitch ? Et tu as avec toi le Journal d'un fou ?

-Eh bien ! Quelle prise de contact ! Markevich, oui. Gogol, non. On va dans une librairie ?

-Non. J'aurais dû lire correctement le Journal d'un fou et non le survoler. Quel imbécile ! Et il me manque tant de choses ! Kochno, Anton Dolin, Serge Lifar. Il me faut beaucoup de choses ! Tu as ça ?

- Oui et non. Fausses pistes.

-Comment ça, fausses pistes ?

- Danse !

-Il me faut des textes. Julian. Pour ce film, tu prends tout le temps des notes ! Aide-moi.

-J'ajoute Picasso, Satie, Cocteau, Debussy, Ravel, les Russes, les grands danseurs de cette période, les chorégraphes, les décorateurs, les chefs d'orchestre ? Pour l'instant, tu vois autre chose ? Je te fais tout cela pour demain matin ?

- Non, je dîne avec elle à dix-huit heures.

- Parfait, il reste trois heures !

- Tu ne me prends pas au sérieux !

- Exact. Si on quittait cette terrasse ?

- Tu dois m'aider ! Julian !

- Viens.

Ils regagnèrent la chambre que Julian occupait et Erik s'apaisa un peu.

- Lifar ?

- «Bien vite je m'aperçus que Sergueï Pavlovitch s'intéressait moins à mon développement spirituel qu'à la coupe de mes vêtements ; Il admirait intensément la beauté physique et sa passion pour l'habillement n'était en fait qu'une expression de ce sentiment. En fin de compte, son besoin de beauté finit par s'avérer plus fort que son amour. » C'est assez bien vu, je trouve.

- Je n'en sais rien.

- Bien sûr que tu le sais !

- Sans doute dans le cas de Lifar, ce doit être vrai.

- Sans doute... Autre chose ?

- Markevitch ?

- Lis.

Julian lui tendit un recueil de notes. Erik lut : « Sa cruauté et son despotisme aurait pu le rendre odieux s'il n'avait pas possédé un charme dont il usait vertueusement. Par-dessus-tout, Diaghilev était amoureux de l'amour. Il ne faisait pas de distinction entre l'amant et l'aimé. Il voyait son rôle comme un homme dont la mission est de former un plus jeune être que lui pour lui permettre d'accéder à son plein épanouissement. Je me prêtais à ses désirs physiques tant  il exerçait sur moi une fascination. Je m'y pliais comme à un rituel. L'érotisme chez Lui était plus naïf que pervers. Il avait encore une sexualité adolescente. Nous nous adonnions parfois à des jeux comme le font les enfants au collège... »

- Markevitch a écrit ça ?

- Oui.

- Et ensuite ?

- Ensuite il est devenu un excellent chef d'orchestre et un compositeur. Diaghilev ne se trompait pas ; il a vu le talent. Il l'a vu chez tous ceux dont il a favorisé la carrière. C'était un Seigneur...

Erik qui s'était assis bondit :

- Je détruis cette chambre ! Je détruis cette chambre ! Il ne peut pas ! Il ne peut pas avoir fait ça ! Ne me dis pas ça !

- Quoi ? Markevitch ? Avoir épousé Kyra, mais si, bien sûr ; la fille de Nijinsky ! Sa fille ! Essaie de comprendre ! Et de toute façon, tu sais déjà ! Ils se sont connus longtemps. Contre quoi te débats-tu ?

- Alors, il a parlé ainsi. Et de lui, qu'a t'il dit ? De Nijinsky ?

- Génie. Il l'a compris très vite.

- Et d'elle ?

- Je n'ai rien lu. Mais je n'ai pas tout lu.

- Oh  non! Oh non !

- Te voilà si bouleversé !

- Mais qu'en a- t’il été d'elle ? Quel choix avait-elle ? Son père, le mentor-amant de son père, ce jeune homme que de toute façon elle avait connu par Diaghilev...

- Les dates ne concordent pas. Tu interprètes. Il ne lui a présenté.

- Elle a connu Markevitch quand Diaghilev était déjà mort. Et alors ? Le mal n'a pas besoin de concordances !

- Erik....

- Quoi ?

- Tu n'as choisi un film facile et tu ne pouvais qu'être exposé...

Erik était hors de lui-même mais sa colère et son acharnement à ne renoncer à aucune de ses convictions le rendait immensément chérissable.

- Si vertueux et dans le même temps si ambigu !

- Je ne suis pas comme ça. Ne ris pas !

- Mais je ne ris pas !

Il était toujours furieux, ses yeux bleus brillant dans son beau visage de faune.

-Je vais dans ma chambre. Je te serais reconnaissant de bien vouloir la prendre demain matin à son hôtel. Sinon, le chauffeur s'en chargera. Je ne peux le faire. J'ai besoin de temps avant de retourner la voir.

- Tout ira très bien ce soir et demain. Tu seras juste comme il le faut. Frémissant. Aérien. Jeux ?

- Oui, Jeux.

- Ils sont trois.

- Bon chiffre ?

Le danseur, défait, baissait les yeux. Julian lui caressa la joue.

- Erik ! Comment ne pas t'aimer ! Même elle a compris cela ! Si magnifique et vulnérable. Danse et nous n'aurons plus rien à dire ! La danse se passe de mots ! Tu le dis toi-même !

- Je te dis à demain.

- Pas moi. Dîne avec elle et viens. Je te consolerai.

- Non.

La nuit était aussi menteuse qu'Erik et il le savait.