dIAGG ET VASLAV

Kyra Nijinsky évoque pour le danseur Erik Anderson la personnalité géniale et fragile de Vaslav, l'emblème des Ballets Russes

Ce qui était sûr, c'est que toutes les compagnies européennes qui avaient voulu engager le grand Nijinsky l'auraient distribué dans des rôles standards ; mais il avait chorégraphié plusieurs ballets dont Le Sacre et il était un artiste expérimental. Les rôles qu'on pourrait lui confier devaient accroître ses dons et non les brider. D'où l'écrasement londonien après le somptueux carcan des Ballets russes. Il lui aurait fallu être sans grand amour propre pour satisfaire aux standards européens et vouloir absolument gagner de l'argent ; ou avoir suffisamment de poids pour prendre en main une troupe. Il n'avait fait ni l'un ni l'autre...Il avait des aptitudes prodigieuses pour le saut et il était resté là-haut. Pourquoi redescendre ? Peut-être ne voulait-il plus savoir qu'il avait été un enfant pauvre et méprisé ? Peut-être ne supportait-il plus d'être si à part. Le génie met à part. Erik le prenait pour ce qu'il était : un danseur extraordinaire, un créateur et certainement un homme seul. Il pensait à Kyra qui était né dans un contexte difficile, à l'amour inconditionnel de son père pour elle, à l'ambivalence de Romola de Pulsky, à sa famille à elle, aux psychiatres suisses qui posaient sur Nijinsky des diagnostics sans retour et à ces photos de lui pendant ces années d'exil car il y apparaissait si différent du danseur androgyne que la légende avait dessiné. Si lourd, étrange, fatigué. Même ses sourires étaient incompréhensibles, comme décalés. Il avait l'air de souffrir dans ses costumes comme s'ils étaient trop étroits pour lui  et il ne semblait, pendant ses années d'internement, ne jamais être photographié seul. Pourtant, seul, il l'était. Et les prénoms de ses filles ! Kyra. C'était un prénom qui provenait du grec. Kurios signifiait « Seigneur «  et « Maître ». Il l'avait féminisé. Il avait voulu pour elle, si tant est qu'il se préoccupa des prénoms, qu'elle soit énergique et franche, froide et agressive en même temps, autoritaire et dominante. Elle pourrait être très double. Il faudrait compenser son manque de manque de confiance en elle qu'elle compensait par des mouvements d'orgueil ; et il faudrait faire avec son côté « garçon manqué ». Elle ne serait sans doute pas facile à vivre...Tamara, sa seconde fille, avait un prénom hébreu. C'était un prénom très courant en Russie et plus particulièrement en Géorgie, où une Sainte Tamara avait été couronnée reine en 1184. Il pouvait être une forme slave de l'hébreu « tamar » qui signifie « date ». La date était l'une des sept espèces végétales par lesquelles Israël était béni de Dieu. Tamara apportait la bonté, la paix et la justice. Nijinsky avait-il su qu'il donnait à ses filles des prénoms qui les mettaient en opposition ? Peut-être. Kyra, la guerrière, méritait le sien car, en dépit d’une vie qui pouvait être mondaine et valorisante pour elle, elle avait choisi de l’imiter en tout, voulant sans doute lui obéir...L’autre avait eu une vie plus paisible. Ces deux prénoms et ces deux exigences différentes ! Le danseur en restait marqué et ému.

 Chapitre 11. Vérités et mensonges sur le Journal de Nijinsky.

ballets RUSSES 1

Les kilomètres se succédaient et il cessait parfois de se poser des questions pour observer les variations du paysage et discuter avec Enrico, le chauffeur latino-américain. C'était un homme jeune, assez beau qui adorait le tango et lui en parla avec passion. Il n'était pas toujours chauffeur. Il était aussi musicien. Il dit à Erik de venir l'entendre avant de quitter la Californie dans un club de San Francisco où il se produisait et le danseur prit ses coordonnées ; Pourquoi pas, après -tout. Avant d'arriver, la silhouette fine et le joli visage de Chloé lui revinrent en mémoire et de nouveau il les désira violemment. Enrico gara la voiture et Erik se dirigea vers la villa. Kyra ouvrit tout de suite. Elle l'attendait. Elle portait une robe d'été jaune pâle, assez ouverte et qu'elle trouvait manifestement jolie. Erik la jugea mal choisie mais ne la contraria pas, la salua et fut invité à entrer. Il y avait du café, des jus de fruits et des pâtisseries qui l'attendaient. Il était temps de faire un vrai déjeuner mais elle avait dû oublier l'heure ; il prit les choses à la légère et bavarda avec elle. Elle devait passer une à deux nuits hors de chez elle et l'interrogea sur ce qu'il était bon d'apporter. Ils discutèrent vêtements et produits de toilette. C'était si incongru qu'Erik se mit à rire et devant sa gaieté, elle rit aussi. Il l'aida à préparer ses affaires, voulut lui remettre la photo et le carnet, se vit retourner le carnet et, l'ayant décidé à se changer, l'aida à choisir une jupe longue beige et une jolie blouse couleur marron, il la guida, portant sa valise, vers la voiture. Contrairement à ce qu'il avait pensé, le retour fut facile. Enrico proposa de mettre de la musique classique « pour faciliter l'ambiance » ce qui les fit rire mais elle semblait perplexe. Erik fit signe que non. Il avait des questions et manifestement, elle voulait les entendre :

- Nous avons modifié les costumes du Faune et de Jeux en suivant les indications du carnet et vos notes. Est-ce bien ?

- Certainement, l'idée est bonne ; mais je dois voir les costumes et vous dirai.

- Le costume du Spectre est légèrement revu et je pense qu'il vous conviendra. Il nous faudrait des indications de votre part concernant la dernière partie du ballet. Notamment, le saut final.

- Je vous les donnerai.

-Je souhaite que vous puissiez revoir avec moi la scène où il est derrière elle : les positions des bras. Le profil et le sourire. C'est un film sur Lui. Madame, je vous prie.

-Je vous dirai.

-Parlez- moi de votre père malade. On a dit tant de choses !

- Écoutez, mon père, à la demande des médecins suisses, a rédigé un journal de janvier à mars 1919. Il y a consigné ses pensées. J'avais cinq ans. J'étais avec ma mère et lui. Vous savez, ce texte l'a authentifié comme authentiquement « fou » ! Il existe pourtant une « culture » de la maladie psychique mais voyez-vous, on ne citera pas Hölderlin, Schumann, Nietzsche, Van Gogh et Artaud. Eux-aussi souffraient de troubles violents mais on cite mon père à cause de son Journal ! Vous comprenez ?

-Oui, je comprends. Qu'est-ce qui vous choque le plus dans ce « classement » ?

- Le Journal tel qu'il vous est présenté en librairie à l'heure actuelle n'est pas le bon. Il a été expurgé. Ma mère était une personne « phénoménale » et cet adjectif n'est pas positif ! Elle a dû expurger le texte. A mon avis, il en manque un tiers. Tout ce qui touche à la sexualité de mon père a été modifié ou supprimé, pour ne citer que cet aspect et vous comprendrez que je puisse trouver cela extrêmement gênant. Mon père a réellement été attiré par Diaghilev, avec tout ce que cela implique mais elle a fait en sorte qu'il le présente comme un monstre. C'est cela, transformer un texte. En outre, Vaslav était certainement fragile mais il avait une culture personnelle importante. Il avait lu Pouchkine, Gogol, Tolstoï, Dostoïevski. Il pensait que ce qu'il lisait devait influer sur sa vie et sur son travail. La version actuelle de son journal ne lui rend pas justice sur ce point. Et cette même version ne dit pas que c'était un homme informé de l'actualité. Ses remarques sur la première guerre mondiale ne sont pas stupides : elles sont celles d'un homme de son époque. Il me déplaît de les voir tronquées car je sais qu'elles le sont. Tout d'ailleurs me blesse dans la version actuelle. Ce pauvre être sans défense tombé dans la folie !

- J'ai regardé beaucoup de photos de lui et lu tout ce que je pouvais. La guerre l'a effrayé non pour lui mais pour le monde. Il en parle très bien même dans cette version que vous haïssez. Dans son Journal, il veut de toute façon montrer qu'il n'est pas « fou ». N'est-ce pas ?

- Le texte, je ne peux dire le contraire, montre un homme qui est atteint de schizophrénie. Mais lui, vous savez, n'a pas vu ce texte comme une dernière chance qui lui était donnée de montrer qu'il n'était pas malade. Il l'a vu comme une possibilité de démontrer qu'il était passé à un autre plan, une autre dimension. Il avait joint son âme à Dieu. A ma mère, d'ailleurs, il dit : «  tu sais, c'est mon mariage avec Dieu ». Il disait que le peuple devait non pas « penser » mais « ressentir ». Quand on n'était plus dans le sentiment, la sensation mais seulement dans la pensée, on allait vers la guerre. Quand il disait cela, il se heurtait bien sûr à ma mère ! Elle essayait de le comprendre à travers son intellect et il demandait à être compris d'après ses ressentis ! Beaucoup ont ri que Nijinsky ait fait des classements parmi les hommes politiques ; il a dit que David Lloyd George, le premier ministre britannique ne se servait que son intellect alors que Woodrow Wilson qui était pacifiste était en relation avec ses ressentis. Mon père avait lu Tolstoï dont on a peine aujourd'hui à mesurer l'influence ! Il était sûr de ce qu'il écrivait. Vous savez, il n'avait pas l'intention de gagner de l'argent avec son journal : une fois publié, il l'aurait distribué à qui voulait le lire. Il voulait qu'on le connaisse comme un pacifiste ! Il n'aimait pas l'idée que son texte soit imprimé, il aurait voulu des fac-similés car, selon lui, on était bien plus près d'un écrit vivant que de sa reproduction. Il pensait vraiment qu'on le comprendrait. Cette humanité en deux catégories : ceux qui pensaient et ceux qui ressentaient. Souvent, il citait Lloyd Georges et Diaghilev. Il disait : « ce sont des aigles. Ils permettent aux petits oiseaux de continuer de vivre ! »

- Donc selon vous, sur ce conflit mondial, il avait des vues justes ?

-Il démontrait son pacifisme et son amour de l'humanité. On oublie aujourd'hui qu'il s'inscrivait dans un courant de pensées, que des intellectuels et des artistes pensaient comme lui. On ne voit que l'incohérence de certaines pages...

-Que pouvez-vous me dire de son goût pour le dessin ?

-On ne sait pas généralement qu'à Saint-Pétersbourg, mon père avait étudié le dessin. Léon Bakst le lui a enseigné. Et savez-vous qui étudiait en même temps que lui ? Marc Chagall ! Celui-ci a dit bien avant que mon père ne tombe malade qu'il dessinait comme un enfant. Vous savez : ces grands yeux bicolores, ces cercles...Ma mère bien évidemment trouvait les dessins de mon père horribles...Vous savez que certains collectionneurs les recherchent avec avidité maintenant ? C'est risible, n'est-ce pas ! Il était terrifié par la guerre, c'était pour lui le passage d'un monde joyeux, celui qu'il avait connu, à un autre si monstrueux et tourmenté...Il disait de ses dessins que c'était des visages de soldats, des visages déformés bien sûr et des araignées gigantesques. Il ne faisait pas une œuvre. Ce n'était pas un peintre. Il « voulait » dire.