CARNET ANCIEN

 

Erik Anderson, danseur, a rencontré la fille aînée de Nijinsky à l'occasion d'un film sur la danse dont il est le protagoniste. Celle-ci lui a donné un carnet personnel...

J'adore ce carnet : il est plein de textes mystiques, de petits poèmes et des textes recopiés : citations diverses et propos de son père. C'est un tout extravagant. Mais elle est là tout entière, Kyra et il faut considérer la lecture de ses écrits comme une offrande qu'elle fait d'elle-même et comme une clé qu'elle donne pour accéder au rêve de son père.

Son écriture est appliquée : grande et naïve. C’est un texte bien plus élaboré qu’il n'y paraît et beaucoup le critiqueront mais moi, je l'aime ;

Défendre. Insister. Admirer sans condition.

Julian fut convaincu et cette fois, lut. Il fut admiratif, non de l’écriture qui était capricieuse mais de l’élan de cette femme qui aimait la vie et servait la mémoire de son père. En même temps, il fut frappé du rôle des femmes d’âge mûr dans la vie d’Erik et le lui dit.

- Dis-moi, elles scandent ta vie…Cette madame Nieminen t’appelle beaucoup du Danemark, la fille de Nijinsky te donne des photos de son père, et ta mère est toujours bienveillante…

Erik sourit et il ajouta :

- Deux d’entre elles sont dans l'adoption…

Il savait, bien sûr, que tout était plus complexe. Irina avait poussé Erik à réussir et minoré le prix de ses cours pour que l’argent ne soit pas un obstacle. Ses desseins n’étaient pas tous purs et ceux de Kyra Nijinsky non plus

Le danseur, cependant, n’était pas d’humeur à une discussion sérieuse, il dit :

- Parlant de photos de Nijinsky, elle en a envoyé deux autres !

Il se mit à rire. Julian se sentit comme ces gens qui passent leur vie à suivre des artistes sans savoir ce qu'ils vivent. Ils analysent, s'interrogent, admirent et font admirer mais ne créent pas eux-mêmes. La première photo était du jeune spectre enrubanné. Elle n'était pas connue et moins belle que celle, où, radieux, il posait avec Karsavina mais lui ressemblait. Là, il était seul mais la posture était belle et le visage gardait la même intensité. La seconde était celle du joueur de tennis de Jeux. Celle-ci, par contre était un document exceptionnel : d'où venaient cette posture, cette expression ? Même le maquillage était différent.

- C'est assez extraordinaire.

- Oui, je suis très conscient que ce sont de magnifiques présents !

- Et tu n'en diras rien ?

- Non, je travaille.

Le tournage se poursuivit mais on repassa à des enjeux étaient forts. Erik intervenait dans des scènes violentes et muettes ou presque. A Julian, il confia le synopsis de ses rêves.


carnet VINTAGE

 Ce que je tourne 

par Erik Anderson



Scène 1.

Je figure Nijinsky qui ne comprend pas la réaction de Diaghilev suite à l'annonce de son mariage avec Romola. C'est une scène muette tout en violence. Mon visage doit exprimer des émotions intenses, allant de l'incrédulité à l'abattement et au désespoir. Le travail est intérieur. Pas de paroles et une gestuelle réduite. Les larmes doivent affleurer. Le texte en voix-off s'ajoutera ensuite. Dominantes rouge-orangé.

 

Scène 2.

Je figure Nijinsky qui est à Londres et pleure de l'humiliation reçue. Il est malade et épuisé. Scènes muettes comme précédemment. Il y aura surexposition de photos du danseur et de moi-même. Dominante bleu et gris.

 

Scène 3 :

Nijinsky est aux États-Unis. C'est la deuxième tournée. Il n'arrive pas à gérer la troupe et sent son échec. Je figure un jeune homme qui souffre trop de blessures restées ouvertes : l'éviction brutale des Ballets russes, la terrible rancœur de Diaghilev et l'approche d'une violente dépression ; L'appréhension de sa maladie mentale à venir peut-être. Et la conscience qu'il a d'être un génie tandis que personne ne se rend compte. Il est agité, se ronge les ongles au sang. Il commence à pleurer puis se met à hurler. Il se tape la tête contre les murs. Dominante verte.


Scène 4.

Il y a encore un contrat et il doit aller en Amérique du sud mais il en a assez. Souhaitant voler de ses propres ailes, Il part avec sa femme. Diaghilev le fait arrêter dans un train en Espagne et il est tenu de danser de nouveau pour lui. Il rejoint le Nouveau monde. Jamais plus, il ne dansera. Mon visage doit exprimer une souffrance qui devient pathologique. La maladie va s'installer. Le gris et le noir domine.

Dans tous les cas, faire affleurer Nijinsky. Son génie.

 

En fait de rêve, il fut frustré. Il devait encore tourner deux scènes violentes où le danseur russe sent que sa raison lui échappe. Dans la première, Nijinsky était en Suisse, dans un des chalets qu’il allait devoir habiter longuement. Il était de profil et pleurait. Ses larmes, qu’il ne pouvait contenir, roulaient sur ses joues pour venir s’écraser sur ses mains crispées. Dans la seconde scène, il dessinait de grands cercles sur une feuille, s’irritait de l’entrée d’une domestique dans le salon où il travaillait et entrait en fureur, ne se contrôlant plus et hurlant. Mills et tout ce qui étaient présents eurent le sentiment de ne rien contrôler et Julian lui-même fut pétrifié. La souffrance d’Erik était aussi terrifiante que sa violence. Il mit plusieurs jours à se remettre du tournage et personne ne sut que lui dire. Pour une fois, Mills et Julian partagèrent la même surprise et le même désarroi.

- Il est totalement habité par Nijinsky. Quelquefois, je me demande où est sa volonté propre. J’agis comme un voleur. Je vole ses émotions car elles sont uniques. Et elles sont passagères. Et je vole ce qui vient du plus profond de lui.

- Mais cette violence…

- Elle vient de lui. Il ne compose pas. Ce n’est pas de mon fait, cela, Julian.

Ce fut Erik qui dut les rassurer.

- Allez- vous vous calmer tous les deux ? Quand le film est fini, je retourne à New York. J’aurai l’impression de faire un travail de bureau ! C’est plutôt comique, non ?

Ainsi, tout pouvait se faire avec tant de facilité ! Décidément, même si les terrains de jeux étaient différents, le danseur s'y débattait avec grâce et savait se défendre. La boue quelquefois, puis le sourire d'ange. La caméra, les ordres ; toujours les regards et la sécheresse de la voix. Toujours la réponse qui élude toute autre question : celle de la beauté. Il suffisait d'une attitude physique d'Erik pour que tout soit désarmé. Quand Mills filmait, une expression ou une posture était si belle qu'elle arrêtait toute volonté. Dans les deux cas, Erik repoussait l'offense. Jeune homme pur, il l'était dans sa faiblesse et sa nudité tout autant que dans ses tenues de danse et les fards qui changeaient son visage. Filmé ou non. Humilié ou pas. Et c'était tout.

A partir de ce moment, de l'exposition de cette blessure qui le reliait vraiment à son personnage, Erik fut totalement respecté par ceux-là même qui le croyaient incapable d’être aussi fort. Aucune parole plus haute que l'autre et une grande admiration pour le danseur et l'acteur. On le laissa continuer de « dessiner la route de la non -espérance. » L’expression était de lui et désignait Vaslav, l’homme qui aimait les étoiles.