6.Avoir rencontré Kyra Nijinsky alors qu'il tourne un film sur la danse, a profondèment trouvblé le danseur Erik Anderson. En effet, Nijinsky est au coeur du film. Kyra lui a donné un carnet dans lequel elle parle de son père...
Julian se demanda combien de lectures son ami avait dû faire, combien de photos de Nijinsky et des danseurs des Ballets russes il avait dû contempler, avec combien de spécialistes il avait pu échanger et ce qui était né du fait qu'il dansait les chorégraphies du jeune russe. Et puis, il y avait ce carnet qui semblait ne pas le quitter et qui l'inspirait. Et cette étrange faculté qu’il avait de faire alterner bonheur et malheur. Et Nijinsky et lui étaient danseurs.
Il restait le tournage. Julian vint plusieurs jours de suite sur le plateau et guetta le miracle. Mills filmait. Il fallait dire encore et encore en vêtements d'aujourd'hui, en faune, en spectre, en esclave de Shéhérazade, en jeune homme du début de siècle. Il devait rire et sangloter. Et il le faisait.
Et les dernières prises qui furent faites le lendemain confirmèrent ses dires. Mills félicita Erik avec une émotion non feinte. Gauche mais admiratif, il était toute en effusion :
- Erik, là, c'est au-delà de tout. Bravo, vraiment !
Dans la vie plutôt grise de Mills, il était arrivé, lui, Erik, et avait tout perturbé. Mais Mills faisait naître un film magnifique et contemplait cet être si doué qui vivait pour son Art et se tournait de temps en temps vers les humains.
Julian, lui, fut clair et ferme :
- Il était là, avec toi, je le sais.
Et c'était vrai. La nuit, alors que dans la tourmente, ils ne s’étaient pas touché, s’étreignirent. Dans l’amour, Erik était passionné. Julian, dans la nuit, souriait. De tout ce qu'il avait fait avec Erik, il ne regrettait rien. C'était toujours de merveilleuses perspectives. Il s'en voulait bien sûr d'avoir été si dur gardé quand son ami homme se débattait avec ses textes, de l'avoir entendu geindre, de l'avoir vu se recroqueviller. Sa tâche était ingrate. Mais ça avait été miraculeux. Aucun spectateur ne pourrait échapper à l'admiration.
Chapitre 9. Calme et beauté.
Les aléas du tournage avaient été tels qu'il devenait urgent de quitter l'hôtel de la production où ils s'étaient beaucoup débattus pour un endroit plus serein. Julian trouva un hôtel était luxueux, petit, très cher et magnifique en tout point. C'était un décor de théâtre si parfait avec ces lustres, ces marbres et ces draperies qu'on se demandait si on ne pourrait se remettre d'une telle perfection. Il y loua une suite et les deux pièces qui la composaient étaient exquises. Le blanc et l'or dominaient. Le mobilier était gracieux et les miroirs remplaçaient ces portraits passe-partout qui encombraient bon nombre d'hôtels. Il y avait d'immenses bouquets de fleurs fraîches, des étagères où le décorateur avait placé des livres, un petit bar et une belle terrasse. C'était Los Angeles, la ville du cinéma et des studios mais vu d'un repère élégant et entouré d'un beau jardin tropical. Par humour ou par passion, Julian avait choisi un lieu où aurait pu être filmé une star du muet. Or, Il s'en souvint Nijinsky, avant de tomber malade, avait voyagé en Amérique et y avait travaillé. En Californie, il avait rencontré Charlie Chaplin. Peut-être au sortir d'un studio avaient-ils continué leurs conversations dans un de ces hôtels. Il essaya de l'imaginer et y réussissant, fut secrètement heureux. Ce fut dans cette ambiance tranquille, tandis que se déroulait le filmage de certaines scènes de Jeux, qu'Erik insista pour que son ami prenne intérêt au journal de Kyra Nijinsky, ce que jusque- là, il n'avait réussi à faire. Comme celui-ci trouvait mille prétextes pour ne pas le faire, il lui confia ses écrits.
Notes sur carnets Kyra Nijinsky.
Erik Anderson.
Le carnet traduit présente des textes d'elle et des textes recopiés ; les dessins sont antérieurs aux écrits et ont une grande valeur. Ce sont des essais de Bakst pour différents ballets encore qu'il existe d'autres dessins dont l'un est sans nul doute de son père. Il est commenté et l'écriture de Nijinsky semble certaine. On la retrouve dans plusieurs cas. Le texte lui, n'a pas de valeur marchande mais pour le film, il est un document important. Kyra procède par notations : son enfance cosmopolite, son père adoré jusqu'à l'obsession, la relation ambivalente qu'elle a eue avec sa mère, sa vie à Paris, à Londres, à Budapest, en Suisse. Sa carrière de danseuse. Et bien sûr, des remarques sur son mariage, son époux, son fils. Il y a aussi toutes sortes de remarques sur la danse, les arts graphiques, la musique. Noter qu'elle est souvent très inquiète sur elle-même. Elle semble soucieuse de raconter sa propre trajectoire de danseuse et on sent bien que ses années d'apprentissage n'ont pas fait d'elle une grande interprète; peut-être une bonne exécutante. Elle n'est pas stupide et a, très vite, rencontré ses limites.
Tenir compte de son extrême intelligence. Quand elle parle de la danse, jamais elle ne se trompe. Elle connaît les bases et la lenteur de l'accomplissement. Elle a rencontré la Grâce en son père et peut en parler. Elle cite des figures. Elle parle de l'aptitude au saut de Nijinsky, de son « ballon ». Elle écrit très bien à ces moments -là.
Tenir compte de ce qu'elle a dû accepter : ce père immense et malade, la légende qui l'a entouré, ce qu'on a pu espérer d'elle et ce qu'elle a pu donner.
Noter : cosmopolitisme. Elle le copie : il allait d'un pays à un autre et vivait dans des hôtels ou des pensions. Ils parlaient plusieurs langues, lui en ayant souvent une connaissance imparfaite alors que son épouse, bien-née, en maîtrisait plusieurs. Kyra passera d’une langue à une autre…
Parallèles :
Si j'en reviens à moi, je pense à mon adolescence et au Ballet royal danois. J'ai été très remarqué dès mon entrée et j'ai senti du dépit autour de moi. J'ai côtoyé au début des danseurs qui s'estimaient meilleurs que moi et ne me prenaient pas en considération mais j'ai vu ces mêmes danseurs pâlir. Car c'est moi qui manifestais des aptitudes techniques étourdissantes et étais adoré de plusieurs de mes professeurs qui me jugeaient aussi doué que lumineux. Je me souviens tellement de Hans Vögler et d’Ingmar Sorhn. Ils me guidaient sans me protéger et mes « concurrents » auraient tellement voulu...Je les ai vus ronger leur frein quand je trouvais en quelques heures un phrasé qu'ils cherchaient depuis des jours et ils m'ont jalousé quand on m'a attribué des rôles qu'ils convoitaient. Je me souviens d'un danseur blessé : on venait de lui retirer son rôle pour me le donner. Avoir un don met dans une position difficile. Il vous situe entre adoration et rejet. Il fait de vous un être dont on espère toujours qu'il décevra... J'ai reçu le regard des autres à Copenhague: tu es beau, gracieux, certainement bon danseur mais nous le sommes aussi ! Pourquoi toi ? Et à Londres, à New York aussi, je le sais, on m'en a voulu. On m'applaudit à tout rompre car je dansais avec Jane Hopkins et qu'elle se répandait en éloges sur mon compte ! Là, c'était Londres mais en Amérique, j'ai senti la même chose. Combien de danseurs ont dansé Roméo ? Beaucoup. Combien ont vu les spectateurs de New York City ballet se lever pour applaudir sans fin ? Quelques-uns. Je ne sais pourquoi j'ai été l'un d'eux Bien sûr, eux-aussi dansaient parfaitement ; ils étaient légers et vifs, souples, contrôlés, composés ; Ils ont dit que moi, j'exploitais une force différente, intangible. C’était au-delà de la pensée, un élan violent et spirituel. Honnêtement, en ai-je eu conscience ? Et nécessairement, les applaudissements fusaient et le ressentiment augmentait. Mais pourquoi moi ? Il n'y a pas de réponse.
Cette frustration, Kyra l'a éprouvée d'autant plus durement que son père était Nijinsky. J’admire son courage. Elle a dansé tout de même, malgré et pour ce père dont tous connaissaient le nom. Et si moi, Erik, peux me targuer d'avoir reçu un don pour la danse, il ne lui est pas échu cette chance...