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Chapitre 9. Face au danseur russe. Frénésie et épuisement.

Erik Anderson ne tourne pas seulement un film sur la danse, en Californie, dans les années quatre-vingt. Il est littéralement happé par Nijinsky, dont il s'approche. Son compagnon, Julian, tente d'endiguer son angoisse montante...

Il avait cru qu’il y parviendrait et ces textes, au début, ne lui avaient pas résisté. Ils le faisaient maintenant et ils le torturaient. Devait-il tomber malade physiquement ? Devait-il devenir dépressif ? Serait-il plus proche de Nijinsky ? Et fallait-il être plus proche de lui ? Est- cela que les spectateurs attendaient ? Peut-être qu’ils attendaient le petit polonais que sa mère avait inscrit à l'Ecole impériale où l’on se moquait de lui avant de le jalouser et de l’admirer ? Ils devaient vouloir qu'on ne leur montre pas Saint-Pétersbourg et qu'on ne leur explique pas clairement comment un jeune danseur issu d'une école prestigieuse travaille au théâtre Mariinsky pour en être délogé par un imprésario prestigieux qui en fait l'étoile des Ballets russes ? Ils ne voulaient pas voir la folie, du moins pas celle-là. Il restait donc à lutter, lutter encore. Il restait aussi à crier de désespoir puisque tout s’échappait…

Ni Mills, ni Wegwood, ni les petites danseuses ne venaient à bout de cette angoisse. Seul Julian qui se trouvait dans le même cas que les autres n’acceptait pas un tel état de fait. Une après-midi, il trouva Erik seul dans sa chambre d’hôtel. Assis par terre, il était recroquevillé sur lui-même et se balançait. Les traits de son visage, habituellement si nordiques, lui parurent ce jour plus slaves, comme si se faisait une étrange osmose entre ce qu'il était et celui dont il se rapprochait. Un long moment, Julian le laissa ainsi, partagé entre la confusion et l'admiration puis il reprit :

- Erik ?

Le danseur le regarda : l’angoisse l’avait envahi.

- Quoi « Erik » ? Ils t’ont envoyé en émissaire ?

- Non, écoute-moi.

-Je vous écoute tous et rien ne vient. Ces textes me font peur. C’est insoutenable.

-Tu n’es pas acteur. Je comprends que tu aies peur mais tu t'approches de Nijinsky. Il ne se dérobe pas, ne crois pas cela.

Erik eut un rire cruel :

- C’est ça, de la psychologie !

- Mills dit que tu n’es pas mauvais. C’est une question d’intensité. Il faut que tu aies moins peur.

- Il est tombé malade. On l’a fait tomber malade. Kyra me l’a dit.

- Il est entré dans une sorte de nuit.

- Va-t’en,

- Pourquoi !

- Va-t’en !

Le visage du danseur était semblable à un de ces masques antiques que Julian avait çà et là contemplé dans les musées italiens. Le teint était cireux, les grands yeux exaltés et les lèvres redessinées. Ne se maîtrisant plus, Erik scandait ce qu'il disait, montrant une vindicte inédite et fascinante.

- Sors Barney ! Sors !

- Calme-toi. Tu n’as pas à t'en prendre à moi !

- Ah ! J’aurais pourtant des motifs ! Tu es comme les autres. Vous tirez de moi tout ce que pouvez et toi, en plus, tu couches avec moi ! Sans parler de…

- Non, arrête.

- Arrête ? Comment ça, « arrête » ? Vous n'aimez pas qu'on ait un don ! Vous essayez de dire le contraire mais vous mentez ! Un don ? Ah non, trop mal à l'aise ! Tu crois que je n'ai pas compris ? Et je ne parle de New -York, ça a commencé bien avant. C'est toujours pareil ! Faussement admiratifs, tellement envieux ! Toi-aussi, toi-aussi ! Tu ne vois pas comment tu es, à monter la garde. Va-t’en !

-Ta vision des choses est faussée.

-Je veux être sur scène, je veux être sur scène ; Je veux ne pas être face à vous !

-Tu n'es pas sur scène : tu tournes un film et tu es face à nous !

Le regard du décorateur fut si impérieux que le jeune homme baissa les yeux. Il fallait avancer maintenant et il le fit. Il fallait contraindre Erik.

-Tu vas sortir de cette salle de bain.

-Non !

-Oh que si. Allez debout.

Il poussa Erik dans le salon de la suite et poursuivit :

-Ces textes qui te résistent, tu vas me les réciter.

Erik eut un ricanement violent.

-Non, mais redis-moi ça !

Il eut à nouveau un rire nerveux.

-Quoi ! Mais pourquoi ?

 

Aux-Nuits-de-Fourviere-dans-la-tete-du-legendaire-danseur-Nijinski

Il fallait ne pas désarmer. Erik continua d’argumenter et lui de ne pas lâcher prise. Puis,au bout du compte,Julian le gifla violemment, poussé à bout. Il s'en repentit aussitôt et allait faire profil bas devant Erik quand,écarlate, celui-ci le regarda stupéfait. Orgueilleusement raidi, il perdit lentement son agressivité puis  haletant, céda.

- Je récite : c'est ta demande ?

- Absolument. Tu ne veux pas  que  te je gifle encore ?

- Je ne sais pas...Je ne sais pas...Non...

Il semblait confus comme un petit enfant et posait sa main devant sa bouche. Il hésitait et cherchait mais sa dérive reculait et quand il se fut repris, il obéit.

- Je veux juste que tu me laisses me concentrer et aussi trouver mes marques dans la pièce. Et ensuite, laisse-moi marquer des pauses. Ne m’interrompt pas, je t'en prie.

-J'ai compris.

Erik se leva, lui tourna le dos et se concentra un moment. Puis il s'assit dans un fauteuil et prit une expression lasse :

« La plupart des gens qui me connaissaient pensaient que j’étais incapable de m'intégrer socialement... »

Et tout suivit. Julian vit alors se dérouler un ensemble composite et beau que certaines maladresses de diction rendaient troublant. Le visage d'Erik reflétait encore une tristesse violente mais le rythme des phrases semblait l'apaiser et de fait, il renversa bientôt la tête en arrière pour continuer de réciter. Ensuite, il se leva et marcha. Il prenait les marques que la mise en scène lui avait imposées. Il était désinvolte puis accablé puis enfantin puis très blessé. Il avait des expressions changeantes. Il jouait beaucoup de ses mains. Tantôt, il se rongeait les ongles, tantôt il avait des mouvements si gracieux qu'on pensait à la danse indienne. Julian vérifia d'abord qu'il se conformait au texte écrit mais à l'évidence, il le savait depuis longtemps, même les modifications. Il contempla alors un comédien et il plut aux étranges distorsions que le jeune homme provoquait parfois. Toute une humanité entrait là. Ce danseur encore anonyme qu'un don extraordinaire traversait et qui illuminait brièvement les scènes internationales et cet abandon...cette effronterie et cette naïveté ; ce génie...Il disait l'enfance, Saint-Pétersbourg, la pauvreté, le désir des femmes, la danse, la danse, l'amant non voulu qui remplaçait l'amant adoré mais offrait les Ballets russes, l’idolâtrie, le succès. Il disait le mariage, la dureté, la volonté de créer, le génie. Et à la fin, l'emprise de la maladie.

Quand il l'eut entendu une première fois, le décorateur cacha son trouble. Il se passait quelque chose, il le voyait. Son danseur et le Danseur. Erik ne cherchait plus vraiment mais, pour d'obscures raisons, avait peur. Julian ne dévia pas. Il ne dit pas à Erik qu'il était magnifique mais se contenta, comme on le fait à bel animal à peine domestiqué, de lui caresser le cou et la joue pour lui signifier que c'était bien. C'était un geste plein de prudence et de déférence qui apaisa le danseur. Les jours suivants, il fut très présent et fit répéter Erik de nouveau. Le quatrième soir, il laissa parler son admiration :

- Tu as trouvé. Là, c'est bien. Il l’a senti.

- Tu es sûr ?

- Absolument. C'est bien.

Le jeune homme ne parut pas convaincu. Julian insista :

-Vraiment, là, c'est exactement ce qu'ils veulent. Crois-moi. Tu es parfait.