Nijinsky. Propos prêtés et extraits du Journal.
21. 1917 : il a fallu retourner en Amérique du nord. Serge n'est pas venu. Il cherchait des engagements. C'était une période difficile. Je me suis lancé dans une tournée harassante de quatre mois. Cinquante-deux villes. Il y avait plus de cent danseurs et musiciens. Je ne nie pas que tout se soit mal passé. .Mais, c'était très difficile : je devais m'occuper de toute la partie administrative et je le faisais bien que n'ayant aucune formation. Je lisais Tolstoï depuis longtemps et je suis vraiment son adepte maintenant. En fait, il me plairait d'être un moine. Je prône la non-violence, la chasteté dans le couple et je suis végétarien ! Je pense que mes convictions sont belles. Je bénis mes danseurs. Je mets dans les rôles titres des interprètes peu connus et c'est vrai, j'oublie de dire quelquefois, que ce n'est pas moi qui danse ! De toute façon, je veux que Romola et moi quittions tout cela ! Je fais ce qui est le mieux. Je suis pacifiste. On me dit pourtant que beaucoup sont mécontents et que financièrement, cette tournée est un désastre. Serge dit qu'il est content : je danse encore pour les Ballets russes. Plusieurs mois. J'ai pourtant voulu m'en défaire. Il a de bons danseurs, il a Massine, non ? Mais lui considérait que le moindre échange écrit prenait valeur de contrat. Je ne voulais pas aller en Amérique du sud mais en Espagne, il m'a fait arrêter avec Romola et donc j'ai encore fait cette tournée-là. Je me souviens du 30 septembre 1917. C'était lors d'un gala de la Croix-Rouge où je me produisais, à Montevideo. C'est vrai, ce n'était pas bien, j'ai fait beaucoup attendre. Je ne pouvais pas faire autrement. Tout le monde était mécontent mais je ne me sentais pas prêt ! A minuit, je suis monté sur scène. J'ai dansé sur des nocturnes de Chopin ; je me sentais en forme et je dansais, je dansais ! C'était très bien, je pense ; Toutefois, j'ai entendu Arthur Rubinstein pleurer. Le ballet était fini. Je ne comprenais pas. Je lui ai demandé pourquoi il avait du chagrin : un si grand interprète et un homme si humble. Les larmes coulaient sur son visage. Je l'aimais car j'aime tous les hommes et je voulais le bénir ! Il a fini par me dire que ce que j'avais dansé était plus triste encore que la mort de Petrouchka. Non, ce n'était pas triste ! J'ai froncé les sourcils. J'avais vingt-huit ans.
22. Pendant l'été 1913, je devais partir avec la troupe pour une tournée en Amérique du sud. Diaghilev ne pouvait suivre pour je ne sais quelles raisons. C’était lié à l'astrologie, la superstition. Il pouvait être comme ça. Elle était déjà dans mon entourage. Danseuse. Très mauvaise. Sur le bateau, elle était gentille. On ne pouvait guère se parler car nous n'avions pas de langage en commun mais deux semaines plus tard, j'ai voulu l'épouser. On s'est mariés à Buenos Aires. Je la trouvais jolie. Elle me plaisait. J'étais amoureux.
23 Les leçons de danse que je lui donnais. Ça paraissait l'ennuyer... Elle ne m'aimait pas tant que cela ! Elle voulait un beau mari souriant qui aime les mondanités. Mais la danse !
24.Igor, peux-tu demander à Serge ce qui se passe. Il ne veut plus travailler avec moi ? Demande-lui si c'est vrai. Si ça l'est, j'ai tout perdu. Je ne comprends pas.
25. En réponse à votre télégramme à Monsieur Diaghilev, j'ai l'honneur de vous informer de ce qui suit : Monsieur Diaghilev considère qu'en manquant une représentation à Rio et en refusant de danser dans le ballet Carnaval, vous avez rompu votre contrat. Par conséquent, il n'aura plus recours à vos services ultérieurs. Serge Grigorieff, régisseur de la compagnie Diaghilev. Comment pouvait-il penser que je n'avais pas compris ? C'est lui qui avait écrit cela. Ainsi, il me renvoyait sans un mot, sans rien de personnel. Il m'a payé pour le dernier ballet que j'avais dansé pour lui. Ensuite, il m'a donné le nom de ses hommes de lois. Mais je ne voulais me laisser faire. Je n'avais pas dansé car j'étais malade et quant à l'argent, il m'en devait. C’est lui qui devrait payer...
26Je me suis dit que j'étais Nijinsky et que n'importe quelle compagnie internationale m'engagerait immédiatement. J'ai eu un contrat de deux mois pour Londres. Bien payé. Mais les ennuis se sont accumulés : j'ai engagé des danseurs que j'ai fait venir de Russie. Ma sœur et mon beau-frère m'ont aidé. Seulement, ce n'était pas un théâtre mais un music- hall : les ballets devaient être entrecoupés de numéros de variété ! Bronislava qui devait danser a dû renoncer car on ne lui donnait de permis de travail. Fokine a repris ses droits sur Le Spectre de la rose. Mes amies anglaises ont fait ce qu'elles pouvaient mais la scène était petite. Il fallait faire vivre les danseurs que j'avais fait venir et je ne trouvais pas de solution. Bask aurait fait des décors sans l'interdiction qu'il en avait reçue de Diaghilev. Je suis tombé malade. Des jours durant, j'avais la fièvre. Je ne dormais quasiment plus. Je criais, hurlais et je tapais ma tête contre les murs. On m'a donné mon congé au bout de quinze jours car je ne venais pas et j'ai perdu beaucoup d'argent. J'ai jeté mes bottes à la figure du directeur ! J'étais très inquiet et humilié. J'avais peur. Kyra était née en juin 1914. Il fallait de l'argent. J'ai fini par en avoir de Diaghilev car il a perdu son procès ; ça a été épuisant.
27.Tamara me souriait avant d'entrer en scène. Je l'adorais et elle me rendait mon adoration. Je la désirais. Elle était très bien faite. Elle ne voulait rien savoir mais quand on dansait Le Spectre de la rose, je sentais son corps. Fokine, je le connaissais de l'école impériale. En tant que chorégraphe, il séduisait. Mais il n'était pas Dieu, moi, je l'étais !
28 Eleonor. Maman, maman !
29. Ce que je n’avais pas vu ou pas voulu voir m'apparaissait. Au matin, les oreillers de Serge étaient tout tâchés à cause de la teinture bon marché qu'il utilisait pour ses cheveux. Il voulait paraître jeune. Il avait deux fausses dents. Je le remarquais car il les touchait toujours du bout de la langue. Quelquefois, quand il était fatigué il avait un visage de vieille dame. Une méchante vieille dame. En même temps, je l'aimais mais il était dur, étouffant.
30 Avant moi, il avait aimé un autre homme. Physiquement. Cet homme l'a quitté au bout de deux ans. Il s'est enfui avec un autre. Il m'a trouvé et Il a exigé cela de moi aussi. Cinq ans. Il n'a pas accepté. Il n'a pas accepté. Il considérait que j'étais son compagnon, que je l'étais encore. Sa colère si intense.
31. Romola était si naïve. Elle pensait qu'elle m'initiait, que je n'avais jamais connu de femmes. Je ne l'ai pas détrompée. Elle tenait beaucoup à cette idée. Mais à Paris, je cherchais des filles et négociais les prix. J'en ai trouvé une fois si expérimentée que je lui ai fait honte. Elle pouvait tout de même gagner sa vie autrement ! Ces choses qu'elle savait ! Elle est devenue roide et m'a regardé droit dans les yeux. Elle avait un petit enfant et juste cela pour vivre. Quand elle me l'a dit, je me suis senti navré pour elle. Une autre fois, c'était une femme qui avait ses règles. Je lui ai dit que vraiment c'était horrible. Elle a fait comme l'autre : elle est devenue toute raide. Besoin d'argent. A Saint-Pétersbourg, quand j'ai eu mon contrat avec Diaghilev, je suis allé dans la rue et j'ai donné de l'argent et de la nourriture aux filles ; il faut donner aux pauvres !
32. Ma femme voulait un jeune, un beau, un riche mari. Elle restait dans l'incompréhension. Elle ne comprenait pas ma beauté. Elle voulait que j'aie des traits réguliers mais la régularité des traits ne sont pas de Dieu. Dieu n'a pas de beaux traits réguliers ! Il se regarde en face.
33. Mon regard se porte vers une étoile qui ne m’a pas dit bonsoir. Elle me refusait ses scintillations. Pris de peur je veux m’enfuir, mais retenu par mes genoux qui s’enfoncent dans la neige, je me mets à crier : personne n’entend mes cris, personne ne vient à mon secours.
34 Je sens que Dieu me soutiendra moi qui ne suis qu'un homme parmi les hommes, coupable comme eux de bien des erreurs. Dieu veut aider l'humanité et sauvera celui qui perçoit sa présence.
35 Je suis Nijinsky, celui qui meurt s'il n'est pas aimé.
36 Matromonio. Patromonio. Matromonio. Patrimonio...
37 Avec mes amours pour un homme. Avec mes amours pour un homme. Homme, mon home est un home. Pomme, pomme n'est pas une pomme...
38 .Cueurro, cueurro, pas un corro. Monotobio tonio, tonio...
39 Romola, Romola, Romola...