Chapitre 8. Plan de travail Erik Anderson. Adaptation textes Nijinsky. Sources multiples dont bibliothèques américaines.
1. La plupart des gens qui me connaissaient pensaient sans me le dire que j'étais incapable de m'intégrer socialement. Lydia Sokolova avec qui je dansais disait que j'avais du mal à suivre une conversation. J'avais l'air inquiet, je tournais la tête furtivement quand on me parlait, comme si j'étais prêt à me défendre et à frapper mon interlocuteur à l'estomac. Elle racontait que dans les soirées, j'allais m'asseoir seul, me tordait les mains et quelquefois, comptais sur mes doigts. J'étais ainsi dans la vie et avec les danseurs, c'était pareil...
2. Sokolova a dit qu'on ne pouvait comprendre mes idées. Je répétais le Faune avec elle et je m'employais à lui expliquer qu'elle devait danser à travers plutôt que pour la musique. Je le faisais moi-même et c'était clair ! Mais elle secouait la tête. Elle essayait de me dire que mes propos n'avaient pas de sens mais comme je me fâchai, elle fondit en larmes et quitta la scène. Plus tard elle m'expliqua que les autres danseurs ne comprenaient rien à mes demandes. Ils avaient été formés dans un style académique et ne voyaient pas pourquoi ils devaient oublier tout ce qu'ils savaient pour ressembler à des personnages de frises antiques et encore moins à des aborigènes peinturlurés ! Qu'étais-je en train de faire de la tradition classique sur laquelle leurs vies étaient basées ? Qu'est-ce que je faisais des belles formes, nobles en trois dimensions du ballet académique, des cinq positions des bras et des jambes, des pieds tournés au dehors ? Rien. Et je devais répondre...
3. Ottoline Morrell a écrit ses Mémoires. Elle avait été mon hôtesse à Bloomsbury et elle se souvenait de moi comme d'un homme au visage tartare, aux pommettes saillantes et aux yeux bridés. Elle paraissait admirative et s'est toujours montrée sympathique. Elle souhaitait, à ses dires, vraiment m'aider. Enfin, elle l'a prétendu. Elle a su qu'on me surnommait honteusement « le Japonais », que mon physique frappait car il était étrange et elle tombait d'accord. Elle ajoutait que ma personnalité lui avait également laissé de vifs souvenirs. J'étais naïf, timide, quasiment inhibé, vide ou presque. En somme, elle n’était pas gênée de dire que j'étais un jeune homme très débauché. J'adorais, disait-on, autant les hommes que les femmes. Enfin, il y a des choses qui se savent ! Je recevais des cadeaux extravagants. Un prince indien m'avait même donné une ceinture d'émeraudes et de diamants ! Une de ces femmes riches me dit un soir tout à trac que lors des représentations, les gens se faufilaient dans ma loge pour renifler et me voler mes sous-vêtements. Elle me regardait d'un air entendu. Une autre me dit que sur scène, je n'étais pas timide. La danse classique ne l'intéressait pas mais j'étais à la mode. Elle l'admettait, elle était venue me voir danser. Certainement, elle comprenait mieux le prince indien depuis et les autres. Ils parlaient, ils parlaient...
4 J'avais été présenté au prince Pavel Lvov en 1907. Il était riche et drôle. Il était très charmeur et très généreux. En outre, il était athlétique et beau. Il allait avoir quarante ans et s'il s'occupait de politique, il me sembla singulièrement oisif. Lvov, le peu de temps qu'il se préoccupa de moi, m'installa dans un joli appartement, me fit don d'une magnifique garde-robe et m'offrit une bague en argent. Parallèlement, il aida financièrement ma mère et elle lui en fut reconnaissante. J'adorais Lvov. J'étais amoureux. Ce soir-là, Je dansais ce soir-là au théâtre Mariinsky et j'avais la réputation d'être un enfant de génie dont la bonté et la douceur étaient connus des danseurs. Pavel était là. Il avait une loge qui, comme à l'habitude, ne désemplissait pas et je savais qu'il parlait et charmait. Après le spectacle, il y eu un dîner au Cubat, un endroit de Saint-Pétersbourg qu'il aimait. Le souper était organisé en mon honneur. Diaghilev était là. Il l'avait invité. Il était très connu dans les milieux intellectuels et artistiques de la ville. Je me souviens de la façon dont il m'a regardé et de sa voix mondaine. Je suis, a-t ‘il dit, sincèrement ravi de vous rencontrer et je vous adresse mes félicitations. Il a eu une façon de me tendre la main...La soirée a été mouvementée. Tout le monde parlait. On buvait. C'était avant la Révolution. Avec Lvov, on ne pouvait s'ennuyer. Diaghilev posait sur moi ses yeux bruns. J'étais attentif.
5 On racontait tant de choses sur le comte Tiskievitch. Il possédait beaucoup de terres et disposait d'un château magnifique. Les serrures des portes y étaient faites de pierreries. Il prenait un bain dans une baignoire en or ! Lvov prenait ses distances. Ce comte m’acheta donc un piano –mais ce n’était pas le comte, c’était le prince que j’aimais. Ivor connaissait la réputation fastueuse de Diaghilev mais ce fut Lvov qui argumenta. Il invita Diaghilev dans son palais. Il m'y faisait venir régulièrement et dans une des salles, je m'entraînais. Serge avait ce projet des Ballets russes. Je dansais. Il me regardait. Je restais attaché à Lvov mais lui estimait que je servirais bien plus mes intérêts avec Diaghilev. Mes dons comme danseur, étaient reconnus. Il avait raison. Je lui souris et Il m’invita à venir le voir à l’Hôtel Europe où il était descendu. Il me déplaisait à cause de sa voix prétentieuse mais il était l’instrument de mon destin. J’avais rencontré la chance. Et celle de ma mère, car sa posture n'était plus si grave...
6. Debussy n'aimait pas mon Faune, les critiques détestaient Le Sacre et Jeux. Le public était partagé. Beaucoup criaient. Je devais compter les mesures pour les danseurs du Sacre. Ils devaient marteler leurs pieds dans le plancher et souvent tourner sur eux-mêmes. Le bruit dans la salle était si violent que mes danseurs se perdaient malgré la vaillance de l'orchestre. En coulisses, je comptais. Quelquefois, une danseuse, découragée me regardait. Je comptais. Elle reprenait. Ils reprenaient tous. Je comptais. En hurlant. Même pour la grande danse sacrale. Ils criaient aussi dans la salle et ne désarmaient pas. Pour le Faune, ils avaient détesté que les danseurs soient de profil, qu'il y ait ces grands mouvements de bras. Et l'indécence ! Il fallait crier plus fort qu'eux !
A Paris, ils se levaient pour applaudir et je les regardais quand je saluais ; ils criaient que j'étais Dieu. Le Dieu de la Danse ! Ils disaient : Ah mais quel Dieu ! Pas « un » dieu...Ils me trouvaient « exotique », « impressionnant ». J'étais « un vrai miracle ». Il était encore de tradition dans certains pays en Europe de faire danser les rôles masculins par des femmes travesties. J'étais donc complètement inattendu et si doué ! Quand j'étais sur scène en dehors de la scène, ils m'adoraient et en dehors de la scène, ils me regardaient, me regardaient...ça ne cessait pas. Deux ans avant, on ne me connaissait pas en dehors de la Russie et là, ils criaient mon nom ! Quel Dieu ! Tu es Dieu ! Après, longtemps après, j'ai dit : Je suis Nijinsky. Je suis Dieu. Mais plus personne n'était là.
8. Debussy a déclaré que Diaghilev avait usé de tout son charme pour obtenir de lui la musique de Jeux mais sur moi, il n'a eu que des paroles moqueuses : Je ne suis pas homme de science ; je suis donc mal préparé à parler de danse, puisque aujourd'hui on ne saurait rien dire de cette chose légère et frivole sans prendre des airs de docteur. Avant d’écrire un ballet, je ne savais pas ce que c’était qu’un chorégraphe. Maintenant, je le sais : c’est un monsieur très fort en arithmétique ; je ne suis pas encore très érudit, mais j’ai retenu pourtant quelques leçons… celle-ci par exemple : un, deux, trois, quatre, cinq ; un, deux, trois, quatre, cinq, six ; un, deux, trois ; un, deux, trois (un peu plus vite), et puis on fait le total. Ça n’a l’air de rien, mais c’est parfaitement émotionnant, surtout quand ce problème est posé par l’incomparable Nijinsky. Pourquoi me suis-je lancé, étant un homme tranquille, dans une aventure aussi lourde de conséquences ? Il écrivait cela. Voilà. Et de Diaghilev, il parlait comme d'un homme habile, capable de faire danser les pierres et si merveilleusement créatif !
9. A sept ans, j'étais avec mes parents à Vilnius. Ils voulaient que je fasse mes débuts de danseurs et je les ai faits. C'était dans un cirque. Je jouais un petit ramoneur qui observait une cheminée en flamme, entrait dans une maison et sauvait un petit cochon, un lapin et un singe avant de mettre le feu à mon tour. Eléonora ma mère adorée applaudissait beaucoup et Thomas, mon père, était content. Ils avaient une vie de danseurs itinérants mais elle leur plaisait. Je ne sais pas quand elle a su qu'il avait une maîtresse. Elle a dû se disputer avec lui et il est resté avec nous, comme s'il avait choisi de le faire ; mais après, il nous a laissés. Sa maîtresse était enceinte.
10. A Saint-Pétersbourg, j'étais petit, j'avais neuf ans la première année. Je pleurais souvent. Ils avaient tellement voulu que j'intègre cette école, mon père, ma mère. Enfin, il restait ma mère. Après, il y avait Bronislava ; ça faisait deux danseurs. Mon frère était malade. Je me souciais de ma mère qui mangeait si peu, certains jours rien. Au début, j'avais de grosses larmes mais ils se déchaînaient tellement. C'était une raison de ne plus le faire ! Je ne pleurais plus devant eux mais en cachette ; mais ils ne m'aimaient pas quand même.
11. Nicolas Legat. Il me parlait fermement mais gentiment. A l'école, ils m'avaient battu, mis à part, mais je les battais tous maintenant : dons exceptionnels ! Il les avait devinés, développés et confirmés. Tous ces gens-là devenus polis, déférents...Monsieur Legat...
12. J'ai lu qu'à dix-huit ans, lors de sa première saison dans le Ballet impérial, je me serais arrêté de danser une nuit au milieu de l'acte I du Lac des cygnes et me serais ostensiblement caressé devant la fosse d'orchestre tandis que les musiciens jouaient encore. Pourquoi ? Pourquoi a-t' on écrit cela ? Je me serais littéralement masturbé en public ? Et on a dit pareil pour le Faune ! Non.
13. Serge était imperméable à certaines critiques. Il n'était nullement dérangé de dire qu'il vivait avec moi. Souvent, ça ne me troublait pas non plus. Mon nom était entouré d'un parfum de scandale et de toute façon, les rôles qu'au début, Fokine avait créé pour moi étaient ambivalents, très franchement sexuels. Quand j'étais l'esclave doré dans Shéhérazade, j'apparaissais le corps peint et couvert de perles. On disait, dans certains journaux, que j'étais une image de perversité : exotique, androgyne, violente, soumise. Le scandale allait très bien à Serge, à croire qu'il était né avec ! J'avais horreur qu'on dise que la première fois que je l'avais rencontré, il m'avait mis dans son lit ! C'était moi qui lui avais fait l'amour! En fait, je m'étais jeté sur lui. On parlait trop depuis quelques heures. Et il était ma chance, non ?
14. Serge m'avait totalement fasciné, au début. Sa culture étourdissante, son énergie, le nombre incalculable de ses relations. C'était un grand seigneur. Il avait des idées sur moi : il voulait que je prenne la tête des Ballets Russes. Les ballets dans lesquels j'étais apparu avaient eu tant de succès ! Il fallait travailler dur mais je travaillais déjà tellement ! Quelquefois, je perdais le sommeil, j'étais fiévreux. Les ballets, les chorégraphies, les tournées. Quel Dieu ! Tu es Dieu. Serge se mettait en colère. Il disait que ce devait être moi qui devais faire cela. Moi ! Dieu-Moi. Après, j'étais en litige avec Serge. Lui non plus finalement n'aimait pas tant que cela Le Sacre. Et bien sûr, il y avait d'autres raisons. Massine a tout pris. Mes rôles. Mon travail. Il attendait tellement cela ! Quel Dieu ? Tu es Dieu ?
15. Quand j'avais douze ans, je suis tombé. Je suis resté dans le coma plusieurs jours ; ça me faisait peur après. C'était comme la mort. Ma mère qui ne s'alimentait plus après le décès de mon père, c'était aussi comme la mort. Mais je suis resté vivant, pas elle.
16 Les Sylphides, Shéhérazade, Le Spectre de la Rose, Petrouchka : je suis devenu une star internationale. De grands écrivains se penchaient sur mon cas. Ils disaient que j'étais aussi un extraordinaire comédien ! Évidemment, pas très classique. Ils me trouvaient fascinants. Diaghilev me traitait comme un enfant. Je lui paraissais souvent ennuyeux. Il me fallait aller sur scène. Et là, ses regards...
17. Debussy n'aimait pas Jeux. On lui avait commandé une musique dont on ne faisait rien et ça l'agaçait. S'il avait connu les idées de Diaghilev là-dessus, il aurait haï l'ensemble. Il y avait un parc, un court de tennis et des danseurs. A l'origine, il s'agissait d'une rencontre homosexuelle, entre trois hommes. C'était un scénario que personne n'aurait reçu et j'ai dû le transformer. C'est devenu un garçon et deux filles. Je voulais tout de même, à un moment, danser le ballet sur pointes avec des chaussons de danseuse mais c'était encore trop audacieux. J'aimais ce ballet mais n'ai pu faire comme je voulais. Souvent, j'imaginais Debussy déjeunant avec Serge et moi avec son air plein de réserve. Très grand seigneur, il l'aurait mis en toute simplicité dans la confidence. Debussy et la turpitude...Rien que d'y penser...Ah ah ah !
18. Je l'aimais sincèrement. Il m'a dit que l'amour des femmes était terrible. Sur le moment, je n'ai pas compris. L'amour que j'aurais porté aux femmes ? Celui qu'elles m'auraient porté ? Il parlait du désir, de celui que j'avais pour elles. Il disait : ah mais non, c'est dégradant. Je l'ai cru.
19. Une fois, je lui ai demandé pourquoi il portait un monocle. Il m'a répondu qu'il avait un œil plus faible que l'autre et qu'il fallait corriger ce défaut. Et puis il a ri violemment. J'ai compris qu'il me mentait. Mais il me mentait pourquoi ? J'étais mal à l'aise. Après, il a dit qu'il adorait qu'on parle de lui et que son monocle pouvait être un sujet de conversation. Je n'ai rien dit.
20. 1916. États-Unis. Diaghilev m'a fait confiance de nouveau après une brouille sévère qui l'a déchirée lui comme moi. Je me suis produit à l'opéra de New York et dans d'autres villes. Il y a eu des moments extraordinaires. En Californie, Chaplin est venu me voir dans ma loge. Je parlais avec lui et ça ne cessait pas. Serge est venu plusieurs fois me dire d'entrer en scène car le public devenait fou ! Mais moi, ça m'a fait rire. Chaplin avait l'air surpris. J'ai continué de lui parler. Je lui ai dit « oh, vous savez, ils peuvent attendre ! » Aussi, je l'ai rejoint sur un tournage ; Il était très admiratif. Je lui ai dit qu'à sa manière, il était aussi un grand danseur. J'ai parlé aussi et longtemps avec des étudiants américains.