Chapitre 7 : Abandon des corps.
Erik Anderson, danseur classique, tourne un film sur la danse en Californie, dans les années quatre-vingt. Son compagnon l'a rejoint. Le tournage est difficile et il lui propose certains délassements....
Il y avait dans cet état de Californie une réelle prospérité. Il y avait son prestige : industrie et agriculture de haut niveau, gisements de pétrole et industrie du film, grandes universités, paysages grandioses et histoire chargée. Julian ne lassait pas d'un univers pour lui si différent. Né à Boston, il ne connaissait pas ces clivages : pour quarante pour cent de la population californienne, l'anglais n'était pas la langue maternelle et vingt-cinq pour cent était d'origine hispanique. ANew York, le métissage lui était aussi connu que la présence de noirs, de chinois, d'indiens et de latino-américains mais rien ne lui semblait pesant à Los Angeles. C'était toujours l'Amérique de Reagan, celle qui, se voulant gardienne d'une morale stricte, respectait les Églises mais laissait proliférer les sectes. Mais c’était aussi l’Amérique des plaisirs et là aussi, il lui semblait qu’ils étaient différents. Il y avait ces restaurants à la mode, ces boites de nuit branchées, ces bars et ces parcs qui ne ressemblaient pas à ceux de New-York et qui le rendaient à la fois médusé et euphorique. Il y avait ce rythme de vie et de pensées différents et le sentiment que tout était plus facile. Erik ne s'était pas assez préoccupé des charmes de cette immense ville. Julian et lui avaient bien dîné dans de beaux restaurants sur la plage en écoutant bruire l'océan, dansé dans une ou deux boites à la mode, et s'étaient allongés sur des plages au milieu de jeunes gens aux corps parfaits. C'était somme toute assez peu. Maintenant qu'il avait prise sur celui qui s'était dérobé à lui, il voulait des liens charnels différents. Ne suffisait-il pas d'observer ceux qui couraient longuement dans des parcs ou sur les plages, d'aller faire du sport dans des salles où abondaient les adeptes du culturisme et de la nutrition pour se rendre compte que tout était simple ? C'était tellement prometteur qu'il finit par être direct.
-La quarantaine. Beaucoup de classe. Il est assez beau. Un hôtel lointain. Je vous regarde d'abord et vous rejoins ensuite. Pourquoi dirais-tu non ?
- Je ne dis pas non. Il s’appelle comment ?
- Benjamin Hertz.
- Tu me dis son vrai nom ?
- Bien sûr ! On ne va pas chez lui de toute façon !
Il joua le jeu. Son amant épisodique était effectivement beau. Il ne lui fut pas difficile de voir que Julian, après les avoir observés, s'approchait lui aussi de leur « rencontre » mais il laissa faire. Il s'installa entre eux deux et chacun le caressa sans parler donnant aux échanges de regard une forme étrange et secrète. Les caresses étaient lentes et adroites et le plaisir violent. L'amant était heureux de le contrôler ainsi, le montrait et l'inconnu appréciait beaucoup. Ne sachant pas exactement de quelle forme de libertinage il s'agissait, où commençait son acceptation et où s'achevait sa soumission, Erik, subjugué, laissa faire. Il n'avait même pas besoin de donner le change. Quand ils quittèrent l'inconnu et qu'ils se retrouvèrent tous deux, ils exultèrent et Julian fut avec lui d'une bonté infinie. Le surlendemain, ils firent de même. Cette fois, ils rencontrèrent un homme plus mature qui approcha Erik avant que Julian ne vienne. Ce plaisir était là et ce même voyeurisme qui, pour d'obscures raisons, fascinait le décorateur. C'était un temps de pause et de vacances et tous deux allaient et venaient. Julian se sentait vivre comme jamais quand il regardait Erik dans les étreintes car tout était fugitif et beau, l’éphémère dans le plaisir étant ce qui donne du prix à celui-ci.
- Ça te plait, tu vois !
- J’ai du plaisir et toi-aussi.
- J’adore quand tu nous embrasse.
- Julian, mon guide et mon initiateur…
Sentant venir des allusions aux rencontres new-yorkaises d’Erik, Julian changea de sujet et cajola son danseur qui se montrait si réceptif à ses demandes. Comme le tournage reprenait, il songea à l’entraîner plus loin.
- De la domination, des contraintes plus sévères, des exercices plus durs. Je contrôlerais bien. Rien que tu ne saches faire, tu nous ferais plaisir !
- Vous faire plaisir...
- Mais ça te sera rendu, d'une manière peu conventionnelle, c'est vrai. Pourquoi dirais-tu non ? Tu en as besoin et ce sera bon mais j'ai bien plus que cela à te dire. Je te connais plus que tu ne penses. Erik, il faut que tu le vives comme je te le propose. Je sais ce que je fais.
- Et que sais-tu ?
- Tu n'es pas innocent. Objet de désir, ne me dis pas que tu ne sais pas être un, et ça ne date d'hier. Tu sais très bien qu'on peut mélanger le désir et la peur...Ils seront très bien choisis. Allons, tu vas aimer...
Erik fut rétif d’emblée. Il ne voulait en somme que des rencontres faciles, évitant ainsi un royaume des ombres où il préférait laisser son amant se diriger seul. De toute façon, celui-ci était assez habile pour comprendre qu’il fallait ménager Erik.
Sur ce tournage, les enjeux étaient forts et l'angoisse reprenait vite ses droits. Voyant arriver le moment où il serait filmé disant des extraits du Journal de Nijinsky, le danseur retrouva une extrême fragilité et son ami, le sentant si bouleversé, abandonna ses projets. Erik s’approchait du monde intime du grand danseur. Chaque lecture silencieuse de ces textes le rendait plus sensible aux mots du danseur russe. C'était plus que la danse. C'était une dérive, une émotion brute, une tension si violente que les efforts désespérés du jeune Russe pour ne pas sombrer dans la maladie l'atteignaient chaque jour plus violemment.
- Tu as travaillé ces textes. Pourquoi es-tu si inquiet ?
- C'est cette intensité qui...
- Tu as un coach.
- Tu ne comprends pas.
Julian renonça donc aux amants violents et revint donc à ceux qu'ils avaient déjà rencontrés. Tout fut assez attendu mais le jeune homme avait beaucoup de grâce dans les ébats. Ému de la confiance que lui accordait son danseur, le décorateur se sentit heureux. Il vivait un amour partagé. Il pensa à une phrase trouvée chez un romancier français :
« Qu'au moins il me laisse lui prodiguer l'amour dont je suis capable, et je resterai bien vivant en ce monde. »
Et il se sentit apaisé. Ces rencontres existèrent, conjointement à une réalité difficile. Les ballets étaient filmés mais le tournage des textes attribués au grand danseur avait commencé et il y aurait Kyra Nijinsky. Mills était scrupuleux car il craignait l'échec de son film et Julian pensa que tout irait mieux. Il ne vit pas le danger.