Erik Anderson tourne en Californie, un film sur la danse qui, sans cesse, fait référence à Nijinsky. Son metteur en scène Nicolas Mills le pousse dans ses retranchements. Conscient de l'épuisement nerveux du danseur, Julian, son compagnon, rencontre le metteur en scène...
Il recommença le lendemain et les jours suivants. Il y eut de nouveau des scènes du ballet, des gros plans de lui et d'elle, avec une prédilection pour lui. Son regard à elle était plein de concupiscence. Son regard à lui, plein d'un désir païen. Le metteur en scène se voulait directif :
- Plus cru, plus sensuel, plus prédateur, Erik !
Et comme cela ne semblait pas suffire, il dit encore :
-Plus sexuel, plus impulsif, plus primitif.
Il cherchait l'idole : corps de profil, assis jambes croisées, mais tendues. Corps debout, tendu, mouvements rythmés, grande tension. Puis corps de face, de profil. Ce que faisait Erik ne lui plaisait pas. Il faisait refaire les prises, encore, encore. Ce qu'il voulait, le danseur le comprenait, c'était un corps en jouissance qui fut en même temps un corps idéal : la quête s'avérait sans fin. D'autant que ce qu'il ne trouvait pas quand il filmait le ballet, il le cherchait encore dans les photos qu'il prenait et qui l'aidaient pour le film. Tout était très dense et les jours filaient.
Wegwood fut le premier à regimber et les danseuses le suivirent. Mills parut se modérer et Erik resta de marbre, ignorant toute remarque. Le tournage prit un tour si particulier que Christopher dont l'intérêt pour Julian était limité se décida tout de même à le prendre à le voir. Ils convinrent d’un rendez-vous dans un café.
- Julian, Mills adore filmer sans cesse un danseur qu'il épuise...
- Erik connaît ses limites.
- Il semble que non. Je suis surpris de ce qu’il accepte.
- Il le fait sans doute car son rôle l’implique beaucoup.
- Je vais être franc : je ne les comprends plus ni l’un ni l’autre. C’est un film. Il y a des enjeux et une éthique.
- Une éthique ?
- Oui. Ouvrez les yeux.
Dès qu’il fût à l’hôtel, le décorateur questionna son ami qui éluda. Il travaillait énormément, c’est vrai et dans une compagnie de danse, on lui aurait ménagé des pauses plus strictes. Mills s’emportait, était impérieux, ne le comprenait pas toujours et les journées étaient parfois dures mais il ne pouvait le blâmer.
- Je me rends bien compte…
- De quoi ?
- Jamais plus, il ne filmera ses ballets. Il est exalté.
- Je n’ai pas entendu les mêmes mots dans la bouche de Christopher. Il dit qu’il est sans cesse après toi, que tu pourrais te blesser….
- Bien sûr, il a des craintes. Les jours passent vite, en même temps…
Il n’en tira rien de plus et le tournage se poursuivit. Jouant de son influence, il se débrouilla pour voir les rushes et comprit enfin. Il vit Mills filmer divers moments du ballet. Rien ne lui parut suspect : le décor était magnifique, les costumes très beaux et les éclairages parfaits. Erik avait été, comme Nijinsky, cousu dans son costume et son visage était fardé à l’identique. Il portait un casque qui était la réplique de l’original. Les scènes où il était allongé sur son tertre, celles où les nymphes apparaissent et celles où il les assujettit étaient belles mais le malaise commençait à sourdre. Chaque scène, à ce qu’il comprenait, avait été refaite un nombre invraisemblable de fois…Ce volontarisme parut suspect à Julian qui n’était au bout de ses surprises. Se penchant davantage sur le tournage, il s’aperçut que Mills était fasciné par la scène finale, au point qu’il avait fait de nombreuses prises. En faisant parler çà et là un technicien puis un autre, il comprit les motifs du metteur en scène. Il était flagrant qu’il guettait un dérapage et donc, la vraie jouissance. On avait suggéré que sur la scène du Chatelet, Nijinsky, allongé sur le châle de la grande nymphe, avait joui. Cette anecdote passionnait Mills ? Le héros de son film n’était-il pas supposé ne plus savoir, par moments, où était la frontière entre le réel et l’imaginaire, entre Nijinsky et lui ? Si c’était le cas, il n’était pas seul en lice. Quel serait l’impact d’une telle scène sur un écran ? Le Faune sortait d’un vase grec. Mi- humain et mi- animal, il s’éveillait au désir comme peut le faire une créature d’un autre monde. Est-ce cela que verraient les spectateurs ? Julian voulait en savoir plus. Il invita Mills à dîner et en avertit Erik. Celui-ci regimba :
- Tu vas choisir un lieu splendide et l’intimider. Après quoi, tu vas dérouler tes reproches.
- J’ai des questions à lui poser.
- Pose-les-moi.
- C’est déjà fait. Tu n’y réponds jamais. De toute façon, il a accepté.
- J’imagine déjà la soirée qu’il va passer en ta compagnie ! Tu vas l’étourdir avec ton érudition et ton humour froid…
- C’est mon affaire.
Le restaurant dans lequel ils se retrouvèrent était luxueux et sur ce point, Erik avait vu juste. Très bien vêtu, rasé de près, se tenant droit, Julian avait la prestance qui sied à ce genre d’endroit et une élégance naturelle. Mills, dès qu’il s’assit en face de lui, parut médiocre, alors qu’il était pour une fois bien vêtu. Il souriait mais était sur ses gardes. Il n’aimait pas Julian et le redoutait. Celui-ci, tandis qu’ils dînaient, fut direct.
- Erik ne me dit rien et je ne suis pas son porte-parole. Je vais vous faire part de mes inquiétudes.
- Je vous écoute.
- Vous vous laissez aller. Vous divaguez. En termes clairs, vous sortez de votre rôle. J’ai parlé avec Christopher et des bruits courent.
Mills sursauta. Il ne voulait à aucun prix d'une confrontation violente avec quelqu’un comme Julian Barney dans un restaurant aussi luxueux mais il ne pouvait, sous peine, d'être déconsidéré, ne pas répondre.
- Erik a un contrat. Personne n'est en danger. Mes divagations ?
Julian pensa au beau faune qui tout à l'heure s'était dressé. Il se tenait tout droit, son corps tavelé étant aussi attentif que son beau visage fardé, les tavelures de l'un rappelant les tâches de l'autre. Il scrutait le monde, tout étonné que le désir l’envahit à ce point.
- Le Faune. Combien de fois l’avez-vous fait se reprendre ? C’est pourtant un ballet court !
- C'est un temps de tournage bref et ce sont des ballets qui ont marqué l'histoire, vous ne pouvez le nier. C'est vrai que j'exige bien plus d'Erik que des autres mais il est celui qui représente Nijinsky. Mon sujet me fascine et je me laisse emporter…
- Je le vois bien. Quatre prises pour le final. Est-ce vrai ce que j’entends ?
- Il fallait quatre prises.
- A vrai dire, vous en avez suggéré une cinquième mais Erik a tout de même reculé…Ce n’est pas son genre. Que vouliez- vous donc ? Qu’il soit, disons, plus excité ?
Nicolas rougit violemment. Ce qu’il refusait d'admettre lui sauta brièvement au visage. Devant ce lettré élégant et sûr de lui, il était ridicule. Il le comprit et en souffrit. Comme il restait silencieux, Julian reprit :
- C'est un grand danseur.
- Pensez-vous que je ne le sais pas ?
- Il est jeune et d'une beauté radieuse, ce qui le rend très désirable. Il sait cela, lui, qui bien que très jeune, danse depuis longtemps. Il danse et il sait qu’il inspire le désir. Il connaît bien les pièges mais ne les élude pas toujours. On le sollicite tant…
- En effet, j’aurais voulu une cinquième prise car…
Julian, qui pouvait être cruel, lui coupa la parole.
- Et il vous a dit non. Tant mieux. Il a senti le danger et vous avez retrouvé vos esprits. Je suis sûr que ce film sera réussi.
Le metteur en scène rougit de nouveau mais cette fois, monta le ton :
- Pardonnez-moi mais ce compliment venant de vous et ce restaurant si snob… Nous ne sommes pas du même monde et sachez que je m’en réjouis. J’adore travailler avec Erik et je l’admire.
- Je n’en doute pas.
- Malgré tout, je suis bon juge. Ce film va aider sa carrière. Vous allez bien sûr m’objecter qu’il va aider la mienne.
- C’est exact. Vous êtes chanceux.
Cette fois, Mills monta le ton :
- Mais dites-moi, que faites-vous là ? Erik n’est pas faible. Il sait se défendre et il a accepté les enjeux du film. Vous me trouvez risible, c’est ça ? J’aime la beauté qu’il représente. Il nous fait tendre vers l’Idéal.
- Je suis d’accord.
- Alors, ne parlez pas comme un amant surprotecteur.
- Pourquoi ? J’en suis un.
- Les choix affectifs d’Erik le regardent mais franchement…
Julian le toisa mais ne parut pas offusqué. Ce metteur mal vêtu et sans manières lui en voulait à d’être snob et d’avoir tant d’argent mais il n’était pas sans répondant. Et il avait du talent. Il se contenta de conclure avec amusement.
- Vous ne vous emportez pas sans raison ! Je ne suis pas commode. Ceci dit, je n’irai pas plus loin. Ne vous inquiétez pas sur ce point. Et pour ce qui est de votre travail sur le film, sachez que je suis admiratif. C’est sincère.
Ils se séparèrent et en regagnant l’hôtel, Julian revit Erik incarnant le Faune. Il se redressait et se pelotonnait sur lui-même, donnant du Faune qu'il incarnait, une posture sérieuse et retenue, son casque blond surplombant sa tête aux sourcils redessinés et aux longs cils fardés. Puis il s’étirait et s’allongeait sur le ventre. Les mouvements de ses reins devenaient réguliers. Son excitation montait. Il attendait le plaisir. Mills avait raison. Cette libération aurait pu être belle à filmer…
Erik ne dormait pas quand il entra dans la chambre et ils s’observèrent.
- J’ai été partial.
- Ça m’étonnerait beaucoup…
- Je ne l’ai pas écrasé. Je pourrais le faire, tu sais. Tu le subjugues trop et ton attitude avec lui m’irrite.
De nouveau, en observant le danseur qui préférait ne pas lui répondre, il pensa au beau corps et à l’étrange visage du Faune et il fut presque inquiet.
Le lendemain et les jours suivants, Mills filma des plans les danseuses et lui et d'autres, où Erik était seul. Ce fut haché mais moins difficile. Le travail sur le ballet continua le lendemain. Cette fois, il reprit encore des scènes. Il s'attardait sur les profils des danseuses et surtout sur le corps et le visage du danseur. Il avait à nouveau cette recherche de l'innocence et du tribalisme qui lui faisait chercher les moments où son acteur s'abandonnait. Il le filmait en plan américain, cadrait ses profils, son visage de face, le filmait en plongée, le corps entier puis le corps morcelé. Il revenait au visage dont il avait fait accepter le nouveau maquillage et le filmait longuement. Il travaillait comme un forcené et, Erik lui répondait. Il était le Faune et il le fascinait.
Deux des ballets étaient filmés et Erik, qui avait vu les rushes, devinait qu'à la sortie du film la profession le couvrirait d'éloges au même titre que les spectateurs pour qui la danse classique était mal connue. Paradoxalement, ce tournage le vidait autant qu'il se galvanisait et pour lui qui avait l'habitude de la scène, c'était là une étrange découverte. Son metteur en scène que l'opposition silencieuse du chorégraphe et les remarques très claires de Julian avait atteint, se montrait désormais attentif et respectueux. Voulant lui montrer quel impact il avait dans le film, il se mit à réunir toutes sortes de photos de tournage. Elles étaient magnifiques et Erik qui n'avait pas vu ou pas voulu voir ce que signifiait l'autoritarisme de Mills, en découvrit brusquement le motif. Les nymphes formant procession étaient aussi gracieuses dans leurs tuniques blanches, les yeux chargés de khôl, leurs beaux visages étincelants sous leurs tresses grecques qu’était étrange le faune encore alangui et sortant du sommeil. Le Spectre de la rose souriait sous les fards à une ballerine aux yeux clos. En justaucorps, les danseurs au travail répétaient longuement les mêmes exercices. Ces mêmes danseurs faisaient un travail d’acteurs. Les photographies englobaient tout. Même les pauses, les déjeuners et les sorties délassantes y apparaissaient. Il n’y avait pas d’album de tournage mais adroitement agencées, ces photos auraient pu en constituer un, magnifique. Mills en soumit l’idée à Erik, qui ne trouva pas l’idée stupide. Les danseuses furent d’accord mais Wegwood et Julian parurent perplexes. C’était les photos d’Erik qui prédominaient et il y paraissait toujours à son avantage : beau et lumineux. Il y était aussi souvent androgyne, les choix photographiques de Mills mettant résolument en avant cet aspect de lui-même. Le chorégraphe fut le premier à déclarer sa gêne :
-Ce serait un album maladroit. Je pense qu’il doit utiliser ces photos plus tard, avec plus de recul.
Et Julian fut lapidaire :
-S’il trouve une maison d’édition, pourquoi pas ? Mais ce sera une pauvre tentative. Il ne sait que faire de ses fantasmes, voilà tout et il les expose là, de façon déguisée.
Le projet tourna court et personne, pas même Erik, ne s’en soucia plus. Il s’assura cependant que Mills mettait les photos en lieu sûr et ne les dispersait pas. Kyra Nijinsky pourrait aimer celles du Spectre car, dans les sauts, il évoquait les bonds prodigieux effectués par son père. Il était sûr qu’elle aimerait aussi celles du jeune païen car le noir et blanc rendait plus étrange encore le beau visage antique. Julian ne le contraria pas et mit l’accent sur sa fatigue. Le tournage n’était pas terminé, loin de là et le plus dur était à venir. Ce qu’il fallait à ce danseur si sollicité, c’était du repos et du délassement.
-Mon danseur, ils te doivent une pause, tu as beaucoup travaillé.