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En Californie, Erik Anderson, danseur classique, tourne un film sur la danse qui fait référence à Nijinky. Il vient de danser l'Après-midi d'un Faune, la première chorégraphie de Nijinsky

-Erik, tu ne tournes pas un film expérimental sur Nijinsky. Tu n'en es pas le sosie. Tu n'es pas dans les stéréotypes car tu ne le singes pas. Ce que tu as fait est  emprisonnant,  envoûtant. Ceux qui iront voir le film captureront un peu de l'âme de cette rose...

Le danseur n'eut pas l'air convaincu.

- Tu penses ?

C'était le moment de le rassurer. Il se garda de tout geste tendre et prit un ton ferme.

-Je ne le pense pas comme amant. Je ne veux pas te faire plaisir. Je le pense car c'est vrai.

Et comme le danseur semblait encore indécis, il ajouta :

- Je n'avais pas compris. Ce film est transformé par toi. Ils le savaient. Je le sais. Ne doute pas. Pas un instant.

Les yeux du jeune homme brillèrent de larmes contenues. Il était toujours face à son miroir qui lui renvoyait non plus l'image fardée mais dépouillée de son visage et il n'y voyait plus que celui du jeune homme qu'il était : blond, plutôt nordique et trop facilement séduisant. C'était un visage plus facile qui s'accordait avec le monde d'aujourd'hui, un visage qui avait quitté le domaine de l'idéal.

Il se leva et retira son costume de scène puis alla se laver. Quand il revint, Julian le vit nu comme si souvent mais cette nudité le confondit car elle lui parut plus noble et plus intimidante.

- Je peux t'aider à t'habiller ?

- Si tu veux.

Il prit ses vêtements et l'habilla quasiment lui-même, ce qui se révéla troublant. Il frôlait de ses mains, les jambes, les bras, le torse, les épaules de son jeune amant et passait de la tiédeur de sa peau à la douceur des étoffes. Il entendait la respiration du jeune homme, sentait le sang battre à son cou et à ses tempes, se retenait de tout geste illicite puisqu'il suffisait de gestes simples et permis pour que la jouissance visuelle soit forte. Erik laissait son ami le libérer de sa nudité avec ruse et patience. Quand il eut terminé, Il était tout en bleu-marine comme avait pu l'être les lointains condisciples des écoles chics dans lesquelles on l'avait inscrit, lui, Julian, à Boston et ailleurs. Sobre et plein de classe. Il lissa ses cheveux et pour cela s'assit à nouveau face à son miroir de sorte que leurs regards se croisèrent à travers celui-ci en un élégant va et vient.

- Tu as une pause ?

- Trois heures.

- Tu retournes à l'hôtel de la production ?

- Oui.

- Et tu vas revenir et il va te regarder et te filmer, comme il vient de le faire et comme tous ceux qui seront là, il te voudra. Il voudra ce que tu montres et ils t'aimeront tous.

- Et ils seront jaloux ?

- De ce que tu es, oui.

- D'abord, on va à l'hôtel.

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Erik lui décocha un regard sans équivoque qui troubla Julian. Dans la chambre, le danseur mangea peu et dans l'abandon de l'amour physique, il fut lisse et doux, acceptant de son amant des caresses raffinées et lui demandant d'en inventer d'autres. Il semblait à mille lieues de la fleur qu'il avait incarnée et de toute image poétique, libre et sensuel. Puis comme s'il reprenait contact avec l'heure et les contraintes du tournage, il se prépara de nouveau et parut plus souriant. Julian lui demanda :

- Que va-t-il faire maintenant ?

- Filmer le maquillage et le démaquillage. Filmer les costumes. Nous faire reprendre les mêmes poses que sur les photos où Nijinsky pose avec Karsavina.

- Tu changes très vite. Je ne l'avais jamais saisi à ce point.

- Je change ?

- Oh oui. Je te vois là comme un jeune danseur bien inscrit dans le monde et bientôt tu seras semblable à lui sur ces photos sur ces photos du début du siècle, donc, si différent...

L'après-midi, Il filma les danseurs se costumant et se maquillant et il fallut refaire les prises plusieurs fois. Mills était très énervé et obstiné. Pourtant, Erik était précis quand il couvrait son visage de fard blanc, redessinait ses yeux, ourlait sa bouche et vérifiait si tout allait bien. Mais il demandait encore. Refaire le maquillage des yeux, refaire le maquillage de la bouche. Encore lisser les cheveux. Mettre encore la coiffe pleine de fleurs. De face, de profil. Non, farder encore. Être de face. Être de profil. Se tourner lentement. Lever la tête. Encore. Erik n'omettait aucune objection. Il obéissait. Enfin Mills parut satisfait et dit avoir filmé ce qui lui était utile mais il fallait maintenant passer au démaquillage. Il cherchait le moment où les fards se diluent et où le vrai visage n'est pas encore reconnaissable. Il traquait certains regards, ceux que le danseur se lançait à lui-même pour vérifier la progression de son travail. Il traquait les mouvements du visage. Il cherchait. Là encore, il fut très long. Erik dut de nouveau le farder pour ensuite se démaquiller et ne dit rien. Julian resta circonspect. Il connaissait son amant et le savait bien incapable d'une telle obéissance mais Mills, lui, ne le savait pas. Il fallut ensuite qu'il retrouve avec sa danseuse les poses de Nijinsky et il le fit avec application. De profil, le visage levé, Erik était le frère de Vaslav. Son regard avait la même intensité et la même élévation. En pied, avec Adélia, il copiait les mouvements de bras du danseur et sa ferveur. Mills avait l'air radieux. Le danseur, très concentré cherchait ce qui était le mieux. Les costumes étaient à l'identique, la gestuelle du grand danseur scrupuleusement observée, les postures, les regards, jusqu'aux sourires et à la gravité. Les prises de vue furent longues et tous parurent ravis qu’elles prennent fin.

Le soir même, Julian invita Adelia et Erik dans un beau restaurant. Wegwood avait retrouvé sa femme et ses enfants et ses soirées étaient prises comme ses jours de loisir. Tout était très élégant dans le lieu où il les convia. La jeune fille semblait, dans un éclairage indirect, sortie d'une fresque de Pompéi et Erik offrait un beau profil apaisé. Ils étaient souriants mais un peu inquiets. Le cinéma n'était pas leur monde. Toutefois, la soirée fut belle.

- Je suis heureuse, dit Adelia. C'est une belle expérience.

- Et toi, Erik ?

-Je ne sais pas encore.

- Être filmé te change. Ta précision n'est pas la même. Et c'est la même chose pour vous, Adelia.

- Je ne saisis pas.

- Quand vous dansez, vous ne pensez plus à votre apparence mais le cinéma change la donne. Savoir qu'on est filmé contraint à contrôler davantage son image. Ce doit être un grand changement.

 

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La danseuse acquiesça mais le jeune homme resta perplexe. Toutefois, le lieu était beau et ils s'amusèrent. Le lendemain, le danseur alla au studio seul. Mills voulait filmer le grand saut du spectre. Cela lui prit une matinée. Erik pensa qu’ils étaient quittes mais son metteur en scène le retint encore pour le filmer reprenant certaines postures et il accepta. La journée fut longue et quand il revint à l'hôtel, il trouva un amant impatient.

- Tu auras quelques jours de libre ?

-Pas encore. Pendant plusieurs jours, je rencontre toutes sortes de spécialistes de cette période, des danseurs bien plus âgés que moi ; Il veut que leurs voix soient présentes dans le film, sinon leurs visages et il veut me filmer sous mes deux aspects.

- Ensuite, oui...

- Mais d'abord le Faune...

 

Chapitre 6. Le Faune s'éveille...

L’Après-midi d'un Faune  était le premier ballet de Nijinsky, davantage le travail d'un jeune homme singulier que celui du grand danseur des Ballets russes à l'image ciselée. Aussi célèbre que le Spectre de la rose, il était auréolé de toute une relation à la modernité. On le dansait beaucoup, on le commentait sans cesse. C'était un objet d'étude pour intellectuels, une fascination pour les chorégraphes, un objet de nostalgie, un fantasme qui hantait les imaginations. Mills parut très tendu avant le tournage et Erik lui-même s’inquiéta. Il n'avait pas trouvé la barre si haute pour le Spectre de la rose mais le Faune l'angoissait. A Corona el mar, il avait cru pouvoir être rapide et concis puisqu'il avait déjà dansé ce ballet mais toute illusion l'avait quitté. Les rushs lui renvoyaient toutes ses erreurs et il lui fallait reprendre encore et encore ce qu’il croyait acquis. N’ayant plus que des doutes, il craignait d'être jugé par ses pairs, regardé avec hauteur par les chorégraphes qui avaient monté ce ballet tout autant que par les grands danseurs qui avaient tenu le rôle et surtout, il redoutait de décevoir Mills.

- Il me croit infaillible alors que je suis faillible. Je mets beaucoup de temps à être satisfait de ce que je fais et je n'hésite jamais à défaire pour refaire. La perfection est un devoir. Irina me le disait. Oleg aussi.

Erik ne se trompait pas. Quand Mills avait rencontré Erik, il avait réagi comme un spectateur. Or que voyaient ceux-ci quand quelqu'un comme lui était sur scène et jouait son rôle de manière si parfaite ? Un être qui n'appartenait pas à leur réalité. Ils omettaient le labeur acharné et ne voyaient que le résultat, bien sûr parfait. En filmant Erik en répétition, Mills avait découvert un danseur au travail. Il avait découvert qu'on pouvait demander encore et encore à un tel être de reprendre certaines figures sous couvert d'une meilleure performance mais c'est au départ, c’est Wegwood qui faisait les demandes et il était chorégraphe. Lui, Nicolas s'était mis à exiger beaucoup au moment du filmage du Spectre, dans une totale inconscience, tenant pour futiles les remarques de cet Anglais. C'était étourdissant de filmer dans l'effort un danseur classique aussi entraîné qu’un athlète d’autant que jamais il ne renonçait. Il pouvait admettre bien sûr qu’il fût fatigué mais tout cela était passager…

L'argument du ballet était connu. Debussy avait, en 1892, écrit dans le programme imprimé  pour la première parisienne : La musique de ce Prélude est une illustration très libre du beau poème de Stéphane Mallarmé. Elle ne prétend nullement à une synthèse de celui-ci. Ce sont plutôt des décors successifs à travers lesquels se meuvent les désirs et les rêves d'un faune dans la chaleur de cet après-midi. Puis, las de poursuivre la fuite peureuse des nymphes et des naïades, il se laisse aller au soleil enivrant, rempli de songes enfin réalisés, de possession totale dans l'universelle nature.  C'était bucolique et le ballet pouvait être dansé ainsi mais dès l'abord, il ne l'avait pas été. Le danseur russe avait pour idée de faire un ballet inspiré de la Grèce antique. Il avait soumis cette idée à Diaghilev qui l'avait accepté, voulant encourager les débuts de chorégraphe du danseur et ayant aussi l'intention de le mettre à la tête des Ballets russes. Nijinsky n'aurait pas, personnellement, choisi Debussy mais il n'était pas seul. Cette musique était trop douce pour les mouvements qu'il imaginait pour la chorégraphie qu'il voulait créer. Quant aux décors, il ne les voulait pas tels. Un paysage sylvestre évoquant le symbolisme avait bien été créé mais le jeune chorégraphe voulait, lui, un motif plus épuré dans l'esprit des toiles de Gaugain. Toutefois, ce fut Léon Bakst. Quand Picasso intervint, Nijinsky était déjà malade …

Mills filmait un ballet dont l'argument était clair : sur un tertre un faune se réveille, joue de la flûte et contemple des raisins. Un premier groupe de trois nymphes apparaît, suivi d'un second groupe qui accompagne la nymphe principale. Celle-ci danse au centre de la scène en tenant une longue écharpe. Le faune, attiré par les danses des nymphes, va à leur rencontre pour les séduire mais elles s'enfuient. Seule la nymphe principale reste avec le faune  puis elle s'enfuit elle-aussi en abandonnant son écharpe aux pieds du faune. Celui-ci s'en saisit, mais trois nymphes tentent de la reprendre sans succès, trois autres nymphes se moquent du faune. Il regagne son tertre avec l'écharpe qu'il contemple dans une attitude de fascination. La posant par terre il s'allonge sur le tissu. Il avait décidé de reprendre l'idée de Bakst qui consister à réduire l'espace des danseurs. Ainsi, ils pouvaient les éclairer de façon à ce qu'ils ressemblent à des personnages de vases grecs. Le décor était simple et lumineux. Cubiste par certains aspects, donc proche du désir de Nijinsky. Par contre, il avait gardé les costumes et les maquillages, les perruques, inspirées des coiffures des déesses grecques, les tuniques des nymphes façonnées avec de la gaze plissée. Et, comme à l'origine, pour le maillot du faune, les taches étaient peintes directement sur le tissu. Tout ce qui avait pu être écrit sur le ballet tel qu’il avait été créé à l'origine avait été lu. Toutes les photos possibles avaient été analysées. On avait écouté des historiens, des exégètes. Des chorégraphes avaient été contactés. Les deux danseurs étaient magnifiques. La bande son était magnifique et reflétait un long travail. Le réglage des éclairages fut minutieux. Tout était au point. Mills parut très content et filma le ballet en entier avec bonheur. Il n'était pas chorégraphe ; Wegwood l'était. Il s'en remettait à lui. Toutefois, il demanda un second filmage puis commencer à s'approcher des danseurs. Il filma Erik, de profil, de face, debout puis allongé. Il filma les positions des bras et celles des jambes, celles des mains, et de la tête. Il fit de même pour Adelia qui jouait la nymphe qui éveille le désir et fit de nombreuses prises avant de revenir au danseur. Il filma les positions du corps, quand le faune s'éveille, s'étire et se dresse. Dix prises. Il filma les expressions du visage et les regards et les fit modifier encore et encore. II cherchait une sensualité et une dureté, une innocence et une licence que le danseur finit, à bout de souffle, par lui donner, sans avoir conscience de l'avoir fait. Onze prises. Car le faune, seul, était déjà ainsi. Il lui fit refaire encore et encore le fameux saut que le jeune russe avait imaginé pour son faune. Cinq prises. Il filma encore et encore, le casque de cheveux dorés qui faisait du danseur une créature d'un autre monde, ses regards aigus quand il voyait les nymphes et celui, presque tribal, qu'il lançait à celle qu'il élisait. Cinq prises. L'agenouillement de la nymphe fut refait encore et encore car les gestes des deux danseurs ne le satisfaisaient pas. Il leur fit travailler leurs regards et leurs attitudes. Celle du faune qui dominait la nymphe et celle de la jeune fille qui s’abandonnait. Erik devait garder la tête plus droite et avoir un port de bras plus ferme. Six prises. Mills revenait vers eux et expliquait. Il filmait encore. Personne ne lui opposait quoi que ce soit. Le chorégraphe était aussi muet que les danseurs. Le metteur en scène se sentait heureux.