ROSE 1

Chapitre 6. Je suis le Spectre de la Rose !

La scène était vide et peu éclairée. Il y avait deux grandes fenêtres latérales, un canapé près de la fenêtre de droite et un grand fauteuil au centre de la scène. C'était conforme à Bakst. Adelia, la ballerine entra par le côté gauche. Elle portait une longue robe de ballerine, toute blanche et un manteau mauve et blanc. Bakst toujours. Et elle avait une très jolie coiffe de dentelle. A son corsage, une rose. Julian pensa aux vers de Théophile Gautier :

Soulève ta paupière close

Qu’effleure un songe virginal ;

Je suis le spectre d’une rose

Que tu portais hier au bal.

Tu me pris encore emperlée

Des pleurs d’argent de l’arrosoir,

Et parmi la fête étoilée

Tu me promenas tout le soir.



Elle entra heureuse, rêveuse, traversa la scène et retira son beau manteau qu'elle posa sur le canapé puis retirant la rose de son corsage pour l'admirer et la sentir. Elle sembla défaillir à la fois par la force de ses souvenirs et à cause de la délicate odeur. Elle se souvenait tant de ce bal ! Elle se laissa aller sur le fauteuil et alanguie, s'endormit. Comme le sommeil la prenait, la rose tomba et au moment où elle touchait le sol, le Spectre parut à la fenêtre de droite, mince et radieux, les bras au-dessus de la tête et souriant, dans une belle pose attentive. L'instant d'après, il avait sauté et se rapprochait du fauteuil de la belle derrière lequel il dansa avant de décrire un cercle gracieux plein de figures et de sauts puis il sembla danser pour lui et les figures se multiplièrent. L'attention évidemment se concentrait sur lui et il occupait l'espace qu'il rendait si aérien ; puis il revint vers elle et se plaça derrière le fauteuil où il vit cette merveilleuse danse de séduction qui est particulière puisque seuls les bras dansent. C'était ce que Fokine avait fait de plus fort ! Il avait inventé la variation masculine où le danseur montrait des ports de bras jusqu'alors réservés aux ballerines. Il fallait des mouvements techniquement parfaits ni trop féminins ni trop forcés. Le buste devait se pencher d'un côté puis de l'autre et le visage devait rester radieux...Cela en réveillait la jolie dormeuse qui tendait vers le beau fantôme un de ses bras...



Ô toi qui de ma mort fus cause,

Sans que tu puisses le chasser

Toute la nuit mon spectre rose

A ton chevet viendra danser.

Mais ne crains rien, je ne réclame

Ni messe, ni De Profundis ;

Ce léger parfum est mon âme

Et j’arrive du paradis.

ROSE 2

Et elle se levait, il la conduisait. Elle était sur les pointes, lui, marchant près d'elle et ils dansaient ensemble mais peu de temps car ils en revenaient vite à des figures séparées, toutes jolies, toutes difficiles. Elle revenait à son fauteuil pour de nouveau s'assoupir et il venait la chercher encore. De nouveau, ces mouvements de buste et de bras et ces sourires ! Puis venait ce pas de deux célèbre dans le monde entier dont aucune reprise, si distante qu'elle se voulait de la création originale, ne pouvait faire l'économie tant il avait marqué l'histoire de la danse moderne. Ils se séparaient ensuite et il avait encore toutes sortes de figures en solo. Les sauts qu'il devait faire et qui avaient tant marqué les esprits devenaient nombreux. Il occupait toute la scène maintenant et dansait avec grâce. Il devait encore une fois revenir vers elle qui semblait le réclamer et le poursuivre et encore une fois, ils dansaient. Ils semblaient se saluer, se contempler, s'accompagner. Ils se penchaient l'un vers l'autre. Elle bondissait. Il la portait. Tous deux étaient aériens, tout en enroulement et déroulement. Puis, elle s'assit une dernière fois sur le fauteuil et brièvement, il s'agenouilla. Il ne s'agissait plus maintenant que de danser seul et c'était ces grands jetés qui étaient entrés dans l'histoire, l'ultime retour vers elle, son revirement vers la fenêtre, ce bras qu'il levait et ce grand saut vers l'infini...



Mon destin fut digne d’envie :

Pour avoir un trépas si beau,

Plus d’un aurait donné sa vie,

Car j’ai ta gorge pour tombeau,

Et sur l’albâtre où je repose

Un poète avec un baiser

Écrivit : « Ci-gît une rose

Que tous les rois vont jalouser »



Quand ils s'arrêtèrent, le silence était total et ils se regardèrent inquiets. Wegwood s’avança vers ses danseurs et tous les trois regardèrent Mills et l'équipe technique. Chacun d'eux savait ce qu'il avait fait mais Mills était parallèle au monde de la danse. Quoique néophyte, il aimait les ballets et il y avait longtemps, vraiment longtemps qu'il n'avait vu quelque chose d'aussi beau ! Il avait filmé Adelia et Erik en répétition mais ils ne lui avaient pas semblé si bons. Il était cependant ennuyé mais il leur fallait danser à nouveau. Il voulait avoir deux versions. Il verrait ce qu'il en ferait. Wegwood s'apprêta à conseiller ses danseurs et à tout recommencer après une pause qui était prévue. Julian dut attendre pour s'approcher d' Erik qu'il en eut fini avec son chorégraphe et quand il fut face à lui, il fut saisi : ce n'était pas son amant. C'était l'esprit de la rose, beau d'une manière si tendre et émouvante qu'il en fut presque tourmenté. Il regarda ce visage maquillé, viril malgré les fards et rencontra son regard :

- Tu n'es pas encore parmi nous...

- Non, c'est vrai, pas encore...

- C'est le Carnet ?

- Le Carnet. Le Journal. Ses paroles. La danse...

- Et la Rose ?

- Je suis la Rose. Maintenant. Je te prie, ne m'en veux pas, je ne peux te parler facilement...

Julian frémit. Il n'avait jamais cru que ce danseur, qu'il avait si souvent vu danser, se déroberait ainsi. Ou plutôt, qu'il serait ainsi habité. C'était l'habitude qu'il avait de rencontrer souvent des artistes hors de leurs rôles ; Il finissait par oublier qu'ils puissent en être envahis. Ou encore, peu l'étaient comme Erik pouvait l'être, ce qui mettait à part ce jeune homme qu'il aimait. C'était cela : cette vulnérabilité qu'il signalait.

Mills annonça la reprise. Julian s'écarta d'Erik. L'instant d'après, de nouveaux réglages étaient faits  puis on filmait. Le jeune homme dansa de nouveau. Il fut  plus fort et en même temps plus viril. Adelia eut plus de douceur. Elle garda une expression rêveuse qui suggérait l'abandon mais, quand elle imita le doux geste de se pencher vers la rose qui était à ses pieds, elle eut une intensité nouvelle. Au moment du pas de deux, ils furent plus retenus qu'abandonnés. Adelia était pourtant la même jolie rêveuse. Il était toujours aussi androgyne et troublant mais il irradiait davantage. Pourtant, le pas de deux qu'il dansa avec elle fut plus aérien. Les mouvements de bras étaient plus somptueux, les sauts plus parfaits, la sensualité et la grâce plus tangibles. Et à cela, il y avait une raison qui n’échappait à personne : il était à la fois la rose telle qu'on l'a cueillie et posée dans son corsage et il en était l’esprit qui se met à hanter de façon impérieuse une jeune fille. Ils dansaient, il tournait autour d'elle avant qu'elle ne le rejoigne. Il était tout en courbes et en même temps si ferme, si présent, si gracieux. Il était un esprit obstiné, charmant, suppliant. Il était aussi prompt à prier qu'à charmer. Il adorait autant qu'il demandait à l'être. Radieux, mouvant, il allait de l'invisible au visible avant de regagner par un saut immense dans l'infini un monde qu'elle ne connaissait pas. Et elle n'avait de cesse qu'il revienne encore. Tout le monde fut émerveillé. Il y avait ce ballet, ces thèmes du cercle, que ce soit celui du rêve, de la mort ou de l'amour. Et il y avait ce qu'il faisait naître, lui, Erik. Une beauté aussi précieuse que rare. Tout le monde sentit le changement et Mills montra cette fois sa satisfaction en regardant Adelia et Erik avec admiration. Un des techniciens se mit à applaudir et tous suivirent. Julian se demanda qui dans la salle ne pouvait tomber amoureux de deux êtres aussi beaux ! Toutefois le danseur et la danseuse parurent presque timides. Cela plut. Le mystère restait entier. Ils avaient été touchés, électrisés, tous. Pourquoi sinon? Tout avait été magnifique. L'inhabituel crée le magnifique. Pourtant, ni le spectre ni la danseuse ne disaient rien. Mills dit qu'il était très content de l'une et l'autre versions et qu'il allait de toute façon utiliser l'une et l'autre de façon partielle. Il remercia brièvement Wegwood et Adelia et se tourna vers son danseur. De nouveau il était face à ce danseur qui, après avoir dansé, finissait de reprendre son souffle et n'en était que plus troublant. Julian était trop loin pour entendre ses paroles mais ce qu'il prévoyait commençait à se dérouler. Mills face un tel danseur étoile était subjugué. Ces pirouettes, ces sauts, toute cette gestuelle splendide à la fois si précise et si harmonieuse lui étaient un langage nouveau, totalement ensorcelant. Et il y avait ce corps marqué par l'effort et ce beau masque attentif. L'échange dura quelques instants puis Erik adressa un sourire poli à son metteur en scène et revint vers son amant.

-Comment était-ce ?

-Oh, Erik ! Superbe, bien sûr.

Erik fit un signe et Julian le suivit dans la salle de maquillage. Avec des gestes lents, il le vit retirer les fards de son visage. Le blanc fondait, le khôl qui cernait ses yeux s'effaçait, les lèvres reprenaient leur teinte claire. Les cheveux libérés de la jolie coiffe restaient encore tirés en arrière et en même que partaient lentement les dernières traces de ce beau masque qu'il avait érigé, le jeune homme dit :

- J'ai regardé le Carnet et j'ai voulu le suivre. Je n'ai pas dansé comme à New York, c'est sûr mais je ne suis pas pour autant satisfait.

- Julian parut surpris :

- Mais, sais-tu ce que tu as fait ?

-J’ai dansé…