Julian Barney a rejoint en Californie Erik Andersqon son compagnon. Celui-ci joue dans un film sur la danse qui prend Nijinky comme référence. Erik reste très liée à Irina Nieminem, une des personnes qui l'a formé comme danseur. Pourtant, elle semble inquiétante.
Ils étaient là depuis deux jours quand, à l'aube, la sonnerie retentissante du téléphone changea la donne. Julian entendit son ami parler danois au téléphone et le sentit tendu comme un arc. C'était cette femme, Irina Nieminen. La conversation fut longue. Erik répondait vite mais les questions fusaient, ou remarques. Quand il eut raccroché, le danseur resta silencieux. Il serait au studio deux heures après.
- Ton professeur de danse ?
- Oui.
- Pour le film ?
- Oui.
- On en parle ?
- Je ne peux pas, pas vraiment. En fait, c'est assez technique. Elle a évoqué des figures dans les deux ballets qui vont être filmés. Elle veut être sûre de ce que je vais faire. Je ne peux pas tout traduire. Pas maintenant.
- Ne traduis pas. Dis-moi comment elle est.
Erik fut direct.
-A quoi ressemble Irina ? A un farouche viking blond ou plutôt à sa version féminine ! Elle ne me m'a pas laissé le choix des armes !
Julian comprit qu'elle avait dû être très autoritaire mais le résultat était là. Elle avait formé un magnifique danseur. Ce matin-là, cependant, elle avait semblé agitée, exaltée et Erik l’avait contrée patiemment, sans jamais lui couper la parole.
- C’est une guerrière, alors ?
-Oui ! On a eu une relation très forte. Quelquefois, je me suis vraiment fâché et elle s’est adoucie. Le Russe était juste un cran au-dessous d'elle mais ça n’avait pas le même impact ! Elle, elle était tout le temps en guerre ! En même temps, Irina, c'est une guerrière paradoxale.
-Paradoxale ? Je ne comprends pas.
-Elle est très froide quand elle est mécontente et elle a toujours su se fâcher à bon escient. A chaque fois, j’ai appris et mieux dansé. Et, sa générosité ne peut être passée sous silence. Dès le début, elle a su qu'elle ne s'adressait pas à un élève riche mais elle a maintenu des tarifs élevés qui, je l’avoue, étaient décourageants. Au bout d'un an, mon père a fini par se lasser et même ma mère a trouvé que c'était trop. Un jour, j'ai eu le courage de lui dire que je viendrais beaucoup moins. Elle a fait non de la tête. Elle s'est mis d'accord avec eux sur un paiement qui n'était plus en rapport avec son statut. La dernière année, elle a tarifé les leçons régulières, pas les stages. Je crois que c'est elle qui les a réglés. Mes parents étaient très embarrassés. Ils lui ont fait des cadeaux puis ont cessé. Elle a dû leur dire de s'abstenir.
- C'est extrêmement généreux et pour moi, incompréhensible, je te l'avoue...
- Elle a été généreuse, oui, mais en même temps, c'est une des Nornes.
- Les Nornes ?
- Les Déesses nordiques qui tissent les destinées des humains. Elles sont trois : Urd est la déesse du passé, Verdandi est celle du présent et Skuld, celle de l'avenir. Elle les réunit, en fait.
- Peut-être bien. Le film va te donner la réponse. Comment te voit-elle actuellement ? Restons dans la mythologie danoise.
-Elle me voit comme Balder, le plus beau des dieux, le dieu du printemps...
-Joliment vu et si juste !
-Il est tué par Loki, le dieu du mensonge et du carnage. Tu sais, tout est repris ou presque dans les Niebelungen...
Julian ne sourit pas. Il parut frappé, bouleversé. Il s'avança vers Erik et prit sa tête dans ses mains. Alors que le visage du danseur restait souriant, le sien parut triste et soucieux :
-Erik, mais cette femme t'a formé ! Mensonge et carnage ! Bien sûr que non. Tu me fais peur !
-Tu ne sais rien. Tu ne sais vraiment rien.
- Mais qu'est-ce que je ne sais pas ! Tu m'effraies ! Mais qui est-elle ?
-Rien, elle m'aide. Ne t'inquiète pas.
Il ne désirait pas aller plus avant et voulait ne pas partir seul, les studios lui apparaissant comme un dédale. A Julian qui l'accompagna en voiture, il dit :
-Kyra Nijinski et elle se sont appelées.
-Elle te parlait aussi de cela ? Elle semblait si véhémente.
-Je ne te dirai pas ce qu'elle m'a dit. Elle est comme ça au téléphone : courtoise puis véhémente. Elle alterne. Je la connais !
- Et dans la réalité ?
- Pour la danse ? Impitoyable mais juste. Pour sa vie, je ne sais pas.
- Le Spectre de la rose ?
- Oui.
Le lendemain, Julian lors d'un dîner fit la connaissance de Nicolas Mills. Il lui parut terne physiquement, pas très grand et vêtu de manière informelle. Mal à l'aise dans son corps épais, il avait ce visage poupin qui avait permis à son ami de le comparer à Charlie Brown. Il devait avoir trente-cinq ans. Il parla peu mais placé à côté d'Erik, il le regarda beaucoup et en fin de soirée, le prit à part pour lui parler du rôle. L'observant, le décorateur le trouva absurdement possessif mais il ne tira rien du danseur qui, la nuit venue, resta charmant mais évasif. Au matin, il était de nouveau fébrile et tous deux quittèrent l'hôtel. Un monde s'ouvrait. Ils mirent du temps pour trouver le studio. Il y avait beaucoup de monde. Les danseurs devaient s'échauffer. Erik disparut très vite et Julian se retrouva face au réalisateur et à son équipe. Mills n'était plus le même homme dès qu'il était sur un plateau et le décorateur comprit qu'il fallait le voir sous un autre angle. Il n'était pas timide, il se cachait plutôt. Son scénario était très bien écrit, ses idées solides. Il savait ce qu'il voulait et savait aussi qu'il l'obtiendrait. Il le vit parler avec des techniciens pour le son et l’éclairage, vérifier que décor était conforme à celui des premières représentations et s’assurer que rien n'était laissé au hasard. Puis il fit régler les caméras pour filmer les danseurs. Ils entrèrent et Julian comprit tout de suite. Si Adelia, la petite danseuse était ravissante, Erik était déjà si magnifique que tous en furent saisis. Le beau visage aux traits symétriques avait une expression à la fois douce et grave que le maquillage forcé à l'extrême rendait singulier. Le teint était pâle, tout en rose et en blanc, les yeux étaient cernés de khôl et n'en paraissaient que plus bleus et les lèvres était plus rouges que roses. Ce visage pourtant couronné d'un joli casque de fleurs inspirait le respect que l'on doit à la poésie et à la beauté et nul dans l'assistance, Julian le sentit, ne le prit en dérision alors qu'à l'évidence, la plupart des techniciens n'avaient que peu d'intérêt pour la danse classique. Ce n'était pas le visage d'un être efféminé, c'était une sorte d'apparition si délicate et en même temps si présente que tous furent violemment charmés. Erik portait le costume du jeune spectre. Des fleurs étaient peintes sur sa tenue et d'autres étaient cousues. Il avait placé sur ses bras des bracelets de fleurs et il se dégageait de cet ensemble rose et vert une harmonie totale. Il se tenait droit avec cette rigueur que la danse impose et personne ne pouvait rester indifférent face à ce corps fin mais ferme, à cette musculature de danseur qui était le fruit de longs exercices et à ce port de tête si significatif d'un être plein de distinction. Et il avait des chaussons de danse. Julian le vit s'avancer vers Mills qui semblait l'attendre et il ne put se s'empêcher de penser :
-Eh bien, jeune Mills, tu as voulu faire ce film et tu n'as jamais reculé. Tu as de grandes et belles aspirations et nous t'en félicitons tous. Tes idées sont brillantes, ton scénario très construit et tu as de l'audace : Nijinsky. Mais le voilà, lui. Tu n'as connu que des séries télé de bon niveau et des publicités pour parfum haut de gamme. Tu as travaillé avec des acteurs qui voulaient réussir et cherchaient l'ascenseur social. Tu as filmé les mannequins du moment. Rien ne t'a préparé à quelqu'un comme Erik. Il va te donner ce que tu lui demandes mais tu vas souffrir...
Erik ne parut d'abord s'intéresser qu'à Mills qui, de dos, gardait son mystère. De toute évidence le metteur en scène lui donnait des conseils que, patient, il acceptait puisque le monde du cinéma lui était inconnu. Puis, comme s'il avait lu dans les pensées du décorateur, il chercha son ami du regard. Il semblait quêter son approbation et comme celui-ci lui fit un signe de tête affirmatif, il parut content. Dans le même temps, sa fragilité parut. Il ne souhaitait pas que son amant approuve sa mise mais lui assure son soutien. Jamais, avec lui, il n'avait formulé une telle demande. Il paraissait parfois fatigué, las, mais ne demandait pas d'aide. Que craignait-il ? Qu'on se contentât de le prendre pour un joli jeune homme ? C'était impossible. Qu'on ne comprît pas qu'il montrait la beauté ? C'était plausible mais encore peu recevable. Alors qu'y avait-il ? Julian n’avait pas de réponse et se contenta de le regarder longuement. Cela parut suffire. Tandis qu'il se plaçait face à la caméra avec sa danseuse, Julian le sentit en lutte. Lentement l'inquiétude recula et il ne resta plus que l'esprit de la fleur, son essence, sa beauté diffuse. Il fit un signe de tête. Mills vérifia le cadrage. Seul Erik semblait lui importer. Le danseur disparut avec sa danseuse. Mills voulait filmer une intégrale du ballet : ils la lui donnèrent.
-A quoi répond-il, pensa Julian où à qui ? Certainement, aux attentes de cette Finlandaise qui l'a formé partiellement, à celles de Kyra Nijinsky à d'autres professeurs et danseurs. Mais surtout, il rencontre ses propres attentes et fait corps avec Nijinsky. Il doit se demander qui s’en rendra compte mais ils vont comprendre, ils vont comprendre...