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 En Californie, le danseur Erik anderson tourne un film sur la danse. C'est un tournage difficile, qui fait sans cesse référence à Nijinsky, et il faut souffler...

Au matin, il le suivit de nouveau au studio où, comme les jours précédents, il le regarda travailler avec les autres danseurs. Il lui offrit le même dépouillement et le même silence intérieur et Julian se dit que la danse est un art austère que peu peuvent comprendre. Tous travaillaient dur. Les musiques n'étaient plus les mêmes. Les visages se tendaient sous l'effort. Ce qui changeait la donne, se dit le décorateur, c'était que la prochaine fois que ces danseurs et leur chorégraphe se verraient, ce serait pour le filmage des ballets. Il y avait de quoi être tendu mais quand les exercices prirent fin, il les trouva communicatifs et rieurs.

Il y eut encore une journée où ils parlèrent et lurent et où ils regardèrent l’énigmatique photo et il y eut encore un soir où Erik se déshabilla avec naturel, alla se doucher puis revint et s'étira. Bientôt, il s'allongea sur le lit et remonta les draps sur lui ; sa posture était involontairement gracieuse. Il était très désirable et Julian fut une fois de plus saisi. Erik était encore si jeune, déjà meurtri et complètement désarmant. Il irradiait. Comme son compagnon ne le rejoignait pas, il dit avec naturel.

- Tu restes à lire ?

- Ce carnet, oui, tout au moins, ce qui est en anglais et je regarde cette photo. Chaque jour, tu es plus proche de lui. Moi-aussi, je dois essayer.

Le visage du danseur était plein de rêves et d'exigences et Julian fit ce qu'il avait dit : il lut. Quand plus tard, il rejoignit son danseur qui semblait endormi, il fut surpris par son désir et son ardeur. Ils roulèrent dans les draps tièdes et ils furent heureux.

Le lendemain, beaucoup partaient et Julian demanda :

- Nous aussi nous partons ?

- Oui, tu vois bien. On part tous peu à peu.

Ils avaient eu deux journées lentes où ils avaient cherché des clés. C'était fascinant car Erik semblait en avoir davantage mais ils commencèrent à migrer. L’idée était de redescendre par étapes vers Los Angeles en suivant la côte. Ils roulèrent donc et se baignèrent dans les eaux du Pacifique à Newport et ailleurs. Erik s'essaya au surf et Julian le regarda avec émerveillement. Le soir, ils mangèrent du poisson grillé et des fruits de mer. Et le lendemain, ils avaient changé d'endroit. C'étaient des jours de vacances ; Ils s'amusaient. Les hôtels étaient élégants. Dès qu'il le pouvait, Erik se replongeait dans le scénario du film, et consultait le carnet, regardait la photo, relisait ses notes, allait à d'autres livres mais Julian le tirait vite de ses obligations.

- Que font les autres ? Ils s'amusent ?

- Oui, les danseuses ont retrouvé leurs amants et elles font l'amour quelque part. Elles sont heureuses.

- Wegwood ?

- Il a retrouvé sa femme et ses deux garçons. Ils sont tous à Los Angeles maintenant. Je crois qu'il souffrait de les savoir en Angleterre.

- Mills ?

- Là, je ne sais pas. Il continue de fréquenter les restaurants chinois …

- Tu ne sais rien de lui ?

- Non, il parle peu.

- Nous aussi devons rire, Erik, n'est-ce pas ?

Le danseur riait et acceptait. Et lentement, ils se dirigeaient vers Los Angeles, les nuits bienfaisantes succédant à celles où l'amant exigeant prenait barre. Toujours Les danses siamoises revenaient à la mémoire d'Erik et toujours il pensait à la belle photo de Nijinsky. Il faudrait rendre compte. Ce cadeau !

Enfin, ils s'approchèrent de la grande ville et avec le bel élan naïf d'un Européen qui découvre l'Amérique, le danseur s'exclama !

- Le cinéma, Hollywood !

Et tous deux, sans savoir ce qui les attendait, furent heureux comme des enfants.

- Où tournerez-vous ?

- Dans les studios de Burbank. C'est le nord d 'Hollywood. Ne me demande pas pourquoi on tourne là, je n'en sais rien. Je sais juste que Baldwin travaille pour New line cinema et donc pour la Warner. Après, il est producteur indépendant...

- Cela signifie qu'il a réuni les fonds, ce qui, à mon avis, pour un film aussi ambitieux et pointu que celui-là, a dû lui demander beaucoup d'habileté et beaucoup de relations. Ensuite, il est arrivé avec son scénario bien ficelé et Mills sous le bras et il a sollicité l'appui d'un grand studio.

- Tu es bien renseigné !

La production avait pourvu Erik d'une chambre d'hôtel et c'était le premier soir. Julian en prit une autre dans le même hôtel et décida de s’accommoder d'un lieu qui ne lui plaisait guère. Il aimait le vrai luxe or ces chambre mélangeaient le bon et de mauvais goût. Que de couleurs acidulées et de meubles inutiles ! Mais les lits étaient immenses et c'était une aubaine. En le lui faisant remarquer, il réussit sans difficultés à faire sourire son ami et la première soirée fut tendre et drôle. Pour lui, les vacances continuaient. Il avait posé six semaines de rang, ce qui ne lui était jamais arrivé et pour les obtenir, il avait abandonné certaines commandes. Il ne le regrettait car pour le Bostonien, le vrai homme de la côte est qu'il était, cette Californie se révélait exotique à souhait : c'était le début d'une longue aventure. Le tournage des ballets en costumes et dans de vrais décors allait commencer, Kyra Nijinsky était attendue, d'autres scènes allaient être tournées, entremêlant des images dans danseurs en costumes, certains textes du Journal et des réflexions des danseurs eux-mêmes. Tout cela s'avérait passionnant. De plus, le compositeur des musiques additionnelles allait croiser celui qui avait supervisé l'orchestration des morceaux de Von Weber, Debussy et Stravinsky utilisés pour le film. La profession de Julian et sa grande réputation l'avaient habitué à côtoyer des chanteurs d'opéra et des chefs d'orchestre de premier ordre mais ce tournage lui donnait l'opportunité de croiser des gens de cinéma, ce qui pour lui était nouveau et il s'en réjouissait. Résumant ses sentiments avec son humour habituel, il déclarait :

- Être snob suppose de savoir se renouveler et c'est le cas ! Quel bonheur !

Celui qui l'intriguait le plus était Christopher Mills, ce réalisateur ambitieux à l'apparence brouillonne qui dirigeait Erik. A l'évidence, ce serait un beau film et de nouveaux horizons s'ouvriraient pour l'un comme pour l'autre mais qu'en était-il au quotidien ? Erik restait secret. Il fallut donc le forcer à parler.

- Il sera à Los Angeles comme il était à Corona del mar, n'est-ce pas ? Tu l'as décrit comme très précis et professionnel, très demandeur à ton égard mais courtois.

- Je pense, oui.

- Tu es inquiet ?

- Ce sont des enjeux lourds. Il peut être très autoritaire.

- Mais tu pourras le gérer, cela. Tu as l’habitude qu’on te mette en scène, non ?

Manifestement, Erik n’était pas aussi serein. Le sentant fébrile, Julian lui dit :

- Ce que tu as vécu à Corona del Mar était plus simple et les données sont désormais d'un autre ordre, mais tu m'as déjà semblé si impliqué ! Quels problèmes pourraient-ils surgir ? Tu as peur de quoi ? De tous ces gens qui seront autour de toi ?

- Un peu...

- Au New York City ballet, tu connaissais déjà cela. Il y a toujours beaucoup de monde autour d'un spectacle. S'agit-il des mondanités ? Tu m'as dit devoir participer à je ne sais combien de dîners !

- Non, ce n'est pas cela. J’irai aux dîners.

- Alors ? C'est le fait d'être filmé sans cesse et de répondre à tant d'attente ?

Erik, fragilisé, insista :

- Je ne sais pas vraiment. Dis-moi, tu es conseiller technique ?

- Encore cette demande !

- J'ai vraiment insisté c'est vrai et dès mon arrivée ! Quelle est ta réponse ?

- Oui, maintenant, c'est sûr.

Le jeune homme parut soulagé.

- Dis-moi comment tu as fait ?

- Je me suis toujours vanté d'avoir beaucoup de relations et il se trouve que Baldwin, le producteur du film, connaît un certain Paul Curtis. Cet homme est professeur d'histoire des Arts à l'université de Californie. Il est spécialisé dans les grands mouvements musicaux et théâtraux en Europe et principalement en France du début du vingtième siècle, à la veille de la guerre de 14. Dans le temps, j'ai travaillé avec lui. Je l'ai appelé. Il n'a pas manqué de dire à Baldwin que pour la période que le film abordait, quelqu'un comme Julian Barney était, selon lui, de premier ordre. Il devait avoir sur le sujet des connaissances aussi vastes sinon plus que les siennes. Il a ajouté que, si lui, n'était qu'un théoricien, j'étais moi impliqué dans la création de décors et de costumes et que les Ballets russes m'avaient été familiers. J'ai travaillé ici et là. Le Metropolitan est mon actuelle contribution. De plus, Baldwin est snob. Or, je ne t'apprends rien : mes coups de fil aux divas, mes rencontres avec des ténors, les chefs d'orchestre, mes relations amicales avec plusieurs compositeurs, pour ne citer que ceux-ci, l'impressionnent.

- Je suis content.

La nuit, d'abord sages, ils cessèrent de l'être sans que jamais ne disparut l'inquiétude d'Erik. Elle s'introduisit même dans les gestes de l'amour et dans l'apaisement qui l'accompagne. Ce ne pouvait être à cause d'un scénario manifestement très étayé. Il n'y avait quasiment pas descellé de faute historique. Il restait l'affectif, l'amour propre ou l'art...C'était l'art.