MASTER CLASS NIJINSKY

En Californie, Erik Anderson rencontre Kyra, la fille de Nijinsky. Elle lui sera très précieuse pour le film qui se tourne sur la danse...

Elle revint et posa sur une petite table une vase plein de grands lys.

-Que vous inspirent toutes ces photos ?

-Je vois passer votre vie...

Elle lui montra des dessins de décor, de costumes pour les ballets qu'il évoquait : le Faune, Jeux, Le Spectre.

-Vous ne pouvez connaître tout cela.

-En effet, non.

Il regarda avec attention tout ce qu'elle lui donna à voir et répondit à ses questions. Puis, elle donna ses impressions :

- Vous savez : je suis une gardienne. Ce que je vous montre témoigne d'une époque disparue. Il y a avait une effervescence extraordinaire, une sensibilité qui n'est plus palpable désormais. Le temps a passé. Je comprends que les ballets qu'a dansé mon père et ceux qu'il a créés ne peuvent qu'être montrés différemment. Seulement, c'est mon père. J'ai parfois vu fort peu de fidélité...

- Tout le monde, dans ce film, tente de présenter les ballets et les textes au plus près de lui.

- Oui, vous m'avez envoyé des notes là-dessus, une copie du scénario et des vidéos. Le souci que j'ai est que les répétitions, à vous entendre, sont finies.

- Elles le sont.

-En ce cas, vous aurez beau me dire que vous pouvez faire des modifications puisque je suis invitée pour donner mon avis et le donne dès maintenant, ce que je demande ne sera pas pris en compte.

Erik sursauta.

- Et pourquoi cela ?

-Vous semblez bien peu connaître le monde et ses travers !

- Je le connais assez pour savoir qu’on vous écoutera. Je m'y engage !

Elle posa sur lui ses yeux verts :

- En ce cas, je vais être franche. J'ai vu les vidéos du «  Spectre de la rose » et du « Faune » tels que vous les avez répétés. Je mentirais en vous disant que j'ai tout aimé.

Il lui front avec vaillance :

-Que dois-je faire ?

-Répétez de nouveau et vous comprendrez. Toutefois, je vais écrire ce qui me semble juste. Vous leur expliquerez. Ils n'oseront tout de même pas me mécontenter !

-Non, je ne pense pas.

Les yeux brillants, il poursuivit :

-Bien. Pourquoi ne dites-vous rien de « Jeux » ?

-Ce que vous faites est très bien. Là, je n'ai rien à dire. Et puis, je sais que vous avez insisté pour que ce ballet soit présenté à New-York et je vous en sais gré. Je vous suis reconnaissante pour votre détermination.

-Je suis mécontent de moi sur les deux ballets que j'ai interprétés à New- York.

Elle était rusée et faisait attendre :

-Vous avez tort. Vous êtes très bien formé et votre technique est excellente. Vous êtes très expressif et vous sautez merveilleusement. Vous avez un don. C'est évident. Ils le savent à New York : vous êtes programmé, la salle est comble. Ils ne sont pas prêts de vous laisser partir. Je me trompe ?

- Non.

- Ils vous ovationnent. Ils se lèvent pour vous.

- Oui.

- Vous faites plus que les éblouir : vous les atteignez.

- Oui.

AUTRE ORIENTAL

-Il ne faut pas confondre votre amour pour la danse et votre grâce infinie avec les errances dans lesquelles on peut vous entraîner. A votre égard, je ne parlerais pas de « talent ». Irina n'aurait pas pris la peine de vous consacrer tant de temps s'il avait été question de « talent ». Vous avez réussi à imposer « Jeux » au Ballet de New York qui n'en voulait pas. Vous êtes au centre du film. Parlez-leur et vous verrez ce que vous obtiendrez.

Il hocha la tête et la vit se lever. Elle réalisait soudain qu'elle ne lui avait rien proposé à boire ni à manger et s'affairait, lui apportant du café et des sandwiches. Elle ne mangeait rien elle-même et allait et venait, un peu lourdement dans le salon tandis qu'il l'observait. Puis, quand il eut fini, elle débarrassa, partit chercher des documents dans une pièce et revint vers lui. Elle lui tendit une photo :

-Tenez.

C'était son père dans un costume oriental raffiné. Il avait posé allongé au sol, dans une pose alambiquée : les mains sur le sol, le dos tendu et jambe passant par-dessus l'autre. Son long et étrange visage fardé était surmonté d'une petite calotte orientale ornée de rubans et toute sa mise était exotique. C'était le danseur de la Danse siamoise dans Les Danses orientales. La photo datait de 1910. Ce qui frappait évidemment, c'était la force physique du danseur et l'expression résolument séductrice du regard. C'était une belle séduction et une belle virilité malgré l'étrangeté du costume pour un européen. Il le devinait, pour un indien, un asiatique, ce genre de vêtements très ornés de pierreries n'auraient pas semblé « féminins ». Et de toute façon, il le savait, les costumes des ballets russes étaient somptueux, très colorés, luxueux et, bien sûr très orientalistes. Ce devait être le décalage et regard si singulier. Provoquant ? Non. Envoûtant ? Probablement. Intense et inquiet mais magnifique, plus certainement. Pour lui, en tout cas.

Il fut silencieux un long moment, la photo dans les mains puis il redressa la tête et il eut un mouvement pour mettre ses cheveux en arrière qui la laissa surprise et presque rieuse. Elle voulait de lui quelque chose qui était dans la photo, il le sentait bien mais c'était à venir car ils se verraient à Los Angeles. Ses grands yeux verts étaient centrés sur lui :

- Certainement un bon" Spectre de la Rose" et un bon" Faune". Il faudra voir ! Pour "Jeux" aussi !

Mais elle le dit en russe et ne traduisit pas. Il voulait parler des merveilleux costumes des Ballets russes, des décors sur lesquels elle savait tout et de ce que son père avait tenté de dire mais elle l'interrompit :

-Je vous laisse ce carnet. Vous le regarderez. Les textes sont quelquefois en russe. Faites-les traduire. Les autres sont en anglais.-

-C'est un prêt très précieux. Toutefois, nous n'avons pas parlé des textes du Journal qui ont été choisis pour le film et des textes qui sont des montages.

-Non, mais vous saurez faire.

L'un et l'autre étaient las maintenant. Très ému et très déférent, il lui prit une main et l'embrassa. Elle le salua et le raccompagna à la porte mais comme il se retournait pour lui sourire, elle sembla se replier sur elle-même. Certainement, elle viendrait. Elle lui avait donné son accord. Cependant, il le comprit, ce serait difficile. Elle ne voulait pas un danseur si impeccable soit-il ; elle voulait son père. Elle voulait Nijinsky. Elle serait impérieuse  et toujours en désaccord.

Il commença à rouler en tentant de s'apaiser mais le doute l'assaillit. Qui regarderait vraiment une personne telle que Kyra Nijinsky ? Qui se préoccuperait de ses intentions profondes ? On attendait qu'elle soit une bonne caution comme on attendait de lui qu'il soit le beau danseur danois qu'on applaudissait à New-York  et qui, malgré son succès et son charisme, décidait de faire un film difficile. Ils n'étaient pas là pour changer leur vision. Mais il y avait cette photo extraordinaire, il y avait ce carnet, il y avait cette femme aux yeux verts et cette photo du danseur. Il ne lui restait qu'une seule chose à faire : suivre à la lettre ce qu'elle lui avait dit et ne pas la décevoir...

Il téléphona à Mills que tout allait bien mais qu'il ne rentrerait pas tout de suite. Il devait faire une pause, réfléchir. Il chercha un joli hôtel en bord de mer. Le Pacifique ! Il était encore assez tôt pour acheter un maillot de bain. L'été brillait. Il s'enfonça dans les vagues et nagea longtemps. Puis il dîna et but du vin blanc. Il respirait calmement et restait en silence.

A Christopher, un peu inquiet, qu'il rappela, il dit :

- C'était incroyable mais il faut que je sois seul, un peu.

- Tout va bien, tu es sûr ?

- Oui, je t'assure.

- Ton ami, Julian Barney arrive bientôt, tu n'as pas perdu la mémoire ?

- Je sais qu'il arrive.

Et il disait vrai, s'étant régulièrement entretenu avec lui au téléphone depuis son arrivée en Californie. Pourtant, cette rencontre avait tout bousculé. Aussi éreinté que confus, il tomba dans un sommeil turbulent. Au matin, il était tendu de nouveau puis il décida de ne plus l'être et s'étira.