Bientôt Julian sera en Italie. Mises en gardes à l'amant.
Par respect pour Julian, il se retint de répondre mais celui-ci le retrouva seul à plusieurs reprises, soupirant et tentant de garder son calme. A la vérité, le jugement du monde lui faisait peur. Si un artiste jugé excellent à un moment n'était plus adulé du tout avant d'être rejeté, qu'en était-il de sa véritable valeur ? La carrière d'un danseur classique n'est pas si longue. Lui-aussi pouvait tomber en disgrâce et sur quels critères ? Le lendemain, Erik se leva tard et partit au théâtre où il travailla d’arrache-pied avec cette sévérité qui faisait parfois reculer. Le soir, il monta sur scène où il fut très applaudi. Quand il eut regagné l'appartement de Julian, ils burent du champagne et se sourirent. Personne ne fut très bavard et dormant côte à côte, tout fut difficile. L'hostilité d'Erik revenait et s'intensifiait. Les jours suivants, le décorateur passa beaucoup de temps au Metropolitan et bien que les deux bâtiments fussent côte à côte, il ne croisa pas Erik. Il le complimenta cependant pour sa prestation dans Casse-Noisette.
- Je ne suis pas si bon.
- Les critiques ne disent pas ça ; et crois-moi, ceux dont je parle ne sont pas angéliques !
- Je ne suis pas si bon.
- Mais personne ne te dit rien !
- Comment tu le sais ?
- Je suis américain. Je sais.
A peu de temps de là, son ami le surprit faisant seul des essayages et s’observa dans l’un des miroirs de la chambre d’ami. Il portait un blouson en cuir, un pull près du corps avec des jeans. C’était des vêtements offerts. Le décorateur le complimenta.
- Superbe.
Le danseur se tourna vers lui. Sur son visage se lisait le désir de ces étreintes que les fêtes précédentes lui avaient permis d'assouvir. Julian le provoqua :
- Sors seul. Ce sera simple.
- Quoi ?
- Tu m’as très bien compris.
- J’ai compris mais je ne veux pas. Non.
- Pourquoi ? Ce serait un problème d’indécence ?
- Non.
- Alors ?
- Ce serait un problème de respect.
Le décorateur se demanda si Erik mesurait l’ambiguïté de sa réponse mais il n’alla pas plus avant. Il dévia la conversation et peu à peu. Ils s’installèrent sur un canapé et burent des verres. Les débuts furent timides mais le danseur devint cet être de désir dont Julian guettait les apparitions et ils s'étreignirent.
Les jours et les semaines qui suivirent montrèrent cependant que l’équilibre dans lequel ils vivaient était précaires. Le décorateur prit donc les devants :
- Tes tentatives pour trouver ton propre logement n’aboutissent pas, je le vois et tu es, de toute façon, assez hésitant. Au rythme où vont les choses, on va se fâcher. Tu ne supporteras plus d’être là et tu m’en voudras. Une fois les hostilités déclarées, il est difficile de revenir en arrière. On s’est dit trop de sottises et on est blessé…
Erik savait qu’il avait raison mais il ne s’attendait pas à ce qui allait suivre.
- Je ne veux pas qu’on arrive à se jeter n’importe quelle ineptie à la figure. Ta situation va se stabiliser, tu vas être résident et pouvoir faire ce que tu veux. En attendant, on va vivre dans deux lieux différents mais ce sera qu'une séparation ponctuelle. Cet appartement est à moi. Ma famille en possède un autre à Manhattan mais il est plus éloigné de mon travail. Il est cependant agréable et je vais m'y installer.
Le danseur demeura stupéfait. Julian lui abandonnait cet appartement splendide dont il ne parvenait pas à se lasser.
- Mais enfin, pourquoi ferais-tu cela ?
- Parce que tu es un magnifique danseur. Entre autre.
- C'est généreux.
- Oui, ça l'est.
Comme le danseur continuait de l’observer avec stupéfaction, il devint plus précis :
- Ma générosité n’est cependant pas complète et je vais énoncer certaines restrictions. Tu dois comprendre que beaucoup de mes documents de travail sont ici. Je ne peux pas tout transférer d'un coup et de toute façon, ce n'est pas souhaitable. Une grande partie de la semaine, je serai ailleurs mais il m'arrivera d'être là aussi. Je te dirai mes « mouvements ». Regarde le répondeur. Ne prends pas un air offusqué quand je viens travailler ici...
Erik parut gêné.
- Mais non, pas du tout !
La décision de son ami le soulageait et elle l'arrangeait beaucoup puisqu'elle lui permettait de rester dans un beau cadre sécurisant en lui épargnant la mesquinerie et la dureté d’une rupture, qui après tout, pouvait venir de cet ami pour l’instant très patient. Toutefois, trop afficher sa satisfaction s'avérait maladroit.
- Tu pars de ta maison ?
- Oui.
- Pour moi ?
-Je te suis reconnaissant de dire « pour moi » et non « à cause de moi ». Mais oui, je pars. Enfin pour l'instant.
- Tu as des choses à me dire ?
- Oui.
- Dis-les.
- La première consigne est la suivante : n’oublie pas que, malgré tout, tu es chez moi…
- Je ferai attention mais la danse me prend quasiment tout mon temps. Tu ne me verras pas tant que cela ! J'imagine que tu veux me dire d'autres choses ...
Rien dans la façon dont il parlait n'était provoquant ; il semblait au contraire soucieux d'être conciliant. Julian poursuivit :
- Écoute Erik, à New York, les tentations sont multiples. Tu penses le savoir mais tu ne mesures pas ce qui peut arriver. Ils risquent de ne pas vouloir te lâcher, les hommes que tu vas croiser et pour les femmes, ce sera pareil. Quant à toi, il se peut que tu te sentes très rapidement très motivé. Ce n'est pas à moi de te dire ce que tu dois faire mais il y une chose que je te demande vraiment : ne les emmène pas ici et surtout pas dans mon lit. C'est une ville immense, forte, captivante pour quelqu'un comme toi. Erik, respecte ma demande, je t'en prie.
- Pourquoi me parler ainsi ? Où veux-tu en venir ?
- Trouve tes lieux.
- Je ne sais même pas ce que je vais faire...
- Compte sur eux pour te donner des idées, des bonnes de temps à autre et le plus souvent, des mauvaises... Ne te fie pas trop à toi-même...
Erik était déconcerté. Les remarques de Julian n'étaient pas anodines. A la fois intrigantes et sèches, elles le poussaient à en demander plus.
- Je suis quelqu'un de responsable !
- Responsable ?
- Il y a une suite à cette phrase...Termine-là !
- Ton corps est précieux pour la danse comme l'est ta beauté. Fais attention à toi.
- Mais pourquoi me dis-tu cela ? C'est un drôle de discours !
- Oui mais il est juste. Erik, prends soin de toi...
- Je le ferai.
- Le dire en pensant à autre chose ne suffit pas.
- Je ferai vraiment attention.
- C'est bien ! Et pas ici.