Julian aurait pu rester amer et se dire qu'Erik, n'étant pas sur son territoire, l'utilisait sans éprouver rien d’autre pour lui que de la sollicitude. Toutefois, même s’il faisait mine de ne pas être concerné, le fait qu’il était un homme d’argent, aimait le luxe et les arts et connaissait tant de gens influents pouvait finir par avoir un sens pour le lui et l’amener à évoluer… Il choisit la patience, qui n'est pas une marque de faiblesse et Erik tergiversa. Retenant la leçon, il s'efforça d'être drôle et charmant avec celui qui, après tout, lui rendait la vie heureuse. Son ami lui en imposait par son élégance et son autorité naturelles et il le consultait beaucoup pour un oui pour un non. Les jours passaient dans le travail et la recherche du meilleur et lumières s'allumaient puis s’éteignaient au théâtre le temps d'un spectacle. La vie intérieure et la vie extérieure, les archétypes de la danse et les enjeux du quotidien. Il se sentait heureux. Il adorait New York puisque qu'immensité et possible semblaient s'y rejoindre. Tout pouvait être bien du moment que son ami restait ce guide étincelant qu'il pouvait être, lui montrant les moindres retraits de la ville. Et il y avait la scène. Julian allait le voir danser aussi souvent que possible et l'admirait, l'admirait. Ne sachant pas encore que le danseur tournerait des films et deviendrait chorégraphe, il restait protecteur et attentif face à celui qui ayant accepté la discipline qu'impose la danse classique l'accepte journellement avec le lot qu'elle a de souffrance et de rigueur. Il commençait à percevoir que la formation d'Erik échappait aux concepts américains tout en le ramenant à Balanchine. Avoir une technique parfaite, un charisme évident et la beauté, c'était bien mais il allait déjà bien plus loin. Barney qui n'était pas nécessairement romantique n'en revenait pas. Ce jeune homme était prêt à mourir pour son art ou à être surpris, sur son lit de mort, évoquant le rôle auquel il s'était identifié. Il pensait à Pavlova qui, selon la légende, était morte en faisant les derniers mouvements de la mort du cygne et à Nijinsky qui aurait à la fin de sa vie refait les mouvements de bras du beau spectre de la rose. Un danseur comme cela échappait aux codes. Ce devait être l’influence de cette Finlandaise qu'il respectait et de ce russe dont il parlait avec respect mais Erik ne disait rien d'eux, se contentant de les mentionner.
- Deux ballets. On t'admire. Tu viens d'ailleurs...
- Du Danemark, tu le sais.
- De bien plus loin. La salle se remplit de critiques, d'amoureux de la danse et tu n'es pas convaincu ! Pourtant, tu tiens ta promesse : ils se lèvent, ils t’ovationnent !
- Non. Ce peut être des spectateurs plus snob que lettrés et pas forcément des amoureux de la danse !
- Non ! Explique-moi.
- Les chaussons noirs, la Russie ? Je ne parle pas beaucoup.
- Tu tiens des promesses ?
- Si tu veux. C’est comme s’il y avait un héritage. Je dois répondre.
De nouveau, il parut gêné de vivre chez Julian. Il voulait son indépendance et se démultiplia. Il eut un soudain un projet de collocation et parut très content jusqu'à ce que le danseur qui lui avait l'offre se rétracta, ce qui le vexa. Il nourrit ensuite l'espoir de loger dans le Queens. L'appartement spacieux et le loyer modique mais Julian n'eut même pas besoin d'insister sur les trajets quotidiens et fastidieux qu'impliquait un tel lieu de vie. Il comprit de lui-même et se lança plus activement dans ses recherches mais les offres étaient rares et orientées sauf les hôtels et il se résolut pas à en prendre un. Il était encore enfantin.
- Il me faut partir !
- Je souhaiterais que tu restes car j'ai confiance en toi. C'est toi qui ne me rends pas cette confiance !
- Tu me prendrais au piège !
- J'adorerais mais c'est peu probable.
Sa manière d'être était intimidante car elle n'était pas impolie. Il était prêt à devenir délicieusement adolescent, comme il l'était à Londres, laissant derrière lui toute ruse.
- Tu es très jeune et pour un Européen, l'Amérique est un autre monde. J'ai le sentiment que tu as un abri ici, tu es protégé. On dirait que tu ne veux pas l'accepter alors que ça te rassure et mon but est bien de te rassurer !
- Tu le fais.
- Alors ?
Erik était mal à l'aise. Bien plus jeune, il s'était fait une promesse qu'au bout du compte, il ne tenait pas. Plus jamais Sonia et surtout, plus jamais Mads. Or il y avait déjà eu Jane et maintenant, il y avait cet homme qui ne laissait pas indemne. Il s'en voulait et lui qui n'était pas superstitieux se prenait à penser qu'il paierait car il s'était parjuré.
- Je n'ai pas de réponse.
- Je vois et tous voient ce que tu es. Tu es une exception et ceci est bien au-delà de ma vie sentimentale. Ne résume pas mon attitude à une simple captation.
On approchait de décembre et le danseur s'apaisa, se contentant le plus souvent de dormir dans la chambre d'amis. Casse-Noisette qui faisait comme chaque année l'attraction des fêtes était déjà en répétition et Erik allait et venait, toujours aussi sur le qui-vive et de plus en plus observé. Sentant qu'à son tour il devait rassurer Julian, il rechercha avec lui tout ce qui à New -York était danois, des livres à la vaisselle et du mobilier aux cosmétiques. Ils goûtèrent aussi à une cuisine que le décorateur connaissait peu. Et pour finir, Erik émit un dernier vœu :
- Au Danemark, Morton et Mathias Skaende me fournissaient mes chaussons de danse. Je peux me les faire envoyer mais je pense qu'il y a ici de vrais professionnels. C'est très important. Pourras-tu me donner des adresses ?
- Tu veux des chaussons de danse sur mesure ?
- Oui, viens voir. Ceux-là viennent du Danemark ; regarde bien. Tu vois la différence ?
- Ils ne sont pas identiques ; une très légère différence entre le pied gauche et le pied droit. Pour ce dernier, le talon est renforcé et la pointe aussi... Et tu le ressens ?
- Bien sûr. Les frères Skaende sont des génies. Leurs chaussons te sont adaptés. Seulement, ils sont âgés. Ils vont arrêter.
-Je vais chercher.
Il le fit sans succès et le temps passa. Peu avant Noël, Erik devint mutique et froid. Il devait assurer une représentation le 24 décembre et une le 25 alors que Julian partait pour Boston rejoindre des amis de longue date et saluer sa mère. Au moment où il quitta l'appartement, il eut un pressentiment. Il laissait Erik trop seul.
- Tout ira bien ?
- Je serai très occupé. La danse…