Julian sourit. Erik avait enlevé son manteau d'hiver. Il portait un jean et un grand pull noir à col roulé et avait de grosses chaussures. Il avait son style propre cette fois et avait abandonné le dandysme qu'il affectionnait en Angleterre. Portant des matières confortables mais non luxueuses et ayant écarté tout accessoire, il n'imitait plus non plus le décorateur. Son apparence était presque hiératique. Maintenant sa réserve, il dit qu'à Copenhague, tout était déjà gris et bleu, la neige s'annonçant.
-Ici, l’hiver se fait attendre. Tu le verras graduellement s’installer en regardant les arbres du parc. Tu vas voir : tu vas vouloir rester quelques temps!
Cette fois, charmé, le beau jeune homme baissait sa garde et se mit à sourire.
- D'accord. C'est très généreux.
Julian lui sourit et enchaîna :
- Tu as faim ?
-Non, vraiment pas.
- Un café ?
- Oui.
Après l’avoir bu, il regarda avec gravité le décorateur. Celui-ci lui dit :
- Sans doute es-tu fatigué ?
C'était un clin d’œil et un appel mais Erik ne voulut pas comprendre pas et secoua la tête.
- Non, pas du tout ! J'ai voyagé en première ! Il y avait une hôtesse de l’air très bien faite. J'avais envie de lui demander son numéro de téléphone !
- Tu ne l'as pas fait ?
Quelque chose venait de changer dans la voix de Julian et Erik comprit sa maladresse.
- Non.
Il ne servait à rien d’éluder et l’acceptant brutalement, il fit face à cet homme qui le voulait intensément. Il lui sourit. Son enthousiasme n’était pas si grand et il restait méfiant mais l'attente de Julian était forte et il n'y avait plus grand chose à alléguer. Il lui lança un regard éloquent et le suivit dans sa chambre.. Elle était vaste et d'un grand raffinement. Toutes sortes de tableaux ornaient les murs. De tableaux cossus intérieurs anglais du dix-huitième siècle côtoyaient des toiles de peintres américains du dix-neuvième. Comme il s'approchait de lui et lui caressait la joue, Erik abandonna toute réserve. Les draps étaient frais, le corps de son amant entretenu et odorant, ses yeux bruns posés sur lui pleins de certitude. Il restait à se caresser et à gémir longuement avant de s'apaiser. Quand ils furent rassasiés l'un de l'autre, Erik ne sentit que le bonheur d'être dans l'instant et ils passèrent une fin de journée joyeuse à marcher dans le quartier et à faire des achats pour le dîner. Le soir, dans la pénombre du grand salon, le danseur resta longtemps, émerveillé, à observer la rue qui jouxtait le parc et les arbres mouvants du grand jardin et de nouveau l'amour physique lui parut simple et porteur de joie. Le lendemain, cependant, il fut assailli par un sentiment de vacuité et de décalage. Il y avait eu Mads et Sonia et tous deux avaient bandé leurs forces pour l'avoir. Sonia avait été la première femme dont il avait été follement épris mais alors même qu'il lui appartenait avec délices, elle, avait été lâche et l'avait laissé pour rejoindre un amant fortuné. Mads, qui avait précédé la ballerine, avait été si rieur et tendre au début de leurs relations que jaloux, morbide et vengeur quand il avait voulu se détacher de lui. Et il était mort brutalement. Et maintenant il y avait cet homme qui le voulait tellement et qui ne savait de lui que ce qu'il avait bien voulu lui montrer. Comment serait-il,-lui ? Comme Sonia qui ne lui avait pas pardonné d'être le danseur qu'il était ? Comme Mads qui ignorait tout de la danse et ne voyait que le bel amant à former ? Ces deux êtres l'avaient laissé dans le désarroi et la honte comme s'il n'était pas bon d'être crédule. Aimer violemment n'est pas le gage qu'on vous aime en retour et être aimé de façon possessive peut être tout aussi dangereux. Julian ne pouvait donc que faillir. Il semblait si empressé !
- J'ai pris un congé de trois jours. Nous allons visiter. Tu te sens prêt Erik ?
- Oui. Tu me rends la pareille ! Je t'ai fait beaucoup marcher dans Copenhague !
- Exact.
Et ils marchèrent beaucoup en effet. Au Modern Art et au Metropolitan Museum, Julian était disert mais il l'était aussi devant la statue de le Liberté, dans le quartier chinois où à Little Italy. Il adorait commenter et le faisait avec drôlerie s'ingéniant à interroger Erik sur ce qu'il avait retenu. Il n'aimait pas nécessairement l'Amérique mais il aimait la côte est et son histoire. Des théâtres new-yorkais, il savait tout comme il n'ignorait rien des spectacles de danse et d'opéra. L'écouter était un plaisir et Erik prit beaucoup de plaisir à errer dans la ville avec un être aussi érudit et aussi drôle. Et puis, il fut admiratif : Julian l'estimait comme danseur et n'avait aucun doute sur sa réussite. Son respect était total et il faisait même preuve d'humilité face à un jeune artiste dont il connaissait la force. La méfiance d'Erik ne put que fléchir.
- Je vais rester quelques jours...
- Ou quelques semaines...
- Je ne sais pas encore...
- Erik, moi je sais. Un logement tu en trouveras un mais tu ne peux le faire tout de suite à cause de la bureaucratie américaine. Tu ne peux avoir que du transitoire pour l'instant.
- Je suis donc supposé attendre...
- Oui mais que tu travailleras, ce sera différent.
- D'abord les rendez-vous : Jerome Robbins et Peter Martins.
- Oui, quand est-ce ?
- Après- demain
- Encore une journée de marche et d'amour, alors ?
- Oui.