- Maman, il y a eu Skagen. Kirsten et moi avons eu une sorte de révélation. La lumière était surnaturelle et il y avait ce sentiment d'être au bout du monde. C'était beau, poignant. Ensuite, il y a eu une fille. La sœur d'un camarade de classe. Elle faisait de la danse classique. Une fois, je suis allé chez eux : elle m'a montré sa tenue, ses chaussons et des photos. Ce n'était rien que de petits spectacles d'écoles de danse et les photos étaient très anecdotiques mais il y a eu un déclic. Et puis, une fois, à la télévision, j'étais supposé dormir et vous regardiez la télévision ; On parlait d'un danseur russe devenu fou. On le voyait en photo. Il posait dans différents costumes. Il se dégageait de lui une énergie extraordinaire, une frénésie excessive. On devinait que sa beauté n'était pas conventionnelle, qu'il n'était pas parfaitement beau mais que la danse lui donnait une grâce, une harmonie physique, un rayonnement qu'il n'aurait jamais atteint sinon.
L'expression de son visage, tout à l'heure moqueuse, était maintenant exaltée. Ses yeux semblaient d'un bleu plus sombre et sa bouche s'ouvrait sur un demi-sourire. Dans la rêverie, il était imposant.
- Tu dis que Kirsten et toi aviez eu un rêve de beauté. Mais toi seul pratique un art aussi élevé !
- Elle enseigne la littérature. Elle est universitaire. C'est son rêve à elle. J'aime bien la voir. Son mari est un type bien et leurs deux fils sont des génies à l'école. Mais elle est jalouse. C’est grave ?
- Non. Ton père, oui, c'est grave. Je ne sais ce que vous avez l'un avec l'autre mais c'est pénible. Bon, et il y a Else et Marianne. Elles t'amusent, n'est-ce pas ?
- Else est mannequin. Elle voulait apprendre la coiffure et elle a bien fait de changer d’avis ! Elle a tout de suite gagné de l’argent : elle devait avoir un press-book convainquant !
- Toi et elle, si beaux et si...
- Si ?
- Mais si doués, si...
Il se mit à rire de nouveau puis s'arrêta. Claire avait les larmes aux yeux.
- Tout était mis sur mon frère et il est tombé si malade ! Je ne voulais pas d'une profession intellectuelle ! Ils étaient tous si « intellectuels » dans cette famille. Même la maladie d'un enfant qui devenait complètement dépendant devenait prétexte à des raisonnements, des sentences ! Je ne voulais pas être comme eux. Je suis partie. Je n'ai pas grand-chose. J'ai...
- Maman !
- Mon frère est mort. Ils étaient mécontents ! Ils semblaient m'en vouloir !
Elle pleurait. Il se leva, contourna la table et la prit dans ses bras.
- Mais qu'est-ce que tu racontes ! Je les ai vus ces grands-parents ; si bourgeois, si français, si aigris ! Ce n'est pas ta faute. Tu as bien fait de partir. Et tu fais un travail intéressant, tu gagnes bien ta vie ! Tu côtoies des comédiens charmants, tu sais plein de choses sur eux !
- Les produits de beauté...C'est dérisoire.
Il prit son visage entre ses mains et dit :
- Il n'y a rien de dérisoire là-dedans !
- Marianne veut être comédienne, c'est mieux que maquilleuse, hein ?
Ses yeux bleus reprirent une teinte plus claire :
- Non ! Maman, qu'est-ce qui t'arrive ! Tu fais parfaitement ton travail. Que vas-tu chercher !
Il resta silencieux un instant puis dit avec fermeté:
- Tu t’égares. Maintenant, nous sommes gais et il n’y a plus de larmes !
Ils reprirent du café et en effet, elle redevint rieuse. La sentant apaisée, il se leva pour enfiler son manteau de cuir. Elle était sur le point de débarrasser la table quand elle s'arrêta pour le contempler. De nouveau, elle était saisie par sa beauté. Dieu sait quels ravages il devait faire ! Elle se demanda combien de personnes il avait déjà pu séduire et elle se demanda aussi quelle conscience il avait de lui-même.
A cette question, Erik savait répondre dans certains cas. Quand il sentait la victoire facile, il s'amusait un peu mais il redevenait vite humble quand l'amour ou la passion naissaient. Il s'agissait là de terres étrangères dont il savait qu’elles étaient incontrôlables. Erik n'aimait pas tant que cela déclencher chez autrui des sentiments de ce genre mais il se rendait bien compte que son propre désir avait peu de sens. C'était peut-être le fait de paraître si princier sur scène, d'avoir un corps jeune, sain et beau ? C'était peut-être ses yeux clairs, sa discrétion ? Ou encore son élégance, sa sagacité ? Ou c'était le fait d'être à part...De toute façon, il ne laissait pas indemne.
Se retournant vers sa mère, il lui adressa un sourire plein de tendresse. L’amour qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre était violent, exclusif.
A peu de temps de là, il revit Hannah. Elle restait la même : bien vêtue, souriante, ronde dans ses manières et pédagogue. Elle comptait exercer un an encore et cesser de travailler. Elle insista pour qu'il paraisse au gala de fin d'année qu'elle organisait sur une petite scène de théâtre...