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Ce furent des répétitions étonnantes. Comment faisait-elle ? Il avait revu chez elle à Londres, une femme qui ne manquait de rien, portait un tailleur gris et des bijoux discrets. Or, en justaucorps, les cheveux tirés en arrière, un trait d’eye-liner noir lui agrandissant les yeux, elle n'était plus cette « dame » bien nantie mais une créature plus souple, plus rebelle et éminemment vivante. Ils devaient danser tout le ballet. Les répétitions se succédant, ils se voyaient différemment. Elle avait de petites mèches qui tombaient sur sa nuque et ce détail le touchait car elle ne pouvait le voir. Pendant les pauses, elle ne se défaisait pas de son élégance, chacun de ses gestes restant gracieux ; il aimait ses tenues de répétition, son maquillage léger, ses jambières et ses petits cache-cœur sans savoir qu'elle était captivée par sa jeune beauté et une magie sexuelle que le rôle rendait plus saillante. Quand il hochait la tête, ses cheveux blonds bougeaient. Il se dégageait de son corps en arrêt une virilité non encore abîmée, une vraie virilité de jeune homme et elle aimait cela. Il y avait longtemps qu'elle n'avait plus ce bonheur d'être séduite par un jeune faune qui ne sait pas à quel point il peut troubler...

Julian le questionna :

- C'est bien, n'est-ce pas ?

- Oui !

- Ton rêve se concrétise ?

- Oui, elle est si professionnelle !

- Oh, tu recommences ! Bon, raconte-moi L'Oiseau de feu, tu veux ?

- Ivan Tsarévitch réussit en fait à capturer l’Oiseau de feu dans l’arbre aux pommes d’or du jardin de Kachtcheï et, en échange de sa liberté, l’Oiseau de feu donne une de ses plumes enflammées à Ivan en lui disant qu’elle lui sera utile. La porte du château de Kachtcheï s’ouvre et treize Princesses sortent, dont la Princesse de la Beauté Sublime.

- Donc, elle est transformée quand elle danse avec toi !

- Oui, elle est merveilleuse. Oui, elle est changée.

- Continue l'histoire !

- Tu te fiches de moi ! Tu la connais par cœur.

- C'est exact mais je ne moque pas de toi. Je veux que ce soit toi qui raconte...Je t'en prie !

- Bref : elles jouent avec les pommes d’or et celle de la Princesse de la Beauté Sublime tombe dans un buisson derrière lequel s’est caché Ivan. En la récupérant, elle le voit et ils tombent amoureux. Les Princesses retournent dans le palais et Ivan, ne pouvant vivre sans la Princesse de la Beauté Sublime, tente d’entrer dans le château, ce qui déclenche le carillon magique. Il est capturé par les gardiens de Kachtcheï. Celui-ci arrive et le questionne mais Ivan lui crache au visage. Il est alors placé contre un mur de pierre et Kachtcheï débute l’incantation qui le changera en pierre. Soudainement, Ivan se souvient de la plume de l’Oiseau de feu. Il l’agite et l’oiseau apparaît, rompant le sortilège de Kachtcheï. Ivan et la Princesse sont mariés et couronnés Tsar et Tsarine.

- Tu vois, tu racontes parfaitement !

- Cette ironie...Évidemment, tu as déjà fait des décors pour ce ballet !

- Bien sûr ! Mais c'est une histoire que j'aime ! Dis-moi, Il vous fait souvent répéter tous les deux ? Si oui c'est bien. C'est ta chance, regarde-là !

- Je danse avec elle. Quelquefois, je la regarde...Enfin, je la regarde très souvent...

- C'est bien ! J'attends la suite...

Ce furent des temps merveilleux. Il n'avait jamais vu une danseuse s'ouvrir autant à lui et à la danse et se montrer si accomplie. Son visage qui n'était pas si beau se transformait quand le rôle la prenait et lui qui avait été si froid ou distrait, en avait conscience. Quand la première vint, il fut tendu. La troupe s'était entraînée plus que de mesure. Il y avait tant de gens connus dans la salle ! Tant de plumes prêtes à être acerbes, de langues prêtes à médire ! Ils dansèrent. Le lendemain, il lut que l'ensemble de la critique appréciait le ballet à des degrés divers mais qu'en revanche, le couple qu'il formait avec Jane Hopkins avait frappé les esprits.

«  Il est remarquable, écrivait Edward Burnes pour le compte du Times, que Jane Hopkins, cette ballerine si connue des Anglais et qui se disait prêtre à prendre sa retraite se soit montrée ce soir si à son avantage. La voir danser avec Erik Anderson qui nous vient du Danemark est un spectacle extraordinaire qu'on ne lasserait pas de revoir. Rapide, sûre et toujours juste, Jane Hopkins est comme entourée de grâce. Techniquement exigeant, ce rôle lui va merveilleusement. Quelle danseuse subtile et nouvellement épanouie ! Dans le rôle du prince, son compagnon surprend. Sa prestation n'est au-delà des capacités d'aucun danseur de son niveau mais Erik Anderson est infiniment plus que cela ! Sa danse est magnifique et ce qui l'est plus encore, c'est la performance électrisante qu'ils ont livrée ! Personne n'était dupe dans le public : c'était un grand moment. »

Et pour le compte d'un magazine très snob consacré à la danse classique, un journaliste du nom de John Darlington écrivit :

«  Il y a peu de temps Jane Hopkins nous confiait vouloir quitter la scène et certainement vouloir le faire par une soirée d'adieu, exercice périlleux s'il en est ! Quelle n'est pas notre surprise de la découvrir si transformée, si illuminée dans cet Oiseau de feu qu'elle n'avait jamais abordé de cette manière ! Nul besoin désormais de verser dans l'hagiographie sans nuances ; Jane Hopkins est l'héroïne du jour. Succédant à tant de ballerines qui ont, avec des talents divers, incarné le bel oiseau, elle fait preuve d'une technique sans défaut et d'un lyrisme aussi précieux que magnifique. Son oiseau, tout en bondissements et frémissements est merveilleux. Mais il nous faut parler d'Erik Anderson ! Si ses prédécesseurs ont redoré le blason du danseur classique qui était souvent réduit à un rôle de porteur et rééquilibré le couple danseur- ballerine, il semble bien que ce jeune danseur signe une prestation remarquable. Jane Hopkins se surpasse à ses côtés. Tous deux forment un couple prestigieux tout autant qu'inattendu. A l'évidence, ce jeune danseur va nous surprendre ! »

Julian, qui avait assisté à la première, commença par plaisanter quand il se retrouva seul avec Erik, après la représentation et un dîner très mondain.

 

FONTEYN 2

- Les critiques anglais ! Quel pays ! Comment peut-on s'exprimer comme ce sieur Darlington ! On navigue entre l'oraison funèbre et le panégyrique fellinien !

Erik éclata de rire :

-Tout de même pas. Tu sais, je ne lis pas trop les critiques. Mais il n'a pas parlé comme ça. Il est snob, c'est sûr et il dit du bien de Jane !

- Ah bon ? Tu l'appelles Jane maintenant ! Et tu ne lis pas souvent les critiques ?

- Non, elles me touchent trop !

- Tu n'as que des compliments !

- Ne crois pas cela ! Personne n'aime lire qu'il aurait dû être meilleur, qu'il n'a pas si bien fait ! Tu n'es pas danseur !

- Non.

- Et bien si tu l'étais, tu les entendrais, ces critiques. Il faut beaucoup travailler pour être un danseur de bon niveau et il n'est pas permis de se relâcher. Peu d’alcool, de fêtes, de cigarettes…

- Revenons au sieur Darlington : il dit surtout du bien de toi. Et les autres critiques sont de même.

- Peut-être bien...

- Cela signifierait-il que Miss Hopkins...

- Arrête immédiatement : elle est magnifique.

- Bien sûr !

Il était difficile de savoir ce qu'Erik pensait vraiment. Lors de la réception qui avait suivi la première, il avait été photographié longuement au côté de Jane Hopkins qui semblait rayonner et si Julian était sûre d'une chose c'était bien celle-là : la rencontre avec ce danseur blond aussi charmant qu'inflexible avait transformé la danseuse ; il l'avait vue charmeuse, blessée, impériale, séductrice auprès de son jeune partenaire! Qui aurait vu en elle une danseuse sur le déclin ! Elle était extraordinaire de technique et de précision et de ce point de vue, pas en retrait sur lui. Et il y avait cette sensualité qu'elle avait souvent dû réprimer, cet élan sexuel même qu'elle lui jetait à la figure. Quelle superbe ! Julian en restait stupéfait. Bien des danseurs auraient reçu cet hommage avec une certaine distance lui semblait, lui, être très concerné. Il allait la faire tomber. Une question de jours.

- Tu as vu que le « mari » vénézuélien n'était pas très bavard. Sentirait-il la naissance d'une idylle ?

- Oh mais que veux-tu qu'il sente ! Et puis, il n'est pas vénézuélien, tu le sais, et il s'est blessé. Il aime chasser. Je ne sais pas, un mauvais coup...

- Oh non ! Il« chasse « ! Un « mauvais coup »... Quel sens des formules ! Tu es extraordinaire ! Bon, je n'insiste pas. La désires-tu ?

- Oui.

- Elle te désire follement.

- Julian, elle est merveilleuse. C'est ma ballerine. Celle que je voulais.

- Et tu feras... avec elle ?

- Tu m'as posé une question ? Je n'ai rien entendu.