Toutefois, cette évolution personnelle n'avait rien d'un sabordage. Pendant près de dix ans, elle avait été soliste puis, elle avait consacré vingt ans à jouer avec d'autres. Et puis, elle avait tout arrêté.
Qu'elle se mette à donner des cours particuliers était bizarre, elle le savait, mais elle restait auréolée de ses succès anciens, possédait un piano haut de gamme et fascinait car elle était distante. Cela lui donnait le droit de choisir ses élèves et de se faire payer. Elle avait cinquante-quatre ans quand elle s'était lancée dans cette aventure. Elle vivait alors dans le Marais,près de l'église Sainte-Geneviève et ne manquait pas d'élèves. C'était pendant cette période qu'elle avait divorcé d'Alan Williams, ce violoniste anglais avec qui elle avait, des années durant, partagé l'affiche lors qu'elle se produisait au sein du trio « La Rose musicale ». Un divorce sans encombre. D'Alan, elle était sans enfant, lui en ayant de son côté. Au fond, c'était peut-être pour cela qu'ils étaient restés amis. Il était reparti en Angleterre tandis qu'elle partait sur la Côte d'Azur et ils se téléphonaient souvent.
-Un mariage tranquille, un divorce facile, une amitié sans faille...
C'est ainsi qu'Irène définissait leurs relations. Il n'en allait pas de même de son premier mariage qu'elle qualifiait d'erreur de jeunesse. Allons donc, elle avait vingt-quatre ans et avait commencé sa carrière de soliste. Il était allemand par son père et hongrois par sa mère et se nommait Bruno. Française de nationalité, Irène avait une famille cosmopolite et ce jeune homme lui plut car il lui ressemblait sur ce point. Grand, assez beau, élégant, il affichait un pragmatisme et une efficacité toute germanique à ses dires et, conscient du talent d'Irène, il avait voulu conduire sa carrière. Les meilleurs engagements, les meilleurs salles, des critiques optimales et un compte en banque bien rempli, voilà quel était son programme.
Il aimait son intensité.
Irène aimait ainsi expliquer les dissensions qui étaient allant augmentant entre Bruno et elle : c'était un homme qui n'aimait que les sens uniques, les directions bien définies, or elle avait choisi de bifurquer. Il ne croyait pas qu'elle ait perdu ce feu intérieur qui l'avait tant portée. Fragile, elle était dévitalisée et atteinte dans son art par des énergies négatives émanant de ses rivaux. Une thérapie suffirait. Il y avait de bons spécialistes...Mais elle n'avait pas voulu, préférant jouer avec d'autres.