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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.

15 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. Se sentir vide.

 

Une image lui revint : il venait d’arriver à New York et il était allongé nu auprès de son ami, qui lui, était vêtu. Le sourire de Julian était léger mais le désir entre eux était d’une force immense. Ils se guettaient et s’attendaient. Erik pensa à un texte qu’il aimait : « Dire qu'il est beau décide qu'il le sera. Reste à le prouver. S'en chargent les images, c'est-à-dire les correspondances avec les magnificences du monde physique. L'acte est beau s'il provoque et dans notre gorge fait découvrir le chant. Quelquefois la conscience avec laquelle nous aurons pensé un acte réputé vil, la puissance d'expression qui doit le signifier, force au chant. » C'était Jean Genet. Julian connaissait ces phrases lui-aussi.

Les jours suivants, il se sentit totalement vide. Il ne pouvait parler à quiconque : qui aurait compris ? Le silence peut être assourdissant et pendant cette période, il le fut. Le jour, il travaillait plus que de mesure pour ne pas penser.  Le soir, il se préparait pour aller la représentation qu’il devait assurer et entrait en scène. La nuit, il se réveillait en sursaut et vomissait.

Il commençait à moins souffrir de cette vengeance cynique quand, sortant du théâtre un soir, quelques semaines après l’écœurant dénouement de sa rapide liaison, il appela Julian.

-Il faut qu’on parle.

-Pas maintenant.

-Quand ?

-Après-demain. Central Park. Cet endroit que nous aimions…Quinze heures. Tu peux ?

-Je viendrai.

Julian était déjà assis sur un banc à l’endroit indiqué quand il le rejoignit.

-Bonjour Erik.

-Bonjour.

-On ne va perdre de temps, n’est-ce pas ? Clive et Tom ! Tu as dû aimer le scénario ! La rencontre fortuite qui n’en est pas une, c’est bien trouvé, non ?  Et eux, ils t’ont convenu ? Avoue que ces deux types-là, ça vaut la peine !

Comme Erik ne disait rien, Julian éprouva une joie secrète car son jeune amant avait l’air abattu, et poursuivit :

-Rien à dire ?

-Si, c’était bien trouvé. Tu les connais depuis longtemps ?

-Je connais surtout Clive.

-Comment m’a-t-il reconnu ? Tu lui as montré des photos de moi ? Tu lui as donné des renseignements ?

-Oui.

-Il est réellement marié ? Il a réellement une fille ?

-Oui, ça c’est vrai ; et sa fille qui fait de la danse classique, c’est vrai aussi.

-Le studio est à toi ?

-Bien sûr que non !

-A qui est-il ?

-Là, je ne te répondrai pas.

-Tu les as vus ensuite et ils t’ont raconté…

-Oui mais sans entrer dans les détails.

-Je ne te crois pas. Clive a dû être très bavard.

-Il l’a été mais pas tant que cela. C’est un drôle de type, un profiteur.

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15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Explications orageuses. Erik tourmenté. Mads.

 

Erik eut un soupir lassé.

-Au moins, tu auras compris que ta belle liberté a de sérieuses limites. Tu vois, on croit qu’on peut faire ce qu’on veut et puis non. Pas vraiment de prise de distance, mon bel Erik ! Tu es bien le seul à penser que tu as pu humilier celui qui t’aime sans avoir un retour.

Erik se tut et Julian se méprit.

-Tu n’es pas timide et tu m’as manipulé, alors, arrête ça, ce mutisme.

Le danseur se tourna vers lui et parla sans détour. Il semblait triste et refoulait ses larmes. Sa défaite était bien plus forte que ce que Julian avait imaginé.

-Je voulais te dire que je regrettais, je voulais te présenter mes excuses mais je reculais toujours le moment de le faire : et puis ton ultimatum est arrivé. Je n’avais plus le choix et je suis resté perplexe, ne sachant pas comment tu ferais. Et puis tout est arrivé d’une manière confondante. J’ai eu un doute à un moment, puis non.

-Je ne t’ai pas menti sur la marchandise ! Hein, toi qui aimes le sexe un peu brutal…

-J’ai bien aimé car c’était Clive. Il n’est pas sans morale. Comment se sent-il maintenant ?

-Tu l’appelles, il arrive ! Ce n’est pas ce que tu veux, j’imagine.

-Non.

-Mais je sais que tu vas relier tout cela à ce pilote de ligne qui t’a fait du mal, jadis ! Comme ça, tu plaideras ta cause.

Erik n’esquiva rien : il parla. Il restait triste et défait mais il faisait face.

-Il y a eu un lien, oui. Mads, je l’ai rencontré avant Sonia mais pendant un moment, je les ai vus conjointement, très peu de temps en fait. Tu te souviens de Cristiana ?  Maintenant, c'est un quartier très refait, plus à la mode. Il ne l'était pas tant que cela quand je me suis mis à y aller beaucoup. Il y avait beaucoup d'hôtels et de restaurants bon marché. J'avais dix-huit ans et pour la première fois de ma vie, je vivais seul. Ça me grisait. J'avais tout un tas d'amis et on allait toujours dans le même café. C'est là que j'ai commencé à le voir. On se croisait. J'ai appris qu’il était commandant de bord. Entre deux voyages, il venait avec des amis à lui. Ils ne buvaient pas beaucoup, semblaient bien s'entendre. Ils dînaient et riaient. J'ai commencé à sentir ses regards et ça m'a troublé. Il avait une façon de faire…Il semblait avoir oublié ma présence puis tout d'un coup il me regardait droit dans les yeux et m'envoyait des messages. Ce n’était pas vulgaire.  On s'est observés pendant deux mois. Et puis une fois, il a fait très mauvais. Une journée d'hiver particulièrement neigeuse. J'avais rendez-vous au café mais mes deux copains se sont décommandés. J’ai eu comme un pressentiment : il fallait que j’y aille. Vu les intempéries, ça s'est révélé compliqué mais il était là, seul lui-aussi. J'ai été comme électrisé. Il m'a fait signe de venir m'asseoir à sa table et j'y suis allé.  On a parlé un peu et il m'a dit qu'il habitait à côté. C'était une invite claire mais ça m'a plu. Il m'a embrassé dès que la porte a été refermée et m'a pris presque tout de suite. J'ai beaucoup aimé. Il a très bien fait les choses. Je l'ai revu souvent. Je me suis senti amoureux. Peut-être que je l’étais. Il était polyglotte, et grand voyageur et il avait beaucoup lu. Il était à la fois tendre et intransigeant et j'aimais cela. Dans l’amour physique, il était très directif. Et puis, il a montré un autre visage et j’ai eu envie qu’il meure.

15 avril 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Evoquer Mads, l'homme qui a fait du mal.

 

 

Julian, qui l’écoutait, le contempla avec surprise.

-Il avait divorcé, sa femme l’avait trouvé au lit avec un type, sa fille ne lui parlait plus. Il avait des problèmes d’argent. Son ex-femme le harcelait. Il m’a raconté tout cela et je ne savais pas quoi faire, quoi dire…Je le voyais beaucoup. Physiquement, c’était très fort et ça me suffisait. Ses déclarations d’amour, ses vœux pour l’avenir, je ne savais ce que je devais en faire. Elles me tétanisaient. Il devenait véhément…Sonia n’était pas encore arrivée dans le corps de ballet. Je ne savais pas qu’elle me repérerait très vite, que je serais pour elle l’objet d’un enjeu. Si je l’avais su, j’aurais été moins véhément avec lui !

Il secoua la tête.

-Il m’a poursuivi à la fin, il était tout le temps après moi. Il m’attendait devant le théâtre, devant chez moi. Il commençait à comprendre pour elle, oui, c’est ça, il se rendait compte et ça lui était insupportable. Il le disait d’ailleurs que ça et le reste, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Si j’avais su, si j’avais su ce qu’il ferait, je n’aurais pas…non, je n’aurais pas fait comme ça…

C’était une longue confession mais Julian ne faisait rien pour l’interrompre, rendant plus vive la souffrance d’Erik.

-Il est resté seul chez lui plusieurs jours de suite, puis il s’est pendu. On ne l’a pas trouvé tout de suite. Quand je l’ai appris, j’ai été terrifié. Il avait dit qu'il se tuerait car je le rejetais et il l’avait fait ! Comme ça me poursuivait, j’ai vu un psychologue, un médecin. Il n’en est pas sorti grand-chose. Plus tard, j’ai appris qu’il avait des dettes, qu’il n’avait plus de travail car il buvait et qu’il était déréglé mentalement. C’était peut-être de simples menaces ! Il s’était tué pour un autre motif. Mais tu vois, même si a bien des moments, c’est à cette version que je souscris, la première continue de m’interpeller…

-Tu pensais que tu risquais de m’insupporter à un tel point que j’en perde le goût de vivre ?

-Il me voulait beaucoup et tout le temps et toi, tu t’es mis à faire pareil. Je le redoutais mais tu l’as fait. Il y avait cette violence invisible qui sortait sans cesse de lui et qui me donnait envie de frapper. Toi, c’était plus insidieux mais tout aussi insupportable. Il fallait créer le désordre.

Erik tourna son visage vers le décorateur qui le trouva tourmenté mais douloureusement beau.

-Tu es un enfant ! Tu l’as exaspéré mais pas poussé à mourir ! Et je doute d’avoir été aussi véhément ! Qu’est-ce qui te rendait si enragé ?

-Tu prenais possession de moi, je viens de le dire.

-Je m’occupais de toi, c’est différent. Enfin Erik ! Tu n’étais pas indifférent à ce que j’étais. Cette ingratitude soudain !

-Tu allais trop loin. Je ne suis pas à toi.

-Et quand bien même, ta réaction ! Quelle violence !

-Oui, Julian. Je sais.

Leurs visages étaient désormais proches et Julian sentait plus encore la dérive de son jeune compagnon. Quand celui-ci planta ses yeux bleus dans les siens, il retrouva son trouble ancien et le cacha. Cette qualité de bleu, si pâle et si belle, ces cils blonds…Il n’était plus si facile de haïr…Erik commença à parler d’une voix peu sûre et un peu feutrée.

-Donc maintenant, je peux m’excuser ?

-Oui.

-Alors, je le fais.

Comme Julian restait interdit, plus parce que la sincérité du danseur l’atteignait de plein fouet que parce qu’il le croyait double, Erik fut décontenancé. Ses excuses tombaient-elles dans le vide ? Il se mit à pleurer et cacha son visage dans ses mains. Le décorateur se sentit bouleversé :  la cruauté appliquée à l’être aimé n'engendre que la désolation. Il regrettait d'avoir puni Erik de cette façon, et d'avoir pris de plaisir à le faire.

-J’accepte tes excuses mais elles ne résolvent pas tout. Tu as tenté de toucher à mon image publique et ça, c’est une absence de respect ! Nous nous connaissions. Ta violence me restera en mémoire. Et ta duplicité aussi. Tu m’as dit que tu m’aimais…

-Je ne t’ai pas menti. J’ai eu tort.

-Soit. Cette fois, je te crois, Erik.

Le jeune homme s’apaisa.

-Que vas-tu faire ?

-Je me perds un peu ici : tout ce travail, cette pression, le fait qu’il est interdit de décevoir sur scène. Mais j’ai perdu mes axes : il me faut les retrouver et ça ne passe pas forcément à New York.

-Tu as un projet précis ?

-Non mais il faut qu’il y en ait un ; tu te souviens des deux personnes qui m’ont formé au Danemark ?  Irina et Oleg. Ils me parlaient de Nijinsky, des Ballets russes. Lui qui avait été un de mes formateurs, je l’ai perdu de vue mais elle, elle me parle. Si on monte les ballets du grand danseur russe, cela se fait sans moi ; on ne m’y programme pas ou pas assez. Il y a quelque chose qui ne va pas.

 

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Tensions et apaisement. Julian et Erik.

 

Toute dureté disparut du visage de Julian. Le danseur, son danseur, était un homme à la fois très seul et redoutablement fort.  Posant sur le jeune homme défait un étrange regard non dénué de compassion, il dit :

-Et il faut y remédier ?

-Oui. Il faut le faire.

-Tu as dû être tourmenté, mon Erik mais on dirait que tu n’es plus dans la confusion.

-Je n’y suis pas sur scène. Je vis !

-Alors, c’est sur cette terre… Il va bien falloir que des réponses t’apparaissent car là, il y a beaucoup de questions...

-J’attends ; quelque chose va arriver.

-Tu penses ?

-Oui.

Erik, qui s’était apaisé, se leva.

-Je regrette, Julian. Je n’arrivais pas à avoir avec toi une relation normale et j’étais excédé.

-Il ne faut pas confondre la normalité qu'on tente d'ériger en modèle et ce que nous sommes. Tu crois que ce qui vient de nous arriver rien à voir avec l'amour ? Pour beaucoup de monde, non mais pour moi, si.

-Franchement, je ne sais pas.

-Ta carrière est très belle. Et tout en toi est beau. Si beau. Ne l'oublie pas. Je t'admire. Au revoir bel Erik.

-Au revoir Julian.

Erik mit longtemps à rentrer chez lui. La circulation n’était pas si dense mais il ne dansait pas ce soir-là et voulait errer sans but. Quelques semaines plus tard, il était dans une belle librairie new-yorkaise et il lut dans un roman dont il fit l'achat une phrase qui le troubla profondément :

« La honte n'a pas pour fondement une faute que nous aurions commise mais l’humiliation que nous éprouvons à être ce que nous sommes sans l'avoir choisi, et la sensation insupportable que cette humiliation est visible de partout. » 

C'était une journée d'octobre assez belle, avec un arrière-goût d'été indien. Renversant la tête en arrière pour que le soleil caresse son visage, il pensa à Julian et à lui-même et il dit : « oui, bien sûr que oui ! ».

Dans le même temps, il lui sembla entendre le Bostonien au visage dur. Il ne prononçait qu'une seule phrase, toujours la même et il disait : « Je t'aime ». Et, chaque fois qu'il la prononçait, tout le monde se retournait. Ce devait être aussi parce que lui, Erik, disait, de gré ou de force, « Je t'aime aussi ».

 

Après cette entrevue, Erik fut triste d'emblée et cela se vit. Il alla aux entraînements et aux répétitions et évita de penser. Il fit de même des jours durant. Le midi, il prenait un en-cas avec des danseurs, et le soir, il rentrait en bus, car c'était plus long et qu'il appréhendait de se retrouver seul. L'automne semblait déjà fini, à croire que l'hiver voulait prendre très tôt le pouvoir. Il buvait du thé très chaud sous sa couette en regardant des émissions dont il ne savait pas le nom et quelquefois, il acheta du vin et des alcools forts et but beaucoup. Longiligne, blanche, avec son œil gauche auréolé d'une grande tâche rousse, Isabel le rappelait à l'ordre. Le voyant boire dans l'obscurité, elle miaulait et se frottait à lui avant de le mordre. Comme elle enfonçait davantage ses crocs dans son poignet, il la tapa. Elle gémit et il eut mal. Il alla la chercher sous le fauteuil où elle s'était réfugiée et il la câlina en retenant ses larmes.

-Tu vois, lui dit-il, quand tu vis ce que je viens de vivre, ça veut dire que tu es mauvais au dedans de toi !

La chatte posait sur lui sur lui ses yeux jaunes ;

-Il y avait des choses en moi, tu sais, je pensais qu'elles seraient bien cachées. Mais il y a des gens qui sont patients, ils creusent longtemps et ils trouvent, ils trouvent ce que tu ne voulais pas montrer.

La chatte, blottie contre lui, ronronnait :

-Toi, tu es tout d'une pièce ! Moi, plusieurs pièces !

Il caressait la tête de sa chatte :

-On me dit d'être bon danseur, très bon danseur même. On me dit d'être beau. On me demande d'aimer les femmes car c'est plus normal mais d'assumer mon attirance pour les hommes car je ne dois pas mentir. Je suis atteint quand on est cruel mais je ne dois pas le montrer parce qu'ils attendent de moi que je sois un danseur inaccessible à tout sentiment négatif. Je dois être l'ange qui garde un des temples de l'Art. Ta vie est simple, Isabel, on change ?

Elle dormait près de lui en boule qu'il parlait encore. Il perdit le sommeil mais était prêt à la bonne heure pour partir et il prenait le métro.

-Personne ne doit plus prêter attention à moi et de toute façon, je suis devenu transparent !

Il continuait de travailler, d’enchaîner les exercices puisqu'on le lui demandait et au moment des pauses, il restait seul.

-Transparent.

Pendant les répétitions, il se concentrait. Pendant les représentations, il était ce qu'on voulait de lui : parfait. C'était les dernières du Sacre et il fut soulagé que les représentations s'arrêtent, non parce que le succès n'était pas au rendez-vous mais parce qu’hors de lui-même, il craignait de décevoir. Le soir de la dernière, il se dit fatigué et rentra chez lui. Il ne dormit pas cinq minutes. Le lendemain, il était en pause.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Temps difficiles.

 

Une bonne nouvelle lui était parvenue portant. Alors qu’il se plaignait de ne pas danser de rôle de Nijinsky, voilà qu’on lui attribuait le Spectre de la Rose !  Ragaillardi de façon momentanée, il continua de tenir son rôle : celui d'un des meilleurs danseurs de la troupe mais il s'effritait, tombait. Il le sentait. Lui, le sentait. Les autres voyaient le travail acharné, la technique impressionnante et la grâce et bien sûr, la réputation. Mais il savait qu'on ne tarderait pas à parler...Nuit, jour. Jour, nuit. Tu ne vas pas bien, pas bien. Chez toi, tu es seul. Tu es tout de même bon un danseur ! Difficile de trouver à redire contre toi mais déjà, tu n'es plus si... Quand on est membre d'un des corps de ballet les plus prestigieux du monde, on n'a droit à rien. Alors, les signes arrivent...

-Aujourd'hui, pas bon.

Isabel ronronnait.

-Mais écoute-moi ! J'étais mauvais !

Elle posait sur lui ses yeux tendres, miaulait :

-Ah ? Tu es hypocrite, tu ronronnes !

-Ne me console pas pour rien !

-Isabel...Mon petit livre d'anglais.

Il restait silencieux. Rien. Rien. Puis, ne dormant plus, il fut tenté. Julian devait avoir raison. Animal. Aimer la boue, chercher la nuit ?  Le rappeler son ancien amant pour lui dire où il en était ? Non, il ne pouvait le faire. Trouver des doubles de Tom et Clive ? Il l’avait fait des semaines durant. Ce ne serait pas difficile de recommencer même si c’était vain.  Je m'appelle, je ne m'appelle pas. Je sais, je ne sais pas. Je suis beau, jeune, viens. Aucune importance. De l'importance d'être transparent. Toi, lui, viens. Ou encore lui et lui. Pas sommeil. Pas froid. Endurant, tant mieux. Précaution ? Quelle précaution ? Brun, oui, blond, oui, petit, oui, grand, oui. Quel Erik ? Ah, Danois ? C'est où exactement ? Pas en Amérique ? Rien, transparent. Aucune importance. Non, derrière n’importe quel visage, il sentirait la présence de Julian.

-Tu as une âme de poète et eux-non ! Isabel, je ne dors plus ; la couleur blanche de la nuit ! Je ne connaissais pas. Au Danemark, je dormais, je voulais toujours dormir. Tu sais, un jeune danseur qui veut réussir un concours, il dort ! En Angleterre, je m'endormais si facilement et ici aussi !  Je deviens comme toi, la nuit je regarde mais je n'y vois rien. Isabel ?

La nuit, la chatte dormait peu ; blottie contre lui, elle le regardait, ronronnait souvent, lui léchait le visage et les mains.

Un jour, lors d'un entraînement, Il s'arrêta au milieu d'un exercice. Il allait tomber. Il fit signe qu'il quittait la salle. Les répétitions du « Spectre » allaient commencer. Wegwood le dirigerait comme dans le Sacre. Il était sûr du chorégraphe et de son talent et, quand il avait su qu'il danserait l'un des rôles phare de Nijinsky sous sa houlette, il avait été heureux. Il y avait des semaines de cela. C'était avant le Bronx...Il rentra chez lui et prit des médicaments pour dormir. Il n'avait plus le choix. En fin de journée, il partit se promener dans Central Park et se sentit étrangement heureux. Il dîna seul dans une brasserie chic et se prépara à rentrer seul à pied. Il n'était pas très tard, à peu près vingt et une heures.  Un homme d'une cinquantaine d’années dînait dans le même lieu et Erik dut se retenir pour ne pas rire. Cet homme, c'était Julian dans vingt ans, portant encore beau malgré un corps alourdi et un visage ridé, les cheveux soigneusement ondulés par un coiffeur chic et les mains manucurées ne suffisant pas à cacher le désastre. S’il attirait son attention, il était sûr qu’il lui ferait des grâces. Il dut se retenir pour ne pas le faire et se sentit plus malheureux encore.

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7 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. Jennifer, la danseuse qui condamne Julian.

 

 

Jennifer, qui avait souvent été sa partenaire sur scène, se rendit compte du désastre imminent et vint le voir.

-Il faut que tu arrêtes.

-Que j’arrête quoi ?

-De ne pas dormir, de t’en vouloir.

-De quoi tu parles ?

-De Julian Barney, de qui d’autre ! Ecoute, on est plusieurs à s’inquiéter. Arrête quand il est temps.

-Qu’est-ce que Julian a à voir là-dedans ?

Jennifer hocha la tête. Elle était consternée.

-Sais-tu qui sont les Barney ?  A priori, non mais moi, je le sais. J'aurais dû t'en parler bien avant. Ils sont malades. J'ai vécu à Boston et quand je n'avais pas d'argent, j'ai eu des petits boulots ; tu sais, j'ai fait la bonniche pour une Miss Barney qui doit être une de ses tantes ! Rien que d'y penser ! Beacon Hill. Ils ont des maisons superbes, très Nouvelle-Angleterre. Ils sont riches, brillants. Au début, je pensais que les parents de Julian n'étaient pas les pires car eux, ils ont des galeries d'art, des boutiques d'art ! Seigneur ! Tu n'as pas idée. Bien-pensants et mesquins, racistes, orduriers ! Il n'a pas dû s'amuser ton « Julian » entre son père snob, adultère et humiliant et cette cinglée qui ne manque pas une occasion de vanter les Préraphaélites et décore tout en rose bonbon ! Son choix c'était l'Art bien sûr d'où sa brillante présence au Met. Et pour les options obligatoires, il avait le nombrilisme, pardon, le narcissisme et la pédérastie. En option facultative, il a suivi la famille, il a pris la cruauté ; déjà, ça donne la tendance.

-Je ne le vois plus.

A nouveau, elle fit un signe de tête négatif :

-Il te dévore ! Julian Barney ! Il t'a humilié, Je ne suis pas la seule à l’avoir compris. Ça n'a rien à voir avec toi, Erik, rien. Ce ne sont pas tes préférences affectives ou sexuelles qui sont en cause. Tu fais tes choix et ils te regardent. Mais quelqu'un comme lui ! Il est tellement pervers !  Tu arrives dans sa vie, tu n'es pas américain, tu es si blond, si exotique !  Tu le trouves gentil mais qu'est-ce que tu veux qu'il fasse ? Jamais il ne sera comme toi, jamais ! Tu es un danseur et un grand danseur ! Enfin, il n'est pas idiot, ce que tu es capable de faire, ta technique, ce don que tu as, ces émotions qui te traversent, ça le dépasse, tout intellectuel et snob qu'il soit ! Erik, regarde ce que les critiques disent, ce que Martins dit, ce que nous te disons ! Quand tu es programmé, la salle est comble. On se lève pour t’applaudir : tu es absolument magnifique. Je t'assure. On en tombe à la renverse ! Et lui, qui ne sait que flatter les divas, il se raccroche au fait que tu es venu vers lui, que tu as été tendre. Il est radieux. Mais si tu lui tournes le dos, il sait qu'il est un Barney : il t'atteint, dans le dos si possible et il te met à terre. Et le pire est qu'il est capable de verser une larme tout en se persuadant dès le lendemain que si quelqu'un est en cause, c'est toi !

Erik savait qu'elle avait raison.

-Il y a des choses sur ma sexualité, sur lui, sur moi ; enfin, tu ne sais pas. J'ai un lien spécial avec lui...

Elle cria presque.

-Ne le laisse pas t'atteindre ! Un lien spécial ! Écoute Erik, tu me peux me prendre pour une jeune femme jalouse et franchement quand on est sur scène avec toi, que l'on donne le meilleur et qu'on te regarde, il y a de quoi te jalouser. Je n'ai ni ta beauté, ni ton charisme. Je n'ai pas de dons particuliers dans la vie et je ne passe ni à la radio, ni à la télé ; ma carrière de danseuse ne sera pas si longue. Tu peux retenir tout cela contre moi et je le comprendrais mais je serais contente si j'ai atteint un objectif : te convaincre que ce type est foncièrement détraqué. Remplis ton contrat ici et fais-toi inviter ailleurs ; avec ta carte de visite, de toute façon, ce ne sera pas compliqué. Barney, il sait faire Boston- New-York et vice-versa ; les capitales européennes, il n'y tient pas longtemps. Prends du champ !

-Jennifer, tu es avisée, je pense ; cette ville m'étouffe maintenant.

Il n'en dit pas plus et elle l’enlaça doucement, il l'embrassa sur le front. Plus tard, il pensa que si, sur de nombreux points, elle avait vu juste, sur d'autres, elle avait frappé dans le vide. Il est des mises en garde inutiles. Barney était certes un grand-bourgeois au caractère affirmé mais il ne voyait pas en lui un monstre. Il se montra distant et elle comprit le message.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Un projet de film.

 

L'autre visite fut celle de Wegwood :

-Erik, je dois te parler de Nijinsky. J'ai un projet de film avec un Californien. Je t’ai apporté tout un dossier. Le projet n'a de sens qu'avec toi.

-Avec moi ?

-Oui, tout à fait.

-C'est un film sur un danseur qui se met dans les pas de Nijinsky et de toute façon, ni Nicolas Mills qui sera le metteur en scène ni moi-même qui serai le chorégraphe ne verrions quoi que ce soit sans toi ; tu es encore souffrant mais d'ici quelques jours, lis ce que je te laisse. On en parlera.

-C'est flatteur.

-Non, c'est réaliste.  On sait que ça fonctionne si c'est toi. On va dire que c'est bien vu. On ne te flatte pas. On sait. En fait, tu es notre caution. Tu vas avoir un appel du metteur en scène. Il veut te rencontrer rapidement.

Ce que lut Erik le troubla profondément. Nijinsky ! Le petit Polonais dont on s'était tant moqué à l'Ecole impériale avait souffert de ne pas être riche, d'avoir été abandonné par son père, d'avoir un frère malade mental. Amant du Prince Lvov, il avait été présenté très jeune à Serge Diaghilev qui lui avait donné les Ballets russes en exigeant tout de lui. Et il avait tout donné à la danse dans ses envols, ses postures, cette incroyable expressivité qui était la sienne et sa grâce. A Copenhague, tout jeune, il avait vu dans l'appartement de Friederisberg un documentaire sur lui où apparaissaient ses multiples visages : celui du beau Spectre, celui du Faune, celui de Petrouchka, celui de Till l'Espiègle...Et Irina lui en avait parlé, Oleg aussi...

-C'est curieux cette proposition qui survient juste au moment où je danse un de ses ballets...

Cette remarque amusa Wegwood.

-Il est difficile de croire à une simple coïncidence, c’est sûr ! Il faut nous répondre, Erik car c'est le moment précis où tu peux le faire.

Ce projet inattendu lui redonna des forces et c'est plus détendu qu'il rencontra dans un café new-yorkais, Christopher Mills, un grand jeune homme trop enrobé au parler difficile. Loin des standards californiens, il surprit le danseur qui s'attendait à rencontrer un réalisateur sûr de lui et soignant autant son corps que sa mise. Il n'en était rien. Mills semblait tout encombré de lui-même et il était maladroit.

-Vous aimez le scénario, vous me l'avez dit au téléphone.

-Oui mais si le monde de la danse me connaît, le grand public ne sait pas que j'existe.

-Ah oui bien sûr, bien sûr ! En même temps, on ne veut pas d'une star de la danse que d'ailleurs on ne pourrait pas payer. On veut un visage comme le vôtre, c'est à dire classique et aussi exotique. C'est très mal dit et bien sûr nous voulons un très bon danseur.

-Vous êtes direct ! Je ne suis pas comédien et il y a beaucoup de textes.

-Vous aurez un mois pour travailler tout ça et un coach.

-Il pourrait y avoir un danseur et un comédien...

-Non, ce serait la mort du film. Vous saurez faire. Vous êtes au New York city ballet. J'ai lu ce qu'on dit de vous. J'ai vu des vidéos. Désolé, la danse classique...

-Vous intéresse peu ? Est mal connue de vous ? Mais si vous faites un film sur Nijinsky …

-Ah oui, bien sûr, bien sûr ! Je ne suis vraiment pas doué pour expliquer. En fait, je veux dire que j’ai vu peu de ballets avant de vouloir faire ce film et j’ai rattrapé le temps perdu mais je ne suis ni un spécialiste, ni un esthète. Avoir une culture dans ce domaine m’intéresse mais je suis du genre acharné : je vais donc rattraper mon retard.  J'ai mis des années à monter de film et ça y est, tout est prêt.  Il manque le danseur. Erik, c'est vous, c'est clair. Vous ne parlez pas beaucoup, votre visage peut être très expressif comme totalement fermé. Ce sont des choses comme cela qui me confirment dans mes choix comme votre formation au Danemark, ce que vous aimez faire...

-Vous savez ce que j'aime faire ?

-Non enfin si bien sûr. Nijinsky, vous l'aimez, je le sais et ça ne date pas d’hier.

-Qui vous a parlé de cela ?

-Je le sais, c’est tout. Vous signez ?

-Oui.

-Vous devez me faire confiance !

-C’est le cas.

-Ne voyez pas ce film comme une récompense ! Vous n'êtes pas une valeur au cinéma. C'est un salaire qui...

-C'est très bien comme ça.

-Je ne suis pas très adroit.

-Si, vous êtes direct et c’est bien. En tout cas, Je fais le film.

-J’en suis ravi. Ils le seront tout autant que moi.

Puis il dansa le Spectre de la rose. Wegwood l’avait fait beaucoup travailler. On l’applaudit à tout rompre. Julian aussi, qui était dans la salle.

Erik avait sa réponse. Il le sut plus encore quand il revit les photos où il posait avec Oleg et Irina et celles, si émouvantes, de Vaslav, avant que la maladie mentale ne le contraigne à quitter le monde de la lumière pour celui de l’ombre.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Erik accueille Else et revoit Julian.

 

7. Des rencontres et un départ.

Erik s'apprête à partir en Californie pour y tourner un film sur Nijinsky. Cette nouvelle perspective l'enchante. Else, sa soeur vient le voir et, contre toute attente, il contacte Julian et le revoit.

Il posa un congé pour l'été qui lui rendit plus facile ses dernières obligations. Les derniers mois à New- York lui parurent moins pesants. Il vivait de nouveau seul mais il reçut sa famille : Kirsten, ses trois enfants et son mari et Else dont la beauté le stupéfia. Kirsten honorait un voyage prévu de longue date mais dès qu'il la vit, il souhaita que son séjour de dix jours puisse être ramené à trois. Il ne la retrouva pas telle qu'elle avait été, encourageante et observatrice. Elle était pesante désormais et son mari et leurs deux enfants ne l’étaient pas moins ; mais Erik, qui constatait avec désolation que la communication entre sa sœur et lui était devenue inexistante, fit son possible pour distraire tout le monde.

Avec Else, ce fut tout le contraire. Elle fut d'emblée admirative et très respectueuse. Il put se promener dans Manhattan avec elle et s'amusa. Lui, en cuir et elle en grand manteau ouvrant sur un short avec corsage ajusté, bas foncés et bottines, offraient un spectacle magnifique et en étaient conscients. Elle était très bien faite, mince, longue. Elle savait se maquiller et s'habiller et elle était jeune, fraîche, curieuse de tout. Il l'avait emmenée en boite où on les prenait pour des amants. Elle y faisait fureur, blonde et scandinave comme elle l'était et, vêtu de noir comme elle et aussi somptueux qu'elle dans sa mise dépouillée, il intriguait et attirait. Elle fit l'amour à droite et à gauche non sans qu’Erik lui ait dit de prendre soin d'elle. Elle était aussi splendide sans maquillage et vêtue d'un grand tee-shirt au petit déjeuner qu'en Chanel dans un restaurant snob ou en minirobe noire et escarpins dans une boite chic. Ils furent pris en photo et on les admira. Else rit et dit :

-Que nous sommes sexy !

-Toi, surtout. Les hommes te dévorent des yeux !

-Les hommes et les femmes, tu veux dire ! Ça fait longtemps que j’ai compris ça, Erik et j’ai fait certaines choses moi-aussi : j’ai aimé les plaisirs variés… mais je préfère les hommes en fin de compte ! Pour toi, c'est pareil, tu attires ces messieurs et ces dames. Je me trompe ?

-Non.

-Ils ont raison : tu es très beau ! Je ne suis pas curieuse. Je ne sais pas quelles réponses tu donnes aux questions que tu te poses en ce domaine et elles te regardent ! Et après tout, l’important est qu’ils nous trouvent à leur goût mais qu'ils ne nous dévorent pas !

Il ne put s’empêcher de rire : elle était très directe.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Else, belle et directe.

 

Une autre fois, elle lui dit :

-Je viens de te voir danser Erik : tu ne peux pas faire moins bien que ce que tu fais car ils ne te le pardonneraient pas !

-Je sais.

-Moi, je ne savais pas que tu leur faisais cet effet ! Le public et toi ! Tu as beaucoup de chances mais tu dois toujours être en équilibre…

-Tu es une magnifique cover-girl. Les grands photographes de mode te recherchent. Je t’ai vu en couverture de Vogue, entre autres…

-Ça n’a rien à voir ! Moi, j’ai un travail qui ne dure pas. J'ai eu de très bons contrats et j’en ai encore quelques- uns mais je suis déjà à l’âge de la reconversion…. Tu sais, Je voudrais acheter une maison dans le nord du Danemark et un appartement à Copenhague. Bientôt, je vendrai de la lingerie fine très chic. Je crée déjà des modèles. C'est un job lucratif. Toi, la donne n'est pas la même ! C'est une vraie discipline et la compétition est permanente. Et ces compositeurs, ces musiciens, ces chorégraphes, ces décorateurs !  Combien de ballets déjà montrés, combien d'artistes déjà encensés...On vous demande tant !

-C'est beaucoup de travail mais je gagne aussi de l'argent.

-C'est bien, petit frère ! Fais comme moi : achète des biens !

Else ne demanda rien sur sa vie et ses amours. Il lui en fut gré. Elle était insouciante, belle. Quand il la voyait boire un thé chaud, Isabel la regardant avec adoration, lui aussi l'admirait. Elle était légère dans sa vie. Il demanda des nouvelles de Marianne mais elles ne furent pas bonnes. Sa carrière de comédienne ne décollait pas. Elle s'était fâchée avec Kirsten et leur père, n'était pas très agréable avec leur mère, restait courtoise avec elle et évitait de parler de lui, Erik car la réussite de ce jeune frère si doué la complexait. Il ne commenta pas. Il connaissait mal Marianne. Il préférait Else, de toute façon. Quand elle quitta les USA, elle dit :

-Je pense travailler en Allemagne et si tout se passe comme je le souhaite, je le ferai sous peu. En fait, je suis amoureuse d’un berlinois et c’est peut-être là-bas que j’aurai mes maisons ! Toi, tu ne sais pas trop si tu vas encore passer années ici ou si tu vas revenir au Danemark. En tout cas, viens à Berlin car c’est vers cette ville que je me dirige !

-Je te le promets.

En dehors de ces deux visites, il trouva que le temps s’étirait. Son réalisateur lui ayant affirmé que le film était réellement financé et que le producteur avait chair et os, il rongea son frein. Puis, il fut libre. Il avait dansé le Spectre de la Rose, Jeux et était programmé dans d'autres spectacles. Tout était bien. Quand il le salua, Peter Martins eut l'air surpris :

-Un film aux USA ? Vous ne seriez pas le premier danseur classique, ceci dit.

-Nijinsky. Disons que ce sera la base.

-Un film sur Nijinsky ? Herbert Ross en a tourné un en 1980. Vous l'avez vu, sans doute ?

 -Oui, je l'ai vu.

 -Un travail de maître et une belle reconstitution avec pour ce qui est du monde de la danse, quelques réserves. C'était très esthétique mais, pour ce qui est de la vie de Nijinsky, assez elliptique et parfois faux. C'est un remake ?

 -Non, pas du tout. Il y aurait un film dans le film. Un danseur qui est amené à tourner sur Nijinsky et est comme aspiré.

-Plutôt expérimental, alors ?

-Si vous voulez. Sa fille aînée interviendrait.

-Kyra Nijinsky vit en Californie : le film s'appuiera sur elle ?

-Oui.

Peter Martins parut intéressé :

-Ce sera entre fiction et documentaire. Avec de la danse, beaucoup, j’imagine…  Le projet peut être excellent et vous, ça, je comprends. Vous avez dansé le Sacre et le Spectre de la rose, ici. Christopher Wegwood est sur le navire aussi, à ce que j'entends. Il n'a fait qu'un an ici et je conçois qu'il ait d'autres projets. Il est brillant. Ce que je ne comprends pas, c'est qui fait le film !

-Nicolas Mills.

-Erik, je ne sais pas qui il est !

-Il a fait une école de cinéma en Californie ; il a fait de la pub, beaucoup de télé. C'est son premier film. Il en fera d'autres. Je veux le faire. Il faut vivre ses rêves ! Han skal leve sin ves r!

Pour la première fois en trois ans, le directeur artistique lui adressa un sourire chaleureux et complice avant de lui dire en danois.

-Han skal leve sin ves r!

Puis, il ajouta :

-Ce film est déjà financé, bien sûr ?

-Bien sûr.

-Held og lykke !

-Held og lykke

Il lui souhaitait bonne chance. En obtenant son congé, le danseur était ravi. Il allait prendre l'avion pour Los Angeles, non sans avoir promis à des amis de les loger dans son loft après son départ et avoir confié à une Jennifer maussade une Isabel très turbulente. Dès lors, tout serait différent pour lui…

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Erik : quitter New York pour la Californie.

 

Erik tenait à passer seul ses derniers jours à New-York. L’avant-veille de son départ, Il revint chez lui vers seize heures, lut, regarda un film puis se concocta un petit dîner qu'il comptait accompagner d'un verre de champagne. Une heure plus tard, il avait compris : ça ne servait à rien. Tous ces mois de souffrance silencieuse, cette volonté d'être dans l'oubli n'avaient pas été libératrices. S'il connaissait un certain apaisement, il le devait à la chasteté qu'il avait cultivée ces derniers temps. Elle se révélait bien moins vaine que ces rencontres nocturnes qui avaient rempli son ordinaire peu après le Bronx et continuaient de le marquer. Elle lui permettait de se reconstruire et d’avoir de lui-même une image qui n’était plus dégradée Cependant, s’il s’apprêtait à partir plus serein en Californie, il lui resterait bien des doutes et des questionnements. Seule la confrontation avec Julian pourrait les apaiser, il le savait depuis des semaines mais, pris dans des souvenirs négatifs, il n’avait pris aucune résolution. Depuis quelques jours cependant, la tentation d’appeler son ami était grande et son départ devenant imminent, il ne put s'en empêcher. Le décorateur n'était pas chez lui mais il lui dit son départ proche mais pas la raison de celui-ci. Il l'invita à dîner.  Il crut à vingt heures que l'appel était tombé dans le vide mais au moment où il le pensait, il entendit la sonnerie de l'interphone. C’était Julian.

-Cinquième ?

-Oui.

Quand le décorateur s'avança vers lui, Erik entrevit une silhouette altière mais un peu amaigrie. La voix, qui pouvait être hautaine et cassante se révéla humble :

-Bonsoir, Erik. Le hasard a fait que je suis rentré tardivement chez moi. Ton message m'y attendait. Je suis donc reparti aussitôt. J'arrive sans prévenir...

Et comme le danseur demeurait interdit, la même voix déférente reprit :

-Je n’ai trouvé que des fleurs. Des orchidées. Elles t’attendront…

Il n’était pas si difficile de croiser son regard et Erik le fit bravement, s’étonnant de son absence d’hostilité. La voix s’élevait, toujours, très mesurée.

-Tu aurais dû t'habiller comme moi et mettre des chaussures à lacets. Tu les fais souvent mal. J'aurais fait cela pour toi. Les refaire.

-Pour te mettre à genoux ?

-Je ne m'en relève que mieux. Regarde…

Erik ne répondit pas et Julian refit les mouvements qu’il avait faits à Copenhague, obligeant son ami à le faire se relever. Se trouver ainsi face à face avec cet homme qu'il n'avait plus revu depuis cette pénible discussion à Central Park suffoqua Erik qui continua de ne rien dire, ses yeux clairs rencontrant le regard de Julian. Toujours cruellement observateur, celui-ci recula et le dévisagea

-Toujours beau et plein de classe, Erik. Tu portes des vêtements que je n'ai pas offerts mais c'est très bien. Rien à dire.

Le jeune homme laissa son ami parler pour deux :

-Que de tensions !  Elles se lisent sur ton visage. Comme ça, nul besoin de les commenter.

La voix du décorateur était encourageante.

-Allons, mon danseur, dis-moi un peu les choses.

-Je ne t’ai pas demandé de venir pour parler de ce qu’il y a eu. Je ne crois pas que ça servirait à quelque chose. J’ai pris un peu de recul et toi-aussi, je pense.

-C’est exact, plus ou moins en tout cas. C’est donc ta carrière ? Il y a un problème ?

-Ma carrière ?  Non, il n’y en a pas.

-Quoi d’autre, alors ?

-Je vais te le dire.

-Tu pars, je le sais cela !

Julian parcourut du regard l'espace qui l'avait créé et il parut content. Tous ces meubles clairs, ces éclairages indirects. Un bel espace aérien, serein, mêlant l'intime au ciel qui entrait par les grandes baies vitrées et la danse à l'intime : c'était bien pensé. Avoir mis des barres et des miroirs dans un loft ! C'était si inattendu.

-Un espace pour le rêve. On est au ciel. Ta mère a vu juste.

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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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