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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Julian et Erik. Un film ?

 

Le décorateur portait du brun, un brun luxueux à base de cachemire mais bien que plein de prestance, il semblait plus sobre, comme dépouillé de toute flamboyance. Il s'assit sur la banquette que lui désignait Erik et se montra surpris quand celui-ci lui tendit une coupe de champagne.

-Tu vas tourner un film ? C’est pour cela ?

-Oui, j’ai pris un congé de sept semaines.

-Un film sur Nijinsky.  C'est ambitieux.

-Ils sont très déterminés. Mills et Wegwood.

-Wegwood, je situe. Et l'autre ?

-C'est le metteur en scène. Je ne l’ai vu que deux fois, ici. On a surtout parlé au téléphone. J'ai le scénario. Je ne cesse de le lire.

-Tu leur fais confiance ?

-Oui.

-Tu vas jouer Nijinsky ?

-Non, non, je ne pourrais pas cela, ne serait-ce que pour la ressemblance physique ! Je vais jouer un danseur qui est amené à tourner un film où il danse les rôles de Nijinsky et dit les textes du Journal. D'autres aussi. C'est un scénario ambitieux mais comment dire non ? Ce danseur, Irina Nieminen m'en parlait à Copenhague. Chez elle, il y avait tant de photos ! Il y en avait de lui ! Et puis, j'ai dansé Le Sacre, La Rose, Jeux. Tu sais, j'y pense beaucoup. Ça sera une vision différente. C'est peut-être une chance.

-Une chance ?

-La Danse, c'est lui ! Irina disait cela et chez elle, il y avait des photos des ballets russes partout et elle en parlait beaucoup ! Les premières photos que j'ai vu de lui, c'était chez elle. On n'est pas danseur longtemps. Je veux savoir. Je veux savoir qui il était et comment il dansait. Je veux me rapprocher de lui. Je le voulais depuis longtemps, je crois. Wegwood ne me dirigera pas de la même façon. On va chercher et si on y arrive, on le trouve, lui !

Cette fois, le regard de Julian changea : il scrutait le danseur professionnel.

-Tu es resté très bien sur scène ; mais te voir filmé quand tu danses, ça me rend curieux…

-Tu n'as pas peur ? Ce projet te permet de quitter New York mais ce sont des enjeux forts. Si le film est un four, je te connais, tu t’en voudras. Et s’il a du succès, tu seras sur la sellette et là aussi, ce sera difficile.

Erik eut un sourire indéfinissable et ses yeux brillèrent. Il désarma Julian :

-Si c’est un échec, ce ne sera pas l’Enfer, ou alors, celui de l'Antiquité. Celui d'Orphée, tu sais. On peut en ressortir. Au contraire, si le film marche…

-Tu te rapprocheras du paradis ?

-Je l’espère !

-Avec qui comptes-tu y être ?

-Les Rois et les Reines de la danse !

Cette fois, Julian se mit à rire et finit sa coupe. Erik le resservit et but lui-aussi. Le champagne rendait ses yeux brillants.

-J’ai préparé un dîner.

-Oui, tu m’as dit.

-Ce film est une merveilleuse opportunité pour toi : Nijinsky !

-J’ai hâte d’être en Californie. J’espère ne pas me tromper.

-Non, beau jeune homme, je ne le pense pas.

Le danseur disposa sur la table des assiettes de poisson froid, sobre et raffiné. Son visage, pris dans une lumière indirecte, apparaissait comme une découpure à Julian qui, de l'autre côté de la table, l'observait. Il n'était plus celui qu'il avait connu en Angleterre, beau, jeune et distant et plus non plus le jeune danseur qui vivait à New York, parce qu'il avait rencontré la culpabilité, la violence des désirs contradictoires et la solitude. Il y avait une sorte de distinction qui était apparue, un côté volontaire qui s'était affirmé et moins d'immédiate séduction mais sa beauté, même transformée était impressionnante.

Ils dinèrent et burent encore.

-Délicieux…

-Il y a du gâteau aussi…

-Oh Erik !

Isabel, qui se tenait en retrait, observait Julian depuis son arrivée mais ne s’avançait pas vers lui. Il semblait lui inspirer de la méfiance.

-Que vas-tu en faire ?

-Des amis la prennent en pension.

-Pas moi !

-Trop de choses à griffer. Ton intérieur est si beau…

Julian hocha la tête avec bienveillance.

-Elle t’a aidé ?

-Oui, depuis que je l’ai trouvée, elle m’aide. Elle aime bien quand je travaille à la barre.

De nouveau, Julian se mit à rire. Plus tard, après le dessert, Erik fit une demande : Julian acceptait-il de lire le scénario ? Celui-ci accepta mais montra des réserves.

-Il est volumineux et ça va prendre du temps…

-Prends-ton temps. Tu peux rester.

Comme il se mettait en lecture, le danseur partit ranger les restes du dîner puis alla se doucher. Quand il réapparut, son ami lui dit :

-Il me reste encore à en lire la moitié. Ce que j'ai lu est très bien. Je suis surpris. C'est très travaillé, brillant en fait. Ce départ très réaliste et cette évolution vers l'onirisme...

-Continue de lire.

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7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Revoir Erik , juste avant la Californie.

 

Erik, se tenait de profil. Par les grandes baies vitrées, il contemplait les lumières de Manhattan ; la nuit vibrait. Se sentant observé, il se tourna et adressa un sourire à Julian.

-Oui, je continue.

Julian le contempla un instant puis se remit à lire. Les grandes baies vitrées qui donnaient sur la ville plongeaient le loft dans une délicate pénombre et des lampes brillaient çà et là. Il régnait une étrange atmosphère aussi concrète que poétique. Les contours des meubles, les piliers qui soutenaient l'édifice tout autant que les tapis et les tableaux disposés çà et là créaient une ambiance déroutante.

-C'est très beau, ici. Tu as su créer un décor simple et poétique.

-Oui, ça m'apaise beaucoup.

Julian se remit à lire mais s’arrêta encore et dit :

-Je ne sais quelle envergure ce « Mills » a comme metteur en scène mais il est à l’origine d’un scénario très bien construit, les dialogues se tiennent. Ce sera une belle expérience. Mais malheureusement…

-Malheureusement ?

-Je ne peux pas finir maintenant. Je vais te laisser. Tu es à la veille d’un grand départ.

-Non, non ! C’est important. -Tu peux rester mais sois fraternel.

-Fraternel ? Est-ce à propos ?

-Mais oui, tu peux dormir ici.

-Il n’y a que ton lit.

-Et bien, tu auras sommeil une fois que tu auras fini de lire ce scénario. Et moi, je dormirai déjà.

Julian était stupéfait. Devait-il accepter ? Le champagne l’avait plongé dans une douce langueur ; il refusa d’intellectualiser et accepta spontanément.

-D’accord.

Erik passa dans la salle de bain dont il ressortit les cheveux mouillés. Il se les essuya avec une serviette éponge. Il portait un pantalon de pyjama blanc et un t-shirt à manches longues, blanc également : c'était une belle image simple et le décorateur la trouva belle.

-Il y a ce qu’il faut dans la salle de bain. Cherche dans les placards.

-Tu es plus mince que moi…

-Je t’assure, tu vas trouver.

Cette fois, ils riaient tous deux. Julian revint tout en brun et trouva cette fois Erik allongé sur son lit dans une pose d'enfant sage et rêveuse. Julian fut surpris de le trouver si abandonné, prêt au sommeil.

-Je ne vais pas te déranger ?

-Non, tu vas lire.

-Tu vas vraiment dormir ?

-Mais oui ! Les deux nuits dernières, j’étais agité à cause de ce film. Je ne tenais pas en place.

La douceur d’Erik le surprit. Il s’était mis dans les draps et fermait les yeux. Comme il l’avait dit, Julian termina la lecture du scénario et se dit qu’Erik serait chanceux si le metteur en scène était doué et que le film ne se heurte pas à un problème de distribution. Comme il se faisait ses réflexions, il vit la chatte Isabel venir se lover contre Erik et se mettre à ronronner. Lui-aussi s’allongea. Il n’y avait aucun rideau nulle part et l’éclat de New York entrait dans la chambre : c’était insolite. Comme il peinait à trouver le sommeil,  il dit à mi-voix :

-Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi, si ravissant et si buté, si charmant et si concentré, si créatif et si obstiné. Surtout, je n'ai vu quelqu'un qui ait une telle volonté et une telle passion pour la Danse, une telle humilité face à cette passion, un tel abandon de soi. Maintenant, il est des vérités paradoxales. Je t'ai désiré et je t'ai attiré et je t’ai exaspéré avant de te frapper. La logique serait de te dire que je suis navré, que je me vomis d'être ainsi. Mais c'est faux. C'est parce que tu es ainsi que ma vie a du sens et tu éveilles en moi un amour si fort. Tu comprends ? Je te ne ferai plus de mal, seulement du bien, enfin si j'y arrive...

Mais Erik, il s'en rendit compte, avait une belle respiration régulière. Dans la pénombre, son visage était lisse et calme ; endormi, il avait un léger sourire sibyllin.

-Ah tu ne sais pas ce que j’ai dit !

La chatte, elle, avait entendu. Elle ronronnait plus fort. Julian resta longtemps les yeux ouverts dans ce singulier appartement mais son inquiétude et sa crispation s'en allèrent et il s’endormit, lui-aussi.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Se retrouver et se quitter déjà.

 

La matinée était avancée quand le danseur s'éveilla. Depuis longtemps, Julian était de nouveau éveillé mais il demeurait allongé et muet. Erik parut surpris :

-Il est tard, non ?

-Oui, il est dix heures.

-Ton travail ?

J'ai beaucoup de latitude. J'irai plus tard.

Le danseur ne commenta pas. Rêveur, il semblait avoir déjà changé de monde.

-J'ai toujours eu peur des eaux qui se réconcilient. Skägen. Les deux mers. Il y a longtemps. Ce sont des eaux froides : Baltique et mer du nord. Et le partage se fait, tout se mélange. Mais je suis en train de vaincre cette peur et ce ne sera pas comme avant. Jeg ved nu!

-Traduis !

-Plus comme avant.

-Je ne comprends pas.

Sorti du lit, il cherchait ses vêtements. Sans regarder son ami, il parla avec simplicité.

-C’est vrai, ça ne sera plus pareil.

-Pourquoi ?

-Nous ne sommes plus fâchés, n’est-ce pas ?

Le danseur tourna la tête vers son ami et le regarda sans ciller. Julian, qui retenait son souffle, fut ébloui par tant de sincérité. Il fit un léger signe d'assentiment.

-Malgré toute cette dureté ?

-Oui.

L'instant était magique. Rien de plus ne fut dit. Ils se vêtirent et burent du café.  L'étrange chatte qu'Erik avait recueillie se tenait toujours près du danseur qui lui inspirait une admiration sans borne et elle jetait au décorateur des regards méfiants.

-Elle est assez laide !

Le jeune homme rit.

-Oui. Elle n'est pas bien proportionnée. Elle a de trop grands yeux. En même temps, elle était là pendant ces mois difficiles. Elle m'attendait, me regardait, souvent avec adoration. Elle me guettait et m'attendait. Une fois, je suis rentré ivre : elle a eu beaucoup de réprobation. Une fois, je suis resté deux jours sans rentrer : elle était si inquiète. Elle a une grande rigueur morale. Elle m'a fait de véritables leçons muettes quand j'ai dérivé. Alors, je me suis levé à la bonne heure, suis allé répéter, ai travaillé ici et j'ai commencé à aller mieux. Elle m'a toujours regardé dîner et c'est là qu'elle me parle. Je la respecte.

Le décorateur regarda à nouveau le beau logement d'Erik et s'approcha de la chatte craintive qui sentant son approbation, se mit à ronronner.

-Ton avion ce soir à seize heures ?

-Oui.

-Elle attendra ton retour.

 Le jeune homme eut un rire tendre.

-Tu t’inquiètes pour ma chatte, toi ! Nous sommes très touchés, elle encore plus que moi !

Puis, comme son ami semblait perplexe, il lui dit posant ses yeux bleus sur lui :

-Ce que j'ai dit est vrai.

-Que nous sommes plus fâchés ? Non, mais je ne l’aurais pas dit comme ça. Tu parles comme un enfant.

-Et ce n’est pas crédible ?

-Erik, je t'ai à peine retrouvé que tu pars...

-La Californie, un metteur en scène inconnu et le grand danseur russe ? Ce sera difficile.

-Mais tu feras face. Je te connais. Et puis, je suis quelqu'un de difficile et je suis possessif. Tu t'en es rendu compte, il me semble. Alors, cette période où nous serons très éloignés l’un de l’autre sera révélatrice ; de quoi, je ne sais pas encore et toi non plus.

-D’accord. Je te donnerai des nouvelles.

-Je l’espère.

-Et je ferai face.

Le regard qu'Erik lança à Julian fut si acéré que celui-ci en frémit. Ce danseur à l'audace sidérante savait que ce film était fait pour lui et que les liens qui le reliaient au grand danseur russe allaient se resserrer. Ce serait donc une aventure, une vraie et il ressortirait différent.

-Je te laisse, tu as encore des préparatifs à faire et il faut que tu t’occupes de ta chatte. A bientôt.

-Oui, à bientôt.

Julian se dirigea vers la porte puis s’arrêta. Il ne put faire autrement que de revenir vers Erik qui l’attendait, hiératique. Ils s’entreregardèrent puis le décorateur l’embrassa sur les lèvres ; et cette fois, il s’en alla. Erik ne lui était pas totalement ouvert mais il s’était montré conciliant ; c’était déjà cela.  Mais Julian ne lui dit pas qu’il l’aimait toujours et mentalement, il s’engagea à ne pas aller en Californie, quelles que soient les demandes du danseur. Ce tournage risquait d’être mouvementé, Erik était changeant. Revenir sur des terres instables serait une erreur.

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3.

 

 

 

PARTIE 3

TOURNER UN FILM

LÀ-BAS

 

Je n'étais pas suffisamment mûr pour la vie.

J'avais peur de la vie. Maintenant, je n'ai pas peur de ma vie.

 

Vaslav Nijinsky.

 

Cahiers

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Présentation.

 

 

De nouvelles perspectives se présentent : Erik, qui est lassé de New York, part tourner un film en Californie. Il y sera un danseur classique contemporain qui se heurte à l'œuvre de Nijinsky, à sa vie, à son Journal et aussi à l'une de ses filles, l'aînée, Kyra.  Erik aime les défis : ce film en est un. Il se prépare donc puis part pour LOs Angeles. Là, il est confronté à un milieu dont il ignore tout : celui du cinéma. Entre divers jeux d'influences, amours anciennes et amours récentes, danse classique et composition d'acteur, comment fera t'il pour rester solaire face à ceux qui exigent tant de lui ? 

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2 avril 2024

Erik N/ le Danseur. Partie 3. Quelques mots.

Accepter de tourner, en Californie, un film qui évoque la double trajectoire d'un danseur classique contemporain d'une part et de l'autre, celle du génie de la danse, Nijinsky, est un défi pour Erik. Mais il le relève. Il s'éloignera ainsi de New York,...
2 avril 2024

Erik N / le Danseur. Partie 3. Un film en Amérique. Erik et les défis.

 

1. Un engagement, un départ, un film

En juin 1987, Erik prit l'avion pour Los Angeles avec Christopher Wegwood et tous deux bavardèrent. C’était un américain originaire de Philadelphie.  Il avait été danseur avant d’être chorégraphe et avant de revenir dans sa ville natale, il avait travaillé à Washington. Il rêvait bien sûr d’une reconnaissance bien plus marquante que celle qui lui avait été jusqu’alors réservée et il comptait sur ce film pour l’atteindre. Eric et lui n’avaient eu l'un avec l'autre que des rapports professionnels mais, sachant qu'ils allaient commencer un tournage, ils sentirent l'enjeu d'une bonne entente. Wegwood semblait l'opposé d'Erik. Il avait épousé une ballerine dont il avait deux enfants, il croyait au couple, était un père attentif et accordait beaucoup d'importance aux valeurs de la vie conjugale. A trente-cinq ans, il restait ambitieux. Il se voyait bien créer sa propre compagnie, entraîner ses danseurs et leur faire interpréter ses propres chorégraphies. Il se sentait prêt aussi à mettre en scène une comédie musicale où un spectacle de danse orienté vers le tango. Et, comme il n'était ni un rêveur et encore moins un idéaliste, il se disait que si tout cela ne fonctionnait pas, il avait assez de talent d'abattage pour se faire inviter comme chorégraphe par de grandes compagnies de danse ! Au mieux, il avait devant lui de belles années de création et au pire, il devrait rester pragmatique. Il ouvrirait une école de danse chez lui, à Philadelphie, et se ferait connaître. Beaucoup de jeunes danseurs sont déterminés à mettre toutes les chances de leurs côtés pour réussir : un professeur doué et charismatique, des exigences élevées et beaucoup de professionnalisme pouvaient emporter la donne. Pour l'heure, il avait attiré l'attention sur son travail. Il existait beaucoup de versions du Sacre du printemps, chaque chorégraphe cherchant à donner à l’œuvre une touche personnelle. De New York, il gardait le souvenir d'une épreuve réussie. Il avait fédéré une troupe de haut niveau, dirigé l'ensemble des danseurs avec sagacité et fermeté et s'était « attaqué » aux « stars » dont Erik. Il faut se méfier de gens comme lui, apparemment si souriant et courtois. Avoir obtenu de ce jeune homme distant une telle confiance l'avait récompensé de ses audaces. Désormais, ils s’estimaient.

Dans l’avion, ils parlèrent du film et Wegwood qui avait déjà rencontré le producteur et le metteur en scène, ainsi que les deux scénaristes, lui dit que le film reposait sur le choix du danseur. Il ne s'agissait de transposer de la danse au cinéma et que se dire que bon an mal an, on finirait par sortir le film. Il fallait montrer la trajectoire d'un danseur d'aujourd'hui, sa vie intérieure et ses aspirations et montrer comment celle-ci pouvait se retrouver liée au danseur phare du début du vingtième siècle. Bientôt, il en saurait plus ...

Quand ils atterrirent, ils étaient l'un et l'autre contents. Christopher retrouvait sa femme et ses enfants, qui étaient venus le soutenir et rapidement, il travaillerait avec Erik et les autres danseurs sur les trois ballets qui seraient centraux dans le film : le Spectre de la rose, L’Après-midi d’un faune et Jeux. Quant à Erik, qui avait déjà appris son rôle, il devrait travailler sa diction avec un coach car il n’était pas acteur ; c’était important pour les extraits du Journal de Nijinsky qu’il devrait réciter çà et là. Docile, il avait déjà trouvé quelqu’un à New York pour travailler en ce sens et il était d’accord pour poursuivre.

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik en Californie. Nouvelles perspectives.

 

Mills et la production avaient tout prévu : lieux de répétitions, salles de travail, logements et divertissements. Soucieux de leur faire découvrir sa ville, il promena Christopher et Erik dans les quartiers les plus pittoresques de sa ville et fit des commentaires avisés. Sur Hollywood boulevard, en voyant les multiples étoiles d’actrices célèbres, de comédiens vedettes et d’autres célébrités du cinéma, Erik fut ému. L’Amérique, vraiment ! Et la Californie surtout ! Ce qu’il en voyait le faisait rêver et c’était un climat de rêve. Nicolas ressemblait davantage à un étudiant boutonneux qui ne sait pas s'habiller et rate ses examens qu’à un sémillant metteur en scène. Il n'était pas très grand, était loin d'être mince et portait des t-shirts informes et des jeans fatigués. Il était affublé de grandes lunettes dont il ne semblait jamais nettoyer les verres. Ça aurait pu être un personnage de bande dessinée s’il n’avait eu une vision très claire du film qu’il voulait tourner et une connaissance de la danse classique bien plus solide que ce qu’il laissait paraître. Et pour finir, sur Nijinsky, il était pointu.

-Bon, je vous ai montré tout ce qu’un touriste bon teint est en droit d’attendre de Los Angeles. Pour le reste, il faudra vous débrouiller tout seuls. Maintenant, on travaille.

Et rapidement, ce fut le cas. Le chorégraphe et ses danseurs répétèrent dans un studio qu’on leur alloua. Seul Erik venait de New York. A l’habitude, il connaissait ses partenaires de scène. Comme ce n’était pas le cas cette fois-ci, il devait se familiariser avec eux. Caroline Flint avec qui il danserait le Spectre de la rose et Adelia Estevez qui serait sa partenaire au même titre que Margaux Jones pour Jeux étaient présentes ainsi que les danseuses qui interprèteraient les nymphes dans l’Après-midi d’un faune. Tout devait être au point pour le filmage. Il fallut donc travailler dur ; Erik le fit tout comme les autres. Le fait d’être dans un contexte si exotique le galvanisa.

Avec Sandra Taylor, Erik reprit les exercices de diction qu’il avait commencés à New York. Il fut surpris que cette femme entre deux âges, encore fort belle, lui demanda bien plus que son professeur précédent.

-Vous devez non seulement vous exprimer clairement en ayant une diction parfaite quand vous allez aborder les textes de Nijinsky et  pour cela vous devrez faire preuve d’emphase ;  mais bien sûr, il vous faudra paraître naturel quand, dans le film, vous évoquerez votre métier de danseur et ferez passer votre amour pour cet art. D’un côté, vous rendrez compte et de l’autre vous devrez donner l’impression que vous vous exprimez spontanément alors que tout sera écrit à la virgule près. Il vous faut donc deux types de phrasés…

Mills, Erik l’avait compris, devrait entremêler les scènes où Erik parle des ballets qu’il travaille, celles où il fait des étirements, travaille à la barre, longtemps et seul et celles où son chorégraphe le met en scène. Il devrait saisir les interactions entre le chorégraphe, Erik et les autres danseurs qui interviendraient à divers moments. Et enfin, il faudrait qu’il le montre autre quand il lui ferait réciter des extraits entiers du Journal de Nijinsky.  Le budget du film n’était pas extensible. Tout devrait être au point avant le transfert de l’équipe à Corona del Mar, une ville balnéaire ou la supposée troupe d’Erik serait filmée entre préparatifs et farniente.

Tout était au point semblait-il, même si Sandra Taylor regimbait beaucoup. Elle était actrice de formation et ne trouvait pas Erik convainquant. Comme elle l’invitait à dîner, ce qui le surprit beaucoup, Erik admira le restaurant en terrasse qu’elle avait choisi et sa merveilleuse vue sur la gigantesque ville ; il le fut moins quand Sandra posa sa main sur la sienne. C’était donc pour cela qu’elle ne le trouvait pas assez bon ? Elle devait vouloir le faire progresser en privé. Quand, un peu confus, il fit des confidences à Nicolas, celui-ci pouffa de rire.

-Erik, les Californiens aiment l’exotisme ! Tu as cédé ?

-Mais non.

Le metteur continua de rire.

-A toi de voir.

-Non, mais c’est tout vu.

Le danseur régla ce problème en maintenant ses distances face à Sandra, qui dut reconnaître la ténacité d’Erik : il tenait compte de ses conseils et s’en tirait de mieux en mieux. Toutefois, le danseur se trouva face à un autre écueil. Il fut présenté à Alec Baldwin, le producteur. Christopher et Nicolas étaient présents lors de ce dîner.

-C’est une entreprise ambitieuse et compliquée que celle de ce film. Moi, je voulais un danseur et un comédien ! C’était trop compliqué. Cependant, vous devez tout à la fois être un jeune danseur rieur et un autre qui se tend tellement vers Nijinsky qu’il en vacille. Vous devrez faire plus qu’évoquer le danseur mort. Et puis, quand vous direz les textes du Journal, vous devrez montrer des interférences entre la vie de cet humble danseur et celle de celui qui est désormais une icône ! Enfin bon, nous sommes exigeants en Amérique ! Vous devez le savoir d’ailleurs car vous y travaillez.

Mills parla ensuite de la façon dont il allait imbriquer les scènes de danse, les répétitions, le travail individuel d'Erik et les textes du Journal. Il parla de la musique. Il aurait bien sûr Stravinski, Debussy et Von Weber mais de la musique contemporaine qui accompagnerait le parcours du danseur. Wegwood fit une mise au point sur son travail de chorégraphe. Enfin, Kyra Nijinsky fut évoquée. Baldwin voulait qu’elle parût dans le film après le filmage de Jeux, elle-même insistant pour commenter ce ballet méconnu. Elle était pour l’instant d’accord mais il y avait de quoi être inquiet. Depuis que le projet avait vu le jour, elle s’était fait une spécialité des allers et retours. Elle avait un caractère heurté et, on devait l’admettre, une santé psychique précaire. Il y avait bien une alternative qui consistait à filmer Tamara, la seconde fille du danseur russe mais celle-ci, cependant, n’avait fait qu’entrapercevoir un homme malade alors que l’autre l’avait côtoyé. Toutefois, le producteur fut clair. Elle avait signé un engagement. Au besoin, on insisterait pour qu’elle le respecte. Il craignait que Mills n’insiste sur son exotisme…

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik en tournage. Dépaysement et jeux d'influence.

 

On dîna joyeusement ce soir-là et Erik se sentit rassuré. Mais quand Baldwin demanda à le voir personnellement, il fut étonné. L’entrevue eut lieu dans un bureau. Le producteur le rassura. Il avait de bons échos du travail d’Erik au New York city ballet. Et pour le reste, il lui lança plusieurs regards insistants. Le danseur en resta mal à l’aise mais cette fois, il n’en parla à personne. Il déclina ensuite une invitation à dîner en tête à tête.

Julian et lui échangeaient brièvement au téléphone depuis qu’il était arrivé en Californie. La voix ferme du décorateur rassurait le danseur : elle lui donnait confiance. Il était heureux de l’entendre d’autant que toute l’équipe de tournage se transférait à Corona del Mar, où le tournage commencerait. On filmerait d’abord dans une très grande villa construite sur une hauteur. Elle dominait une belle plage et semblait avoir été conçue, avec ces grandes baies vitrées, ses escaliers imposants et ces grandes pièces pour les amours tumultueuses d'une actrice des années cinquante et d'un quelconque producteur. Ce serait dans ce beau lieu que seraient montrés les échanges entre les membres d’une compagnie de danse qui cherchait sa voie et leurs interrogations. En contrebas de la grande villa, il y avait un studio de danse. Christopher et Erik se sentirent dépaysés et amusés. La villa avait de multiples chambres et toutes furent occupées. Le filmage commença tout de suite. Sur la terrasse, dans le salon, dans plusieurs des chambres, Mills capta les échanges rieurs, les moments solitaires, les élans et les doutes de ces jeunes gens ; il fit de même sur la plage. Tous ces danseurs étaient jeunes et conscients de l’héritage qu’ils portaient. Ils s’appréciaient, s’aimaient parfois et se disputaient. Erik était le plus intrigant. Il dansait avec les autres mais semblait à part. Un de ses camarades lui disait à un moment :

-Tu restes tourné vers le début du vingtième siècle, mais les Ballets russes et Nijinsky, c’est ancien ! Pour toi, on dirait, on dirait que demain, tu pourrais croiser Diaghilev et Fokine ; et bien sûr, chaque fois qu’on te parle, on dirait que tu attends Nijinsky ! Tout a tellement changé ! En leur temps, ils ont révolutionné la danse mais tu devrais le savoir, c’est à la légende qu’ils appartiennent, pas à la vraie vie. Et puis franchement, la part d’ombre de ce danseur russe est si forte ! Cinq ans de gloire puis la folie et une mort obscure…

-Avant d'être malade, il était danseur. Être danseur n'est pas un obstacle à l'intelligence. Il n'avait sans doute pas écrit avant d'aller si mal mais quand il la fait, il a convoqué l'interprète et le chorégraphe et l'homme blessé bien sûr. Son écriture a transcendé sa carrière. L’une et l’autre nous frappent encore aujourd’hui mais, peut-être parce qu’il a très peu été filmé, son aura de danseur a décru. Il reste ses paroles, ses dessins aussi…

-Les éléments d’un mythe !

-Il est vivant !

Tout allait vite. Erik évitait de trop penser : on lui avait dit d’être spontané pour tout ce qui touchait à cette compagnie de ballet qui s’ébattait là.  A l’évidence, dans ce registre, il se débrouillait bien. Pour ce qui est des textes du Journal, il n’en allait pas de même selon loin. Ils étaient nombreux, ne suivaient pas la chronologie et l’obligeaient à une vraie rupture de ton. Il était parfois juste, parfois non. Sandra continuait de travailler avec lui et Mills était patient ; mais il ressentait un malaise. Que comprendrait le spectateur ? Issu d’une famille de danseurs polonais, Nijinsky avait été abandonné par son père. Sa mère, qui avait peu d’argent, avait réussi à ce que deux de ses trois enfants intègrent l’école impériale où ils étaient boursiers. Vaslav, dont les dons pour la danse étaient spectaculaires, ne réussissaient pas bien dans les autres matières et on s’était moqué de lui ; mais il avait réussi à intégrer une troupe prestigieuse où on vantait son talent. Il y faisait si peu fortune qu’il avait dû donner des leçons particulières et trouver de riches protecteurs. Diaghilev, qui était déjà connu pour des opéras qu’il avait montés et de prestigieuses expositions d’art qu’il avait présentées, voulait monter une compagnie de danse de premier plan, dont les objectifs seraient nouveaux. Il avait repéré Nijinsky, qu’il avait séduit et l’avait placé au centre des Ballets russes jusqu’à ce que le jeune homme ne souhaite s’émanciper et se marie. La disgrâce l’avait frappé tout de suite et même si, par la suite, il avait encore travaillé avec Diaghilev, jamais il n’avait renoué avec la période magique où il avait connu la gloire. Loin des ballets russes, il n’avait su tracer sa route ; il n’était pas pragmatique. Peu à peu, la maladie mentale l’avait retiré du monde de la danse. Toutefois, les textes que devait réciter Erik ne suivaient pas logiquement les étapes de sa vie. Pour le danseur, le risque de confusion était grand. Mills dut le rassurer :

-Il y a une voix off, Erik, ne t’inquiète pas. Le spectateur aura suffisamment d’indices pour s’y retrouver.

-Mais, on ne voit qu’un esprit torturé par la maladie, entouré par des médecins, confiné dans un petit espace, assailli par des visions terribles, pris par le mysticisme !

-Non ! Il y aura les trois ballets et Kyra Nijinsky.

-Bien…

Toutefois, Erik ne put s’empêcher d’envoyer ces textes à Julian.

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Les Mots de Nijinsky. Gloire et souffrance.

 

1. La plupart des gens qui me connaissaient pensaient sans me le dire que j'étais incapable de m'intégrer socialement. Lydia Sokolova avec qui je dansais disait que j'avais du mal à suivre une conversation. J'avais l'air inquiet, je tournais la tête furtivement quand on me parlait, comme si j'étais prêt à me défendre et à frapper mon interlocuteur à l'estomac. Elle racontait que dans les soirées, j'allais m'asseoir seul, me tordait les mains et quelquefois, comptais sur mes doigts. J'étais ainsi dans la vie et avec les danseurs, c'était pareil...

 

2.Sokolova a dit qu'on ne pouvait comprendre mes idées. Je répétais le Faune avec elle et je m'employais à lui expliquer qu'elle devait danser à travers plutôt que pour la musique. Je le faisais moi-même et c'était clair ! Mais elle secouait la tête. Une fois, elle essaya de me dire que mes propos n'avaient pas de sens mais comme je me fâchai, elle fondit en larmes et quitta la scène. Plus tard elle m'expliqua que les autres danseurs ne comprenaient rien à mes demandes. Ils avaient été formés dans un style académique et ne voyaient pas pourquoi ils devaient oublier tout ce qu'ils savaient pour ressembler à des personnages de frises antiques et encore moins à des aborigènes peinturlurés ! Qu'étais-je en train de faire de la tradition classique sur laquelle leurs vies étaient basées ? Qu'est-ce que je faisais des belles formes, nobles en trois dimensions du ballet académique, des cinq positions des bras et des jambes, des pieds tournés au dehors ? Rien. Et je devais répondre...

 

3.Ottoline Morrell a écrit ses Mémoires. Elle avait été mon hôtesse à Bloomsbury et elle se souvenait de moi comme d'un homme au visage tartare, aux pommettes saillantes et aux yeux bridés. Elle paraissait admirative et s'est toujours montrée sympathique. Elle souhaitait, à ses dires, vraiment m'aider. Enfin, elle l'a prétendu. Elle a su qu'on me surnommait honteusement « le Japonais », que mon physique frappait car il était étrange et elle tombait d'accord. Elle ajoutait que ma personnalité lui avait également laissé de vifs souvenirs. J'étais naïf, timide, quasiment inhibé, vide ou presque. En somme, elle n’était pas gênée de dire que j'étais un jeune homme très débauché. J'adorais, disait-on, autant les hommes que les femmes. Enfin, il y a des choses qui se savent ! Je recevais des cadeaux extravagants. Un prince indien m'avait même donné une ceinture d'émeraudes et de diamants ! Une de ces femmes riches me dit un soir tout à trac que lors des représentations, les gens se faufilaient dans ma loge pour renifler et me voler mes sous-vêtements. Elle me regardait d'un air entendu. Une autre me dit que sur scène, je n'étais pas timide. La danse classique ne l'intéressait pas mais j'étais à la mode. Elle l'admettait, elle était venue me voir danser. Certainement, elle comprenait mieux le prince indien depuis et les autres. Ils parlaient, ils parlaient...

4 J'avais été présenté au prince Pavel Lvov en 1907. Il était riche et drôle. Il était très charmeur et très généreux. En outre, il était athlétique et beau. Il allait avoir quarante ans et s'il s'occupait de politique, il me sembla singulièrement oisif. Lvov, le peu de temps qu'il se préoccupa de moi, m'installa dans un joli appartement, me fit don d'une magnifique garde-robe et m'offrit une bague en argent. Parallèlement, il aida financièrement ma mère et elle lui en fut reconnaissante. J'adorais Lvov. J'étais amoureux. Ce soir-là, Je dansais ce soir-là au théâtre Mariinsky et j'avais la réputation d'être un enfant de génie dont la bonté et la douceur étaient connus des danseurs. Pavel était là. Il avait une loge qui, comme à l'habitude, ne désemplissait pas et je savais qu'il parlait et charmait. Après le spectacle, il y eu un dîner au Cubat, un endroit de Saint-Pétersbourg qu'il aimait. Le souper était organisé en mon honneur. Diaghilev était là. Il l'avait invité. Il était très connu dans les milieux intellectuels et artistiques de la ville. Je me souviens de la façon dont il m'a regardé et de sa voix mondaine. Je suis, a-t ‘il dit, sincèrement ravi de vous rencontrer et je vous adresse mes félicitations. Il a eu une façon de me tendre la main...La soirée a été mouvementée. Tout le monde parlait. On buvait. C'était avant la Révolution. Avec Lvov, on ne pouvait s'ennuyer. Diaghilev posait sur moi ses yeux bruns. J'étais attentif.

 

5 On racontait tant de choses sur le comte Tiskievitch. Il possédait beaucoup de terres et disposait d'un château magnifique. Les serrures des portes y étaient faites de pierreries. Il prenait un bain dans une baignoire en or ! Lvov prenait ses distances. Ce comte m’acheta donc un piano –mais ce n’était pas le comte, c’était le prince que j’aimais. Ivor connaissait la réputation fastueuse de Diaghilev mais ce fut Lvov qui argumenta. Il invita Diaghilev dans son palais. Il m'y faisait venir régulièrement et dans une des salles, je m'entraînais. Serge avait ce projet des Ballets russes. Je dansais. Il me regardait. Je restais attaché à Lvov mais lui estimait que je servirais bien plus mes intérêts avec Diaghilev. Mes dons comme danseur, étaient reconnus. Il avait raison. Je lui souris et Il m’invita à venir le voir à l’Hôtel Europe où il était descendu. Il me déplaisait à cause de sa voix prétentieuse mais il était l’instrument de mon destin. J’avais rencontré la chance. Et celle de ma mère, car sa posture n’était plus si grave...

 

6.Debussy n'aimait pas mon Faune, les critiques détestaient Le Sacre et Jeux. Le public était partagé. Beaucoup criaient. Je devais compter les mesures pour les danseurs du Sacre. Ils devaient marteler leurs pieds dans le plancher et souvent tourner sur eux-mêmes.  Le bruit dans la salle était si violent que mes danseurs se perdaient malgré la vaillance de l'orchestre. En coulisses, je comptais. Quelquefois, une danseuse, découragée me regardait. Je comptais. Elle reprenait. Ils reprenaient tous. Je comptais. En hurlant. Même pour la grande danse sacrale. Ils criaient aussi dans la salle et ne désarmaient pas. Pour le Faune, ils avaient détesté que les danseurs soient de profil, qu'il y ait ces grands mouvements de bras. Et l'indécence ! Il fallait crier plus fort qu'eux !

 

7. A Paris, ils se levaient pour applaudir et je les regardais quand je saluais ; ils criaient que j'étais Dieu. Le Dieu de la Danse ! Ils disaient : Ah mais quel Dieu ! Pas « un » dieu...Ils me trouvaient « exotique », « impressionnant ». J'étais « un vrai miracle ». Il était encore de tradition dans certains pays en Europe de faire danser les rôles masculins par des femmes travesties. J'étais donc complètement inattendu et si doué ! Quand j'étais sur scène en dehors de la scène, ils m'adoraient et en dehors de la scène, ils me regardaient, me regardaient...ça ne cessait pas. Deux ans avant, on ne me connaissait pas en dehors de la Russie et là, ils criaient mon nom ! Quel Dieu ! Tu es Dieu ! Après, longtemps après, j'ai dit : Je suis Nijinsky. Je suis Dieu. Mais plus personne n'était là.

 

8. Debussy a déclaré que Diaghilev avait usé de tout son charme pour obtenir de lui la musique de Jeux mais sur moi, il n'a eu que des paroles moqueuses : « Je ne suis pas homme de science ; je suis donc mal préparé à parler de danse, puisqu’aujourd’hui on ne saurait rien dire de cette chose légère et frivole sans prendre des airs de docteur. Avant d’écrire un ballet, je ne savais pas ce que c’était qu’un chorégraphe. Maintenant, je le sais : c’est un monsieur très fort en arithmétique ; je ne suis pas encore très érudit, mais j’ai retenu pourtant quelques leçons… celle-ci par exemple : un, deux, trois, quatre, cinq ; un, deux, trois, quatre, cinq, six ; un, deux, trois ; un, deux, trois (un peu plus vite), et puis on fait le total. Ça n’a l’air de rien, mais c’est parfaitement émotionnant, surtout quand ce problème est posé par l’incomparable Nijinsky. Pourquoi me suis-je lancé, étant un homme tranquille, dans une aventure aussi lourde de conséquences ? » Il écrivait cela. Voilà. Et de Diaghilev, il parlait comme d'un homme habile, capable de faire danser les pierres et si merveilleusement créatif !

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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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