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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.

26 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. Gautier et Fokine.

 

 Wegwood pensa aux vers de Théophile Gautier :

Soulève ta paupière close

Qu’effleure un songe virginal ;

Je suis le spectre d’une rose

   Que tu portais hier au bal.

Tu me pris encore emperlée

Des pleurs d’argent de l’arrosoir,

Et parmi la fête étoilée

                                Tu me promenas tout le soir.     

 

Elle entra heureuse, rêveuse, traversa la scène et retira son beau manteau qu'elle posa sur le canapé puis retirant la rose de son corsage pour l'admirer et la sentir. Elle sembla défaillir à la fois par la force de ses souvenirs et à cause de la délicate odeur. Elle se souvenait tant de ce bal ! Elle se laissa aller sur le fauteuil et alanguie, s'endormit. Comme le sommeil la prenait, la rose tomba et au moment où elle touchait le sol, le Spectre parut à la fenêtre de droite, mince et radieux, les bras au-dessus de la tête et souriant, dans une belle pose attentive. L'instant d'après, il avait sauté et se rapprochait du fauteuil de la belle derrière lequel il dansa avant de décrire un cercle gracieux plein de figures et de sauts puis il sembla danser pour lui et les figures se multiplièrent. L'attention évidemment se concentrait sur lui et il occupait l'espace qu'il rendait si aérien ; puis il revint vers elle et se plaça derrière le fauteuil où il vit cette merveilleuse danse de séduction qui est particulière puisque seuls les bras dansent. C'était ce que Fokine avait fait de plus fort ! Il avait inventé la variation masculine où le danseur montrait des ports de bras jusqu'alors réservés aux ballerines. Il fallait des mouvements techniquement parfaits ni trop féminins ni trop forcés. Le buste devait se pencher d'un côté puis de l'autre et le visage devait rester radieux...Cela en réveillait la jolie dormeuse qui tendait vers le beau fantôme un de ses bras...

 

Ô toi qui de ma mort fus cause,

Sans que tu puisses le chasser

Toute la nuit mon spectre rose

A ton chevet viendra danser.

Mais ne crains rien, je ne réclame

Ni messe, ni De Profundis ;

Ce léger parfum est mon âme

       Et j’arrive du paradis.

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26 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik danse le Spectre de la rose.

Et elle se levait, il la conduisait. Elle était sur les pointes, lui, marchant près d'elle et ils dansaient ensemble mais peu de temps car ils en revenaient vite à des figures séparées, toutes jolies, toutes difficiles. Elle revenait à son fauteuil pour de nouveau s'assoupir et il venait la chercher encore. De nouveau, ces mouvements de buste et de bras et ces sourires ! Puis venait ce pas de deux célèbre dans le monde entier dont aucune reprise, si distante qu'elle se voulait de la création originale, ne pouvait faire l'économie tant il avait marqué l'histoire de la danse moderne. Ils se séparaient ensuite et il avait encore toutes sortes de figures en solo. Les sauts qu'il devait faire et qui avaient tant marqué les esprits devenaient nombreux. Il occupait toute la scène maintenant et dansait avec grâce. Il devait encore une fois revenir vers elle qui semblait le réclamer et le poursuivre et encore une fois, ils dansaient. Ils semblaient se saluer, se contempler, s'accompagner. Ils se penchaient l'un vers l'autre. Elle bondissait. Il la portait. Tous deux étaient aériens, tout en enroulement et déroulement. Puis, elle s'assit une dernière fois sur le fauteuil et brièvement, il s'agenouilla. Il ne s'agissait plus maintenant que de danser seul et c'était ces grands jetés qui étaient entrés dans l'histoire, l'ultime retour vers elle, son revirement vers la fenêtre, ce bras qu'il levait et ce grand saut vers l'infini...

 

Mon destin fut digne d’envie :

Pour avoir un trépas si beau,

Plus d’un aurait donné sa vie,

Car j’ai ta gorge pour tombeau,

Et sur l’albâtre où je repose

Un poète avec un baiser

Écrivit : « Ci-gît une rose

Que tous les rois vont jalouser »

 

Quand ils s'arrêtèrent, le silence était total et ils se regardèrent inquiets. Wedgwood, qui avait discrètement suivi le filmage, s’avança vers ses danseurs et tous les trois regardèrent Mills et l'équipe technique. Chacun d'eux savait ce qu'il avait fait mais Mills, quoique néophyte, avait ces exigences, qui étaient celles du film. Il fut clair. Il y avait longtemps qu’il voulait filmer quelque chose d'aussi beau et, en répétition, Erik et Adelia ne lui avaient pas semblé si bons. Cependant, il le leur avait déjà dit, il voulait avoir deux versions. Il verrait ce qu'il en ferait. Wegwood s'apprêta à conseiller ses danseurs et à tout recommencer après une pause qui était prévue. S’approchant d’Erik, il demeura saisi. Sur son visage, errait l'esprit de la rose, d'une manière si tendre et émouvante qu'il en fut touché. Il regarda ce visage maquillé, viril malgré les fards et rencontra son regard :

-Tu n'es pas encore parmi nous...

-Non, c'est vrai, pas encore...

-C'est le Carnet ?

-Le Carnet. Le Journal. Ses paroles. La danse...

-Et la Rose ?

-Je suis la Rose. Maintenant.

-Et tu ne peux me parler facilement...

-Non.

26 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. Je suis le spectre de la rose.

 

Mills annonça la reprise. L'instant d'après, de nouveaux réglages étaient faits, puis on filma. Le jeune homme dansa de nouveau. Il fut plus fort et en même temps plus viril. Adelia eut plus de douceur. Elle garda une expression rêveuse qui suggérait l'abandon mais, quand elle imita le doux geste de se pencher vers la rose qui était à ses pieds, elle eut une intensité nouvelle. Au moment du pas de deux, ils furent plus retenus qu'abandonnés. Adelia était pourtant la même jolie rêveuse. Il était toujours aussi androgyne et troublant mais il irradiait davantage. Pourtant, le pas de deux qu'il dansa avec elle fut plus aérien. Les mouvements de bras étaient plus somptueux, les sauts plus parfaits, la sensualité et la grâce plus tangibles. Et à cela, il y avait une raison qui n’échappait à personne : il était à la fois la rose telle qu'on l'a cueillie et posée dans son corsage et il en était l’esprit qui se met à hanter de façon impérieuse une jeune fille. Ils dansaient, il tournait autour d'elle avant qu'elle ne le rejoigne. Il était tout en courbes et en même temps si ferme, si présent, si gracieux. Il était un esprit obstiné, charmant, suppliant. Il était aussi prompt à prier qu'à charmer. Il adorait autant qu'il demandait à l'être. Radieux, mouvant, il allait de l'invisible au visible avant de regagner par un saut immense dans l'infini un monde qu'elle ne connaissait pas. Et elle n'avait de cesse qu'il revienne encore. Tout le monde fut émerveillé. Il y avait ce ballet, ces thèmes du cercle, que ce soit celui du rêve, de la mort ou de l'amour. Et il y avait ce qu'il faisait naître, lui, Erik. Une beauté aussi précieuse que rare. Tout le monde sentit le changement et Mills montra cette fois sa satisfaction en regardant Adelia et Erik avec admiration. Un des techniciens se mit à applaudir et tous suivirent. Toutefois le danseur et la danseuse parurent presque timides. Cela plut. Le mystère restait entier. Ils avaient été touchés, électrisés, tous. Pourquoi sinon ? Tout avait été magnifique. L'inhabituel crée le magnifique. Pourtant, ni le spectre ni la danseuse ne disaient rien. Mills dit qu'il était très content de l'une et l'autre versions et qu'il   les utiliser de façon partielle. Il remercia brièvement Wedgwood et Adelia et se tourna vers son danseur.

-Je suis subjugué. Ces pirouettes, ces sauts, toute cette gestuelle splendide à la fois si précise et si harmonieuse étaient déjà pour moi un langage nouveau et ensorcelant à Corona del Mar ; mais là, c’est enivrant !

Malgré tout, il y avait ce corps d’Erik marqué par l'effort et ce beau masque attentif mais de cela, il ne dit rien. 

Le reste de la journée, Mills fut occupé à filmer des scènes où Erik ne figurait pas. Il fut donc libre, retourna à son hôtel et dormit. Un appel de Chloé le réveilla. Elle était déjà en pourparlers pour travailler dans un bar à L.A et selon elle, l’affaire était dans le sac. Elle avait tout de même besoin de connaître les moments de liberté d’Erik. Il les lui donna. Vibrante et enthousiaste, elle évoqua une école de dessin à New York. Il était très difficile d’y entrer et même si elle présentait un dossier convainquant, elle devrait être boursière. Elle voulait savoir ce qu’il en pensait. Il fut très enthousiaste. Oui, quel bonheur si elle venait à New York ! Il l’aiderait pour trouver un logement, se faire des amis, découvrir des bars chaleureux ou intrigants et ils pourraient se voir souvent. Ils rirent tous deux. Toutefois, même si sa joie était sincère, il ne put que se questionner quand elle eut raccroché. Si elle réussissait son pari et intégrait cette prestigieuse école, elle serait là, prêt de lui. Elle était encore subjuguée ; le resterait-elle ? Et lui ?

Le lendemain, elle confirma son transfert à Los Angeles. Il la félicita. Le même jour, il reçut une lettre de New York. Julian lui envoyait trois photos : le Spectre de la rose, l’Après-midi d’un faune, Jeux. Trois grandes interprétations du danseur russe. Il avait joint un message :

« L’ordre est correct ? Si ce n’est pas le cas, précise-le-moi. Tu n’as rien à craindre. Quand vient-elle ? Kyra Nijinsky, je veux dire. »

Il en resta tremblant et alla contempler son visage dans le miroir de la salle d’eau. Bölder…

Puis il appela. Julian parut surpris.

-Quoi ! Ces si belles photos ne suffisent-elles pas ?

-Je suis inquiet.

-Tu l’as toujours été avant d’entrer en scène. Là, c’est un film donc c’est différent : tu es encore plus en tension mais je suis sûr que tu sais où tu vas.

-Si le tournage était à New York, ce serait plus simple car…

-Non. C’est faux et tu le sais. Je comprends ce que tu essaies de me dire mais ça n’a pas de sens. Pour les prochains appels, pense au décalage horaire…

-Oh, je suis navré !

-Ne le sois pas. Je te laisse. Je ne suis pas seul.

 

21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik en tournage.

 

5. Tournage à Los Angeles. Erik et Nijinsky.

Chloé, la jolie jeune fille qu'a rencontrée Erik arrive à Los Angeles pour être avec lui. Le filmage de L'Après-midi d'un faune se profile. Le danseur, pris dans un jeu d'influence, est fébrile.

Chloé était arrivée. Elle servait le soir dans un bar chic et avait trouvé aussi à promener des chiens. Elle était déterminée et savait s’y prendre pour gagner sa vie. Erik la félicita. Elle le vit davantage et continua de l’aimer. Il était blond, européen du nord et séduisant. C'était un visage qui s'accordait bien avec le monde d'aujourd'hui, celui d’un jeune artiste en quête d’idéal, certes mais déterminé et ambitieux. Il fut, de son côté, plus perplexe. De lui, elle captait la jeunesse, le charme et le pouvoir de séduction ; mais elle ne cernait le danseur. Les questions qu’elle posait sur le film manquaient de profondeur. Elle ne comprenait pas vraiment ce qu’il y faisait. Restait une attraction physique importante, une vraie rencontre émotionnelle et une grande tendresse réciproque. Dès qu’il le put, il refit l’amour avec elle. Elle était belle. Il la déshabillait. Il frôlait de ses mains, les jambes, les bras, le torse, les épaules de cette jolie fille et ne se lassait pas de la tiédeur de sa peau. Il écoutait sa respiration, sentait le sang battre à son cou et à ses tempes et usait de gestes simples et adroits pour l’exciter. Charmée, elle le laissait la prendre et se libérer en elle.

-On apprend à faire l’amour comme ça, au Danemark ?

-Je te désire.

-Oui !

Elle en était heureuse mais commençait à le trouver paradoxal. Quand il se vêtait, il était souvent tout en bleu marine comme avait pu l'être les lointains condisciples des écoles chics dans lesquelles on avait inscrit l’élite bostonienne ou newyorkaise. Il était sobre et plein de classe mais ambigu. Elle finit par le questionner :

-On tombe souvent amoureux de toi ?

-Ça arrive.

-Des ballerines ?

-Il y en a eu une méchante et une très gentille. Elle était plus âgée que moi.

-Tu n’attires pas que les femmes, n’est-ce pas ?

-Non.

Il était assis en face d’elle, dans une chambre où ils avaient fait l’amour et il le regardait.

-Tu veux en parler ?

-Non.

-Moi, je préférerais.

-Il y a mieux à faire…

Erik lui décocha un regard sans équivoque qui la troubla. Bientôt, ils se retrouvèrent l’un et l’autre dans l'abandon de l'amour physique. Elle fut lisse et doux, acceptant de son amant des caresses raffinées et lui demandant d'en inventer d'autres.

-Oh Erik ! C’est bien une fleur que tu dansais dans le film que tu tournes ! Qui pourrait voir une fleur en toi ! Tu n’es pas si féminin ! Il lui semblait à mille lieues de ce spectre qu'il avait incarnée et de toute image poétique, libre et sensuel mais il la détrompa.

-Mills veut nous filmer au maquillage et au démaquillage. En m’observant, si tu le pouvais, tu verrais peut-être paraître quelqu’un d’autre.

-Un androgyne ?

-A toi de voir…

-Si c’est le cas, ce Mills te désire !

Il rit avec sincérité.

-Non, je ne pense pas !

-Alors, ce chorégraphe que tu as mentionné ?

-Non plus. Laissons ce sujet.

Elle n’en avait pas envie.

-Un homme peut tomber amoureux de toi quand tu es ce spectre. La ballerine dort, elle, et rêve mais celui qui te convoiterait, lui, serait vigilant et actif.

Erik pensa à Julian, qui s’y souvent, l’avait vu danser, était allé dans sa loge. Actif, oui, il l’avait été. Mais l’heure n’était pas aux confidences. Plus jeune que lui, Chloé avait eu deux amourettes et des rencontres faciles avec des californiens bien faits. Ils n’avaient pas les mêmes élans…

-Nijinsky jouait beaucoup sur l’ambiguïté. Le spectre était fait pour troubler et le faune, plus encore.

Elle resta silencieuse. Quelquefois, Erik n’avait même pas besoin de répondre…

21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Préparatifs et filmage.

 

Comme Erik l’avait dit, Mills filma les danseurs se costumant et se maquillant et il fallut refaire les prises plusieurs fois. Il était ce jour-là très énervé et très obstiné. Pourtant, Erik était précis quand il couvrait son visage de fard blanc, redessinait ses yeux, ourlait sa bouche et vérifiait si tout allait bien. Mais il demandait encore. Refaire le maquillage des yeux, refaire le maquillage de la bouche. Encore lisser les cheveux. Mettre encore la coiffe pleine de fleurs. De face, de profil. Non, farder encore. Être de face. Être de profil. Se tourner lentement. Lever la tête. Encore. Erik n'omettait aucune objection. Il obéissait. Enfin Mills parut satisfait et dit avoir filmé ce qui lui était utile mais il fallait maintenant passer au démaquillage. Il cherchait le moment où les fards se diluent et où le vrai visage n'est pas encore reconnaissable. Il traquait certains regards, ceux que le danseur se lançait à lui-même pour vérifier la progression de son travail. Il traquait les mouvements du visage. Il cherchait. Là encore, il fut très long. Erik dut de nouveau le farder pour ensuite se démaquiller et ne dit rien. Il fallut ensuite qu'il retrouve avec sa danseuse les poses de Nijinsky et il le fit avec application. De profil, le visage levé, Erik était le frère de Vaslav. Son regard avait la même intensité et la même élévation. En pied, avec Adélia, il copiait les mouvements de bras du danseur et sa ferveur. Mills avait l'air radieux. Le danseur, très concentré cherchait ce qui était le mieux. Les costumes étaient à l'identique, la gestuelle du grand danseur scrupuleusement observée, les postures, les regards, jusqu'aux sourires et à la gravité. Les prises de vue furent longues et tous parurent ravis qu’elles prennent fin. Le lendemain, le danseur alla au studio seul. Mills voulait filmer le grand saut du spectre. Cela lui prit une matinée. Erik pensa qu’ils étaient quittes mais son metteur en scène le retint encore pour le filmer reprenant certaines postures et il accepta. La journée fut longue et quand Erik retrouva Chloé, il lui dit par le menu ce qu’il avait fait. La jeune femme lui parut peu compréhensive et il en fut surpris.

-Il t’observe ainsi ?

-C’est du cinéma.

-Il te scrute, c’est étrange.

-Non, ça fait partie du film. C’est l’histoire d’une fascination. Celle d’un danseur classique qui se heurte à Nijinsky.

Elle resta circonspecte.

-Lui, il te filme. Moi, tu sais moi, j’aimerais te dessiner. Je suis une bonne portraitiste !

-Bien sûr !

Il la prit dans ses bras.

Dans les jours qui suivirent et alors qu’elle n’avait pas encore mis son projet à exécution, Erik fut confronté au second ballet clé du film.

L’Après-midi d'un Faune était le premier ballet de Nijinsky. C’était davantage le travail d'un jeune homme singulier que celui du grand danseur des Ballets russes à l'image ciselée. Aussi célèbre que le Spectre de la rose, il était auréolé de toute une relation à la modernité. On le dansait beaucoup, on le commentait sans cesse. C'était un objet d'étude pour intellectuels, une fascination pour les chorégraphes, un objet de nostalgie, un fantasme qui hantait les imaginations. Mills parut très tendu avant le tournage et Erik lui-même s’inquiéta. Il n'avait pas trouvé la barre si haute pour le Spectre de la rose mais le Faune l'angoissait.

-Il me croit infaillible alors que je suis faillible. Je mets beaucoup de temps à être satisfait de ce que je fais et je n'hésite jamais à défaire pour refaire. La perfection est un devoir. Irina me le disait. Oleg aussi.

Erik se trompait. Mills jouait sur ses failles et Wegwood aussi dans une moindre mesure.   C'était étourdissant de filmer dans l'effort un danseur classique aussi entraîné qu’un athlète d’autant que jamais il ne renonçait. Il pouvait admettre bien sûr qu’il fût fatigué ou indécis, mais tout cela était passager…

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21 mars 2024

ErikN/Le Danseur. Partie 3.

ErikN/Le Danseur. Partie 3.
Comme Erik l’avait dit, Mills filma les danseurs se costumant et se maquillant et il fallut refaire les prises plusieurs fois. Il était ce jour-là très énervé et très obstiné. Pourtant, Erik était précis quand il couvrait son visage de fard blanc, redessinait...
21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. L'Après midi d'un faune. Le poème et le ballet.

 

L'argument du ballet était connu. Debussy avait, en 1892, écrit dans le programme imprimé pour la première parisienne : La musique de ce Prélude est une illustration très libre du beau poème de Stéphane Mallarmé. Elle ne prétend nullement à une synthèse de celui-ci. Ce sont plutôt des décors successifs à travers lesquels se meuvent les désirs et les rêves d'un faune dans la chaleur de cet après-midi. Puis, las de poursuivre la fuite peureuse des nymphes et des naïades, il se laisse aller au soleil enivrant, rempli de songes enfin réalisés, de possession totale dans l'universelle nature.  C'était bucolique et le ballet pouvait être dansé ainsi mais dès l'abord, il ne l'avait pas été. Le danseur russe avait pour idée de faire un ballet inspiré de la Grèce antique. Il avait soumis cette idée à Diaghilev qui l'avait accepté, voulant encourager les débuts de chorégraphe du danseur et ayant aussi l'intention de le mettre à la tête des Ballets russes. Nijinsky n'aurait pas, personnellement, choisi Debussy mais il n'était pas seul. Cette musique était trop douce pour les mouvements qu'il imaginait pour la chorégraphie qu'il voulait créer. Quant aux décors, il ne les voulait pas tels. Un paysage sylvestre évoquant le symbolisme avait bien été créé mais le jeune chorégraphe voulait, lui, un motif plus épuré dans l'esprit des toiles de Gauguin. Toutefois, ce fut Léon Bakst. Quand Picasso intervint, Nijinsky était déjà malade …

Mills filmait un ballet dont l'argument était clair : sur un tertre un faune se réveille, joue de la flûte et contemple des raisins. Un premier groupe de trois nymphes apparaît, suivi d'un second groupe qui accompagne la nymphe principale. Celle-ci danse au centre de la scène en tenant une longue écharpe. Le faune, attiré par les danses des nymphes, va à leur rencontre pour les séduire mais elles s'enfuient. Seule la nymphe principale reste avec le faune puis elle s'enfuit elle-aussi en abandonnant son écharpe aux pieds du faune. Celui-ci s'en saisit, mais trois nymphes tentent de la reprendre sans succès, trois autres nymphes se moquent du faune. Il regagne son tertre avec l'écharpe qu'il contemple dans une attitude de fascination. La posant par terre il s'allonge sur le tissu.  Il avait décidé de reprendre l'idée de Bakst qui consister à réduire l'espace des danseurs. Ainsi, ils pouvaient les éclairer de façon à ce qu'ils ressemblent à des personnages de vases grecs. Le décor était simple et lumineux. Cubiste par certains aspects, donc proche du désir de Nijinsky. Par contre, il avait gardé les costumes et les maquillages, les perruques, inspirées des coiffures des déesses grecques, les tuniques des nymphes façonnées avec de la gaze plissée. Et, comme à l'origine, pour le maillot du faune, les taches étaient peintes directement sur le tissu. Tout ce qui avait pu être écrit sur le ballet tel qu’il avait été créé à l'origine avait été lu. Toutes les photos possibles avaient été analysées. On avait écouté des historiens, des exégètes. Des chorégraphes avaient été contactés pour évoquer les plus célèbres versions du ballet. On avait comparé les plus grands faunes, les meilleures versions musicales. Tout cela reflétait un long travail.

21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Filmage de l'Après midi d'un faune.

Forts de toute cette préparation et du temps qu’ils avaient passé à répéter, Wegwood et Erik se présentèrent sur le plateau bien plus confiants qu’ils n’avaient pu l’être au départ.  Pour le premier filmage, Mills fit preuve d’une grande rigueur, ne laissant rien au hasard. Il filma le ballet en entier avec bonheur et se dit très content. Dans les jours qui suivirent, son attitude changea. Il appela beaucoup son chorégraphe et son danseur principal car toutes sortes d’idées lui venaient, qui allaient un peu modifier le plan de tournage. Comme chacun d’eux le considéraient avec un mélange d’amusement et de sérieux et qu’ils lui étaient reconnaissants d’avoir filmé avec enjouement et grâce le Spectre de la rose, ils n’osèrent rien lui refuser. Ils acceptèrent un second puis un troisième filmage et cédèrent aux demandes de Mills. Celui- filma Erik, de profil, de face, debout puis allongé. Il filma les positions des bras et celles des jambes, celles des mains, et de la tête. Il fit de même pour Adelia qui jouait la nymphe qui éveille le désir et fit de nombreuses prises avant de revenir au danseur. Il filma les positions du corps, quand le faune s'éveille, s'étire et se dresse. Dix prises. Il filma les expressions du visage et les regards et les fit modifier encore et encore. Il cherchait une sensualité et une dureté, une innocence et une licence que le danseur finit, à bout de souffle, par lui donner, sans avoir conscience de l'avoir fait. Onze prises. Car le faune, seul, était déjà ainsi. Il lui fit refaire encore et encore le fameux saut que le jeune russe avait imaginé pour son faune. Cinq prises. Il filma encore et encore, le casque de cheveux dorés qui faisait du danseur une créature d'un autre monde, ses regards aigus quand il voyait les nymphes et celui, presque tribal, qu'il lançait à celle qu'il élisait. Cinq prises. L'agenouillement de la nymphe fut refait encore et encore car les gestes des deux danseurs ne le satisfaisaient pas. Il leur fit travailler leurs regards et leurs attitudes. Celle du faune qui dominait la nymphe et celle de la jeune fille qui s’abandonnait. Erik devait garder la tête plus droite et avoir un port de bras plus ferme. Six prises. Mills revenait vers eux et expliquait. Il filmait encore. Personne ne lui opposait quoi que ce soit. Le chorégraphe était aussi muet que les danseurs. Le metteur en scène se sentait heureux. Il recommença le lendemain et les jours suivants avant de prendre une décision qui parut étrange à tous sauf à Erik. De tout un chacun, il avait obtenu le meilleur mais ce faune ne lui avait pas encore tout donné…

Il y eut de nouveau des scènes du ballet, des gros plans de lui et d'elle, avec une prédilection pour lui. Son regard à elle était plein de concupiscence. Son regard à lui, plein d'un désir païen. Le metteur en scène se voulait directif :

-Plus cru, plus sensuel, plus prédateur, Erik !

Et comme cela ne semblait pas suffire, il dit encore :

-Plus sexuel, plus impulsif, plus primitif.

Il cherchait l'idole : corps de profil, assis jambes croisées, mais tendues. Corps debout, tendu, mouvements rythmés, grande tension. Puis corps de face, de profil. Ce que faisait Erik ne lui plaisait pas. Il faisait refaire les prises, encore, encore. Ce qu'il voulait, le danseur le comprenait, c'était un corps en jouissance qui fut en même temps un corps idéal : la quête s'avérait sans fin. D'autant que ce qu'il ne trouvait pas quand il filmait le ballet, il le cherchait encore dans les photos qu'il prenait et qui l'aidaient pour le film. Tout était très dense et les jours filaient.

Wegwood fut le premier à regimber :

-Erik, qu’est-ce que tu fais ? Il te reprend beaucoup. Il avait dit ne pas le faire…

-Nijinsky aimait le faune.

-Oui mais c’est un rôle exténuant. Mills ne le sait peut-être mais toi, si. Il faut le lui dire. Il ne peut pas mesurer l’effort physique et physique qu’il te demande. Tu vas en ressortir épuisé.  Parle-lui.

-Je ne le ferai pas. Et ne le fais pas non plus.

-Ah ! Erik !

Courageux, le chorégraphe choisit de désobéir. Mills expliqua mais refusa de se justifier.

-Erik joue Ian. Dans le film, le Faune marque une rupture. Il butte sur cette créature archaïque qui ne peut contrôler son désir pour les nymphes. On a laissé entendre que le danseur russe, prisonnier de son rôle, avait joui sur scène. Il n’avait pu contrôler son désir. Il faut que ce basculement soit perceptible. Voilà un danseur de notre temps qui devient presque animal…On est au centre du film. J’insiste beaucoup, je sais mais il y a une sorte de folie dans ce film ; là, elle jaillit.

 

21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Le Faune et ses ambiguités.

 

Ceci dit, le metteur en scène insista encore puis parut satisfait. Erik lui avait donné ce qu’il voulait : cette dérive vers le fantasme et le mythe…

Le décor était magnifique, les costumes très beaux et les éclairages parfaits. Erik avait été, comme Nijinsky, cousu dans son costume et son visage était fardé à l’identique. Il portait un casque qui était la réplique de l’original. Les scènes où il était allongé sur son tertre, celles où les nymphes apparaissent et celles où il les assujettit étaient belles mais le malaise commençait à sourdre. Ian allait vers un point de rupture. Il se tenait tout droit, son corps tavelé étant aussi attentif que son beau visage fardé, les tavelures de l'un rappelant les tâches de l'autre.  Il scrutait le monde, tout étonné que le désir l’envahisse à ce point et suffoquait…Et Erik qui jouait Ian cédait aussi et brouillait sa propre image.

Après ce filmage, il se sentit vidé. Cette fois, il se morigéna. Il n’appellerait pas Julian. Mais ce fut celui-ci qui lui téléphona.

-Ta voix est différente, Erik, qu’y a-t-il ?

-Le filmage du Faune m’a beaucoup demandé.

-C’est-à-dire…

Erik resta silencieux, cherchant des mots simples qui se dérobaient.  Sagace, le décorateur reprit :

-C’est le chorégraphe qui insiste trop ?

-Non.

-Le metteur en scène ?

-Oui.

-Qu’est-ce qui se passe ? Je ne peux pas t’aider si tu ne me dis rien.

-On dit que Nijinsky, pris par le désir, a été pris par une sorte de vertige, une fois, et qu’il n’a pu se retenir sur scène…

-Ah, je vois. Tu t’es senti dans les mêmes dispositions que lui ? L’écharpe de la Grande nymphe et le plaisir qui ne peut plus être contenu…Il est comment, ce metteur en scène ?

-Visage poupin, lunettes à monture écaille, pas mal de kilos en trop et adepte des t-shirts informes ; mais sinon, adroit, exigeant dans sa direction d’acteur…

-Et logique dans ta façon de te déstabiliser. Insistant, même. Que tu aies pu être cette créature archaïque, ignorant des codes de ce monde, ça doit déjà le stupéfier. Et même s’il s’habille mal et mange trop, il doit ressentir le même l’effroi que les nymphes ! Ces élans du désir et la musique de Debussy. Tu es le Faune et tu les as fascinés, lui-compris.  Note que pour les nymphes et ce Mills, j’extrapole…

-Pas tant que ça…

-Tu lui as donné ce qu’il cherchait. Tu sais éblouir, je le sais.

Erik tenta de rire mais n’y parvint pas. Il avait ébloui Julian et continuait de le faire, il le savait ; et ceci malgré leurs liaisons respectives.

-Nijinsky me hante. Je pense à lui tout le temps.

-C’est logique. Je te connais. Tu es totalement impliqué.

-Mais c’est extrême, là !

-Sa fille aînée va venir, c’est aussi bien.

Le danseur soupira.

-Tu as raison.

-Bien sûr que j’ai raison. Je te connais comme artiste. Je sais qu’aborder un rôle est souvent difficile pour toi ; c’est un nouveau défi et les règles changent toujours. Le doute te rend meilleur : crois-en mon expérience…Mais sinon, que veux-tu me dire ?

-Eh bien, c’est au sujet des écoles supérieures de dessin à New York, je veux dire, les meilleures ; La jeune femme que je connais aimerait en tenter une. Elle est déjà diplômée mais elle souhaiterait poursuivre son cursus. Je pensais que tu serais à même de lui donner des conseils. Si tu as ces dessins par exemple…

-Elle n’a qu’à m’envoyer ce qu’elle veut mais il faut qu’elle m’informe sur ce qu’elle a déjà. Je saurais lui dire s’il a ses chances pour l’école la plus réputée car c’est bien celle-là qu’elle vise…

-Oui, je vais le lui dire.

-Elle a l’argent qu’il faut ?

-Non, elle demanderait une bourse.

-Bien, Erik, je verrai cela. Par ailleurs, c’est bien si tu écris sur ce tu vis sur ce tournage et ce que tu captes de Nijinsky. Et ne me l’envoie pas forcément. Je lirai plus tard. N’envoie rien dans la précipitation.

Erik était ému.

-Merci, Julian.

-C’est naturel.

-Et ton ami acteur ?

-Sur scène bientôt. Il répète.

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik en tournage. Chloé plus proche.

L’américain le rassura encore puis le salua. Le tournage se poursuivait plus calmement. Erik vit régulièrement Chloé et l’informa de l’acceptation de Julian, cet ami qui saurait lui dire si elle avait un niveau suffisant pour briguer une école très pointue. Elle parut contente.

-Oh ! Je vais lui envoyer ce qu’il faut.

Puis, elle lui parla à nouveau des portraits qu’elle pourrait faire de lui.

-Il suffirait que tu poses en jeune homme ou en danseur et je me mettrais au travail aussitôt. Tu pourrais avoir tes exigences et on en parlerait. Je voudrais te montrer que je peux te voir différemment. Je voudrais que tu acceptes.

Il parut ravi et son regard devint plus brillant.

-C'est une très bonne idée ! Je veux que ce soit une commande ! Montre- moi quelles techniques tu peux utiliser...

 Dans les yeux bleus de celui qu'elle aimait, elle trouva une confiance nouvelle, une image plus ferme, plus digne de respect de lui et d'elle-même et se sentit heureuse.

-Sanguine et sépia pour le premier, ça te va ?

-Et fusain pour l'autre ? Je suis d'accord.

Il lui dit qu'il avait toute confiance et il avait raison. Ils choisirent le jardin intérieur d’un hôtel élégant et se mit au travail. Elle lui dit de ne pas sourire, de se tenir droit et de pencher légèrement la tête sur le côté gauche. Il portait un t-shirt noir à col en v et un jean de même teinte. Il paraissait très jeune. Prenant Chloé au sérieux, il ne l'interrompit pas tandis qu'elle travaillait au fusain. Quand elle eut fini, il se pencha et la regarda avec curiosité :

-Je peux voir mon portrait ?

-Non. Je vais faire un autre dessin de toi dans le studio que tu occupes pendant le tournage.

-D’accord.

Ils se rejoignirent le jour suivant mais elle ne fut pas d’accord avec le pull fin qu’il avait choisi.

Tu veux bien te changer, mettre une chemise blanche ?

Il se leva et, lui tournant le dos, il retira son pull. Elle vit son dos, ce dos de danseur, musclé et large, et elle se sentit bouleversée ; complètement dominée par cette émotion intense qui est le corollaire de l'amour. Quand il se retourna et boutonna sa chemise blanche, son trouble était si vif qu'elle fût certaine qu'il le voyait. Son regard bleu brillait. Toutefois, il n'avança pas vers elle pour l’embrasser et la rassurer, ce qu'elle n’aurait jamais empêché mais se rassit. S'il avait fait autrement, elle se serait jetée dans ses bras. Elle le dessina en buste ; c'était une sanguine. Elle travaillait cette fois sur de plus grandes dimensions. Elle était concentrée mais sentait ses regards. Elle portait une jupe longue, un corsage ajusté torsadé et ses cheveux étaient retenus par des pinces. Il la trouvait belle, elle le sentait. Comme elle travaillait en silence, elle se laissa ravir par son silence et l'expression à la fois attentive et intriguée de son regard et par la sensualité qui émanait de sa belle bouche ourlée, de ses épaules, de son torse. Il ne devait jamais s'abandonner à un mouvement quelconque, commun car la danse avait travaillé toute sa personne, de sa nuque à ses mains et de son dos à ses reins. Il semblait contrôler ses attitudes corporelles, non car il voulait qu'on le trouve élégant et beau, mais parce qu'il avait acquis une discipline et qu'il était si imprégné d'elle qu'elle travaillait en lui sans qu'il s'en soucia. Elle avait fait un premier portrait qui était celui d'un rêveur et en dessinant le second, elle sentait qu'elle voulait plus rendre compte ce qu'Erik était pour elle à cet instant : un jeune homme vêtu comme un autre, peut-être un peu plus raffiné qu'un autre d'une part mais conscient de son art et de la beauté que cet art lui conférait. Car le danseur, malgré l'attitude adoptée, affleurait. Elle sentait aussi et voulait rendre compte de la complexité d'Erik. Celui qui pouvait être une jeune faune et en être magnifiquement heureux et celui qui laissait ce même faune en lui au repos et se montrait triste, presque blessé.

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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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