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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Les mots de Nijinsky. L'âme d'un danseur.

 

9. A sept ans, j'étais avec mes parents à Vilnius. Ils voulaient que je fasse mes débuts de danseurs et je les ai faits. C'était dans un cirque. Je jouais un petit ramoneur qui observait une cheminée en flamme, entrait dans une maison et sauvait un petit cochon, un lapin et un singe avant de mettre le feu à mon tour. Eléonora ma mère adorée applaudissait beaucoup et Thomas, mon père, était content. Ils avaient une vie de danseurs itinérants mais elle leur plaisait. Je ne sais pas quand elle a su qu'il avait une maîtresse. Elle a dû se disputer avec lui et il est resté avec nous, comme s'il avait choisi de le faire ; mais après, il nous a laissés. Sa maîtresse était enceinte.

 

10. A Saint-Pétersbourg, j'étais petit, j'avais neuf ans la première année. Je pleurais souvent. Ils avaient tellement voulu que j'intègre cette école, mon père, ma mère.  Enfin, il restait ma mère. Après, il y avait Bronislava ; ça faisait deux danseurs. Mon frère était malade. Je me souciais de ma mère qui mangeait si peu, certains jours rien. Au début, j'avais de grosses larmes mais ils se déchaînaient tellement. C'était une raison de ne plus le faire ! Je ne pleurais plus devant eux mais en cachette ; mais ils ne m'aimaient pas quand même.

 

11. Nicolas Legat. Il me parlait fermement mais gentiment. A l'école, ils m'avaient battu, mis à part, mais je les battais tous maintenant : dons exceptionnels ! Il les avait devinés, développés et confirmés. Tous ces gens-là devenus polis, déférents...Monsieur Legat...

 

12. J'ai lu qu'à dix-huit ans, lors de sa première saison dans le Ballet impérial, je me serais arrêté de danser une nuit au milieu de l'acte I du Lac des cygnes et me serais ostensiblement caressé devant la fosse d'orchestre tandis que les musiciens jouaient encore. Pourquoi ? Pourquoi a-t’on écrit cela ? Je me serais littéralement masturbé en public ? Et on a dit pareil pour le Faune !  Non.

 

13. Serge était imperméable à certaines critiques. Il n'était nullement dérangé de dire qu'il vivait avec moi. Souvent, ça ne me troublait pas non plus. Mon nom était entouré d'un parfum de scandale et de toute façon, les rôles qu'au début, Fokine avait créé pour moi étaient ambivalents, très franchement sexuels. Quand j'étais l'esclave doré dans Shéhérazade, j'apparaissais le corps peint et couvert de perles. On disait, dans certains journaux, que j'étais une image de perversité : exotique, androgyne, violente, soumise. Le scandale allait très bien à Serge, à croire qu'il était né avec ! J'avais horreur qu'on dise que la première fois que je l'avais rencontré, il m'avait mis dans son lit ! C'était moi qui lui avais fait l’amour ! En fait, je m'étais jeté sur lui. On parlait trop depuis quelques heures. Et il était ma chance, non ?

 

14.Serge m'avait totalement fasciné, au début. Sa culture étourdissante, son énergie, le nombre incalculable de ses relations. C'était un grand seigneur. Il avait des idées sur moi : il voulait que je prenne la tête des Ballets Russes. Les ballets dans lesquels j'étais apparu avaient eu tant de succès ! Il fallait travailler dur mais je travaillais déjà tellement ! Quelquefois, je perdais le sommeil, j'étais fiévreux. Les ballets, les chorégraphies, les tournées. Quel Dieu ! Tu es Dieu. Serge se mettait en colère. Il disait que ce devait être moi qui devais faire cela. Moi ! Dieu-Moi. Après, j'étais en litige avec Serge. Lui non plus finalement n'aimait pas tant que cela Le Sacre. Et bien sûr, il y avait d'autres raisons. Massine a tout pris. Mes rôles. Mon travail. Il attendait tellement cela !  Quel Dieu ? Tu es Dieu ?

 

15.Quand j'avais douze ans, je suis tombé. Je suis resté dans le coma plusieurs jours ; ça me faisait peur après. C'était comme la mort. Ma mère qui ne s'alimentait plus après le décès de mon père, c'était aussi comme la mort. Mais je suis resté vivant, pas elle.

 

16 Les Sylphides, Shéhérazade, Le Spectre de la Rose, Petrouchka : je suis devenu une star internationale. De grands écrivains se penchaient sur mon cas. Ils disaient que j'étais aussi un extraordinaire comédien ! Évidemment, pas très classique. Ils me trouvaient fascinants. Diaghilev me traitait comme un enfant. Je lui paraissais souvent ennuyeux. Il me fallait aller sur scène. Et là, ses regards...

 

17. Debussy n'aimait pas Jeux.  On lui avait commandé une musique dont on ne faisait rien et ça l'agaçait. S'il avait connu les idées de Diaghilev là-dessus, il aurait haï l'ensemble. Il y avait un parc, un court de tennis et des danseurs. A l'origine, il s'agissait d'une rencontre homosexuelle, entre trois hommes. C'était un scénario que personne n'aurait reçu et j'ai dû le transformer. C'est devenu un garçon et deux filles. Je voulais tout de même, à un moment, danser le ballet sur pointes avec des chaussons de danseuse mais c'était encore trop audacieux. J'aimais ce ballet mais n'ai pu faire comme je voulais. Souvent, j’imaginais Debussy déjeunant avec Serge et moi avec son air plein de réserve. Très grand seigneur, il l'aurait mis en toute simplicité dans la confidence. Debussy et la turpitude...Rien que d'y penser...Ah[FRANCE -1]  ah ah !

 

18. Je l'aimais sincèrement. Il m'a dit que l'amour des femmes était terrible. Sur le moment, je n'ai pas compris. L'amour que j'aurais porté aux femmes ? Celui qu'elles m'auraient porté ? Il parlait du désir, de celui que j'avais pour elles. Il disait : ah mais non, c'est dégradant. Je l'ai cru.


19. Une fois, je lui ai demandé pourquoi il portait un monocle. Il m'a répondu qu'il avait un œil plus faible que l'autre et qu'il fallait corriger ce défaut. Et puis il a ri violemment. J'ai compris qu'il me mentait. Mais il me mentait pourquoi ? J'étais mal à l'aise. Après, il a dit qu'il adorait qu'on parle de lui et que son monocle pouvait être un sujet de conversation. Je n'ai rien dit.

 

20.1916. États-Unis. Diaghilev m'a fait confiance de nouveau après une brouille sévère qui l'a déchiré lui comme moi. Je me suis produit à l'opéra de New York et dans d'autres villes. Il y a eu des moments extraordinaires. En Californie, Chaplin est venu me voir dans ma loge. Je parlais avec lui et ça ne cessait pas. Serge est venu plusieurs fois me dire d'entrer en scène car le public devenait fou ! Mais moi, ça m'a fait rire. Chaplin avait l'air surpris. J'ai continué de lui parler. Je lui ai dit « oh, vous savez, ils peuvent attendre ! » Aussi, je l'ai rejoint sur un tournage ; Il était très admiratif. Je lui ai dit qu'à sa manière, il était aussi un grand danseur. J'ai parlé aussi et longtemps avec des étudiants américains.

 

21. 1917 : il a fallu retourner en Amérique du nord. Serge n'est pas venu. Il cherchait des engagements. C'était une période difficile. Je me suis lancé dans une tournée harassante de quatre mois. Cinquante-deux villes. Il y avait plus de cent danseurs et musiciens. Je ne nie pas que tout se soit mal passé. Mais, c'était très difficile : je devais m'occuper de toute la partie administrative et je le faisais bien que n'ayant aucune formation. Je lisais Tolstoï depuis longtemps et je suis vraiment son adepte maintenant. En fait, il me plairait d'être un moine. Je prône la non-violence, la chasteté dans le couple et je suis végétarien ! Je pense que mes convictions sont belles. Je bénis mes danseurs. Je mets dans les rôles titres des interprètes peu connus et c'est vrai, j'oublie de dire quelquefois, que ce n'est pas moi qui danse ! De toute façon, je veux que Romola et moi quittions tout cela ! Je fais ce qui est le mieux. Je suis pacifiste. On me dit pourtant que beaucoup sont mécontents et que financièrement, cette tournée est un désastre. Serge dit qu'il est content : je danse encore pour les Ballets russes. Plusieurs mois. J'ai pourtant voulu m'en défaire. Il a de bons danseurs, il a Massine, non ? Mais lui considérait que le moindre échange écrit prenait valeur de contrat. Je ne voulais pas aller en Amérique du sud mais en Espagne, il m'a fait arrêter avec Romola et donc j'ai encore fait cette tournée-là. Je me souviens du 30 septembre 1917. C'était lors d’un gala de la Croix-Rouge où je me produisais, à Montevideo. C'est vrai, ce n'était pas bien, j'ai fait beaucoup attendre. Je ne pouvais pas faire autrement. Tout le monde était mécontent mais je ne me sentais pas prêt ! A minuit, je suis monté sur scène. J'ai dansé sur des nocturnes de Chopin ; je me sentais en forme et je dansais, je dansais ! C'était très bien, je pense ; Toutefois, j'ai entendu Arthur Rubinstein pleurer. Le ballet était fini. Je ne comprenais pas. Je lui ai demandé pourquoi il avait du chagrin : un si grand interprète et un homme si humble. Les larmes coulaient sur son visage. Je l'aimais car j'aime tous les hommes et je voulais le bénir ! Il a fini par me dire que ce que j'avais dansé était plus triste encore que la mort de Petrouchka. Non, ce n'était pas triste ! J'ai froncé les sourcils. J'avais vingt-huit ans.

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2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Nijinsly. Propos réels ou prêtés.. Erik en lecture.

 

22.Pendant l'été 1913, je devais partir avec la troupe pour une tournée en Amérique du sud. Diaghilev ne pouvait suivre pour je ne sais quelles raisons. C’était lié à l'astrologie, la superstition. Il pouvait être comme ça. Elle était déjà dans mon entourage. Danseuse. Très mauvaise. Sur le bateau, elle était gentille. On ne pouvait guère se parler car nous n'avions pas de langage en commun mais deux semaines plus tard, j'ai voulu l'épouser. On s'est mariés à Buenos Aires. Je la trouvais jolie. Elle me plaisait. J'étais amoureux.

 

23 Les leçons de danse que je lui donnais. Ça paraissait l'ennuyer... Elle ne m'aimait pas tant que cela ! Elle voulait un beau mari souriant qui aime les mondanités.  Mais la danse !

 

24. Igor, peux-tu demander à Serge ce qui se passe. Il ne veut plus travailler avec moi ? Demande-lui si c'est vrai. Si ça l'est, j'ai tout perdu. Je ne comprends pas.

 

25.« En réponse à votre télégramme à Monsieur Diaghilev, j'ai l'honneur de vous informer de ce qui suit : Monsieur Diaghilev considère qu'en manquant une représentation à Rio et en refusant de danser dans le ballet Carnaval, vous avez rompu votre contrat. Par conséquent, il n'aura plus recours à vos services ultérieurs. Serge Grigorieff, régisseur de la compagnie Diaghilev. » Comment pouvait-il penser que je n'avais pas compris ? C'est lui qui avait écrit cela. Ainsi, il me renvoyait sans un mot, sans rien de personnel. Il m'a payé pour le dernier ballet que j'avais dansé pour lui. Ensuite, il m'a donné le nom de ses hommes de lois. Mais je ne voulais me laisser faire. Je n'avais pas dansé car j'étais malade et quant à l'argent, il m'en devait. C’est lui qui devrait payer...

 

26 Je me suis dit que j'étais Nijinsky et que n'importe quelle compagnie internationale m'engagerait immédiatement. J'ai eu un contrat de deux mois pour Londres. Bien payé. Mais les ennuis se sont accumulés : j'ai engagé des danseurs que j'ai fait venir de Russie. Ma sœur et mon beau-frère m'ont aidé. Seulement, ce n'était pas un théâtre mais un music- hall : les ballets devaient être entrecoupés de numéros de variété ! Bronislava qui devait danser a dû renoncer car on ne lui donnait de permis de travail. Fokine a repris ses droits sur Le Spectre de la rose. Mes amies anglaises ont fait ce qu'elles pouvaient mais la scène était petite. Il fallait faire vivre les danseurs que j'avais fait venir et je ne trouvais pas de solution. Bask aurait fait des décors sans l'interdiction qu'il en avait reçue de Diaghilev. Je suis tombé malade. Des jours durant, j'avais la fièvre. Je ne dormais quasiment plus. Je criais, hurlais et je tapais  ma tête contre les murs. On m'a donné mon congé au bout de quinze jours car je ne venais pas et j'ai perdu beaucoup d'argent. J'ai jeté mes bottes à la figure du directeur ! J'étais très inquiet et humilié. J'avais peur. Kyra était née en juin 1914. Il fallait de l'argent. J'ai fini par en avoir de Diaghilev car il a perdu son procès ; ça a été épuisant.

 

27. Tamara me souriait avant d'entrer en scène. Je l'adorais et elle me rendait mon adoration. Je la désirais. Elle était très bien faite. Elle ne voulait rien savoir mais quand on dansait Le Spectre de la rose, je sentais son corps. Fokine, je le connaissais de l'école impériale. En tant que chorégraphe, il séduisait. Mais il n'était pas Dieu, moi, je l'étais !

 

28 Eleonor. Maman, maman !

 

29. Ce que je n’avais pas vu ou pas voulu voir m'apparaissait. Au matin, les oreillers de Serge étaient tout tâchés à cause de la teinture bon marché qu'il utilisait pour ses cheveux. Il voulait paraître jeune. Il avait deux fausses dents. Je le remarquais car il les touchait toujours du bout de la langue. Quelquefois, quand il était fatigué il avait un visage de vieille dame. Une méchante vieille dame. En même temps, je l'aimais mais il était dur, étouffant.

 

30. Avant moi, il avait aimé un autre homme. Physiquement. Cet homme l'a quitté au bout de deux ans. Il s'est enfui avec un autre. Il m'a trouvé et Il a exigé cela de moi aussi. Cinq ans. Il n'a pas accepté. Il n'a pas accepté. Il considérait que j'étais son compagnon, que je l'étais encore. Sa colère si intense.

 

31.Romola était si naïve. Elle pensait qu'elle m'initiait, que je n'avais jamais connu de femmes. Je ne l'ai pas détrompée. Elle tenait beaucoup à cette idée. Mais à Paris, je cherchais des filles et négociais les prix. J'en ai trouvé une fois si expérimentée que je lui ai fait honte. Elle pouvait tout de même gagner sa vie autrement ! Ces choses qu'elle savait ! Elle est devenue roide et m'a regardé droit dans les yeux. Elle avait un petit enfant et juste cela pour vivre. Quand elle me l'a dit, je me suis senti navré pour elle. Une autre fois, c'était une femme qui avait ses règles. Je lui ai dit que vraiment c'était horrible. Elle a fait comme l'autre : elle est devenue toute raide. Besoin d'argent. A Saint-Pétersbourg, quand j'ai eu mon contrat avec Diaghilev, je suis allé dans la rue et j'ai donné de l'argent et de la nourriture aux filles ; il faut donner aux pauvres !

 

32.Ma femme voulait restait dans l'incompréhension. Elle ne comprenait pas ma beauté. Elle voulait que j'aie des traits réguliers mais la régularité des traits n’est pas de Dieu. Dieu n'a pas de beaux traits réguliers !  Il se regarde en face.

 

33. Mon regard se porte vers une étoile qui ne m’a pas dit bonsoir. Elle me refusait ses scintillations. Pris de peur je veux m’enfuir, mais retenu par mes genoux qui s’enfoncent dans la neige, je me mets à crier : personne n’entend mes cris, personne ne vient à mon secours.

 

34. Je sens que Dieu me soutiendra moi qui ne suis qu'un homme parmi les hommes, coupable comme eux de bien des erreurs. Dieu veut aider l'humanité et sauvera celui qui perçoit sa présence.

 

35.Je suis Nijinsky, celui qui meurt s'il n'est pas aimé.

 

36. Matromonio. Patromonio. Matromonio. Patrimonio...

 

37. Avec mes amours pour un homme. Avec mes amours pour un homme. Homme, mon home est un home. Pomme, pomme n'est pas une pomme...

 

38. Cueurro, cueurro, pas un corro. Monotobio tonio, tonio...

 

39. Romola, Romola, Romola...

 

Après cette longue lecture, Julian fut pragmatique.

-Le scénario est précis, je l’ai lu chez toi. L’ensemble que tu m’envoies est disparate mais ce sont des textes forts. Ton travail, c’est de les livrer au spectateur avec l’intensité d’un comédien et la force d’un vrai danseur.  C’est un labyrinthe mais je sais que tu es prêt. Vas-y ! Pour le reste, c’est ton metteur en scène qui sait ce qu’il fait.

Le danseur ne parut pas convaincu. Il appela et écrivit ; mais Julian se tint à sa décision. Erik ne lui signifiait pas clairement qu’il avait envie de le voir en Californie mais il était allusif. Le décorateur fit la sourde oreille.

Et Erik fut filmé…

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Convaincre Kyra Nijinsky.

 

2. Kyra : contradictoire et séduisante.

Engagé comme acteur et danseur sur un film qui évoque Nijinsky, Erik est chargé de convaincre la fille du grand danseur de tenir ses engagements et de venir sur le plateau...

Kyra Nijinsky venait de faire savoir qu’elle ne souhaitait pas apparaître sur le tournage et l’on soupira, Baldwin en tête :

-Elle a signé et elle s’assoit sur ses engagements ?

Mills tenta d’intervenir :

-Il faut lui écrire. Elle était ravie de ce film. On peut lui téléphoner aussi. Il reste un peu de temps avant le filmage en studio.

-Mills, vous vous y collez ? En tout cas, moi, j’ai des doutes.

Le danseur, tout d’abord, marqua le pas mais un soir qu’il écrivait à Julian, une idée le traversa. Irina ! Mais oui, Irina ! Comment avait-il pu oublier qu’elles se connaissaient ? Elle le lui avait dit pourtant, des années auparavant. Il devait avoir quinze ou seize ans et aimait la questionner parce qu’il savait que, jouant la mystérieuse, elle le ferait attendre avant de le régaler de ces merveilleuses anecdotes sur la danse dont il raffolait. Elle les racontait avec un charme inégalable, les yeux dans le vague et la parole précise…Et il s’en souvenait maintenant, il y en avait eu une sur la fille de Nijinsky…

Passionné, il oublia le décalage horaire. Il était quatre heures du matin au Danemark quand elle lui répondit :

-Oh madame, pardon pour l'horaire ! Il est dix-heures, ici ! Je viens de me rendre compte...

-Non, non, Erik. C'est la première fois que je vous sens distrait. En général, c'est moi qui vous appelle à n'importe quelle heure !

-Ce film que je tourne en Californie est difficile.

-Je le pense bien. Vous m'avez présenté le scénario et me l'avez commenté mais vous n'avez pas été assez bavard.

Irina voulait connaître la façon dont les chorégraphies de son père étaient abordées. Devant ses réticences, il finit par l'interroger. Elle fut véhémente :

-Erik, vous travaillez avec un chorégraphe doué et je sais comment vous dansez mais ça ne peut suffire. Ce que Nijinsky a imaginé pour ses ballets est perdu. Cela signifie que pour Jeux et le Faune, vous êtes dans la reconstitution. Il n'a rien noté d'abord puis s'est ressaisi ; il a alors inventé un système de notations connu de lui-seul. Tout ceci s'est perdu ou a été transformé. Vous êtes donc sur des redites. Heureusement, Kyra Nijinsky va tout transformer ! C’est elle la chance du film, pour ce qui est de l’inspiration, bien sûr !

-Mais elle se dérobe.

 Ah ?

-Oui, à priori, elle ne souhaiterait plus intervenir.

-Si, elle va le faire ! Vous voulez savoir pourquoi ?

-Bien sûr !

-Je la connais !  Ne soyez pas inquiet, nous avons été liées il y a longtemps. Je ne vous ai pas parlé d'elle, c’est vrai.  Quand vous la verrez car vous allez la voir, vous serez au-delà de toute exégèse. Donc, orientez bien vos questions, et faites preuve de patience.  Je vais l'appeler. Je vais aussi vous envoyer un colis que vous devrez lui remettre. Elle vous rencontrera et vous saurez...

-Vous êtes sûre ?

-Comment cela, Erik ? Mais bien sûr. Vous avez raison, sur ce tournage, de la considérer comme une clé.

C'était un dimanche soir dans la grande villa et Erik appelait d'un bureau. Wegwood y entra sans savoir que son danseur était là et fut surpris de l'entendre parler dans une langue qui n'était pas l'anglais. C'est vrai ! Erik était danois. Le jeune homme semblait exalté et aux brèves réponses qu'il lui fit, il devina qu'une solution se profilait.

-Elle viendrait ?

-Oui, elle viendra. Il faut attendre un peu pour que la contacte.

Cinq jours après, le danseur lui dit ainsi qu'à Mills.

-J'ai étudié, il y a longtemps, avec une danseuse Finlandaise qui avait eu comme amie de jeunesse la fille de Nijinsky. J'ai reçu un paquet, une sorte de présent que je dois lui remettre. Tout est arrangé et le rendez-vous aura lieu dans une semaine. Elle souhaite me voir dans un lieu public et seul. Elle voudrait un endroit calme où elle puisse parler. Pas de caméra. Pas d'enregistrement. Pas de chorégraphe. Elle et moi. Les questions doivent bien s'enchaîner.

Wegwood ne s'offusqua. Mills fut insistant :

-C’est aussi simple que cela ?

-Oui.

Baldwin fut ravi. Il promit à Erik de le revoir seul à seul, dans un bar élégant. Il avait des choses à lui dire. Le danseur ressentit de nouveau une grande gêne et de nouveau, il ne confia à personne, pas même à Julian. Celui-ci demeurait solide dans son souvenir mais depuis qu’il était en Californie, il le considérait comme un conseiller fiable, pour qui, il est vrai, il éprouvait de l’affection.

Dès que le colis fut arrivé, il commença, à envoyer de grands bouquets de roses blanches à Kyra. C’était pour lui étrange d’envoyer des fleurs à une inconnue, même si elle était la fille d’un grand danseur, mais Irina, qui agençait le rendez-vous fut ferme : « Erik, ne la sous-estimez pas ! A sa manière, c’est une diva. Vous avez raison avec les roses !».

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Des fleurs vivantes pour Kyra.

 

Le 6 juillet 1987, il s'en souviendrait toujours, il avait rendez-vous avec mademoiselle Nijinsky dans le « petit salon » d'un hôtel de moyenne gamme. Il devait aller à San Rafael au nord de los Angeles et la retrouver en milieu de matinée. Il hésita pour savoir s'il devait rouler de nuit ou dormir à l'hôtel puis retint un départ nocturne. Il remplit l'arrière de sa voiture de gerbes de lys et de roses blanches.  Et roula calmement. La circulation de nuit aux États- Unis l'amusait toujours, tout y étant si réglé. Il fallut sortir de Corona del Mar et longer la route côtière. Erik, en roulant ainsi se dit qu'il rejoignait des milliers de voyageurs européens antérieurs à lui et qu'ils étaient aussi stupéfaits qu’eux car pour un habitant de l'ancien-monde, ces vastes routes, cette façon de circuler et de signaliser ne pouvait appartenir qu'à l'Amérique et c'était fascinant ! Six, dix heures, douze heures après, on n'était encore nulle part ! Il était content car la nuit était sereine et de l'arrière de la voiture, lui arrivait le parfum des fleurs. Quand il vit enfin la petite ville, il commença à exulter. Dans la fraîcheur nocturne, son attente était intense !  Elle lui avait dit Woodland Avenue, Nigthingale Inn. Était- ce possible, un nom aussi poétique ? L'aube arrivait. Tout l'amusait maintenant. Il attendit et marcha longtemps aussi dans un centre-ville désert où l'hispanisme avait encore ses droits. Elle avait dit « près d'Albert Park ». Il y était. Enfin, après trois cafés dans trois endroits différents, il fut prêt. Les roses avaient souffert du voyage. Il serra les lèvres : offrir un bouquet fané à la fille de Nijinsky ? Il était vraiment stupide. C'était un hôtel quelconque mais très américain : de grandes pièces, de la moquette, des couleurs inattendues et un personnel très aimable. Il la demanda. La réceptionniste parut gênée : personne du nom de « madame ou mademoiselle Nijinsky » n'avait laissé de message pour lui. Il se reprit :

-Pardon, madame Markevitch ?

-Oh, elle vous attend là-bas au fond, vous voyez ? Le salon vert !

Il sourit à la jolie réceptionniste et traversa la salle. Elle l'attendait. Et là, il se sentit honteux, mal à l'aise. Ce bouquet défraîchi pour une dame comme elle ! Elle n'était pas très grande et l'âge ou les excès lui avaient prendre beaucoup de poids ; son visage, bien sûr, accusait les années. Elle devait avoir plus de soixante-dix ans. Mais cette ossature de visage, ces pommettes hautes, ce regard aigu ! Elle avait de grands yeux verts ! Et ce maintien un peu étrange : le cou fort, la tête haute et le torse solide. Elle avait des mouvements de tête sidérants, une façon de bouger les mains. Elle était...elle était comme son père. La saluant et la regardant, il était stupéfait. Qu'avait-il fait jusque-là ? Il n'avait rien compris au rôle, au film. Il suffisait de la voir pour comprendre. C'était la fille de Nijinsky ! Elle avait eu, il le savait, une enfance cosmopolite et vie difficile. Elle avait connu les excès et la maladie après avoir été élevé auprès d’un père qui avait des accès de folie et une mère qui avait parfois été dure. Elle avait danseuse peu de temps et sa carrière ne laissait pas de traces. Par Irina, il venait d’en apprendre beaucoup…

Elle semblait lasse et il s’en voulut. Quel prétentieux il était de venir la solliciter pour ce film où, après tout, elle n’avait peut-être rien à faire ! Il s’en voulut d’être un tel émissaire…  

-Je suis navré, vraiment…

-Pourquoi ?

-L’arrière de ma voiture est pleine de fleurs mais elles ont mal supporté le voyage…Quand les fleuristes vont ouvrir, je vais aller les remplacer. Irina m’a dit que vous aimiez les lys et les roses. Les fleurs sont vivantes…

 

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