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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.

17 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2.

 

5. Erik face à lui-même. Retrouver une vie libre.

Après une violente dispute avec son compagnon, Julian Barney, Erik se retrouve seul. C'est le moment de participer à un festival de danse, d'emménager dans un loft et d'y recevoir Claire, sa mère qui arrive du Danemark. Libéré, Erik est malgré tout angoissé. Celui qu'il a malmené se vengera.

Il rejoignit David et Barbara, des danseurs du ballet qui acceptaient de l'accepter de le loger quelques temps et tout fut facile. Ils vivaient dans le Queens, quartier qu'Erik ne connaissait pas et qui lui permet de changer d'atmosphère et il découvrit le côté pénible des transports en commun. Toutefois, ces trajets longs et répétitifs, ne durèrent pas.  La saison du corps de ballet prenait fin à New York et toute la troupe allait au festival d'été à Saratoga.

Ce festival, d’une brève durée, était une tradition et les représentations du NYCB y étaient très suivies. Beaucoup de danseurs logeaient ensemble, partageant un hôtel une maison qu'ils louaient. Certains faisaient la navette. Erik choisit de rester dans la ville. Celle-ci n'était pas immense pour qui faisait référence aux standards américains ; elle était prospère et assez paisible. C'était un joli lieu de villégiature. Il trouva un hôtel amusant, une de ces grandes bâtisses qui fleurissent en Nouvelle-Angleterre et évoquent tout à la fois le château médiéval, sa réplique hasardeuse et une vaste maison de maîtres qu’Edgar Poe aurait pu évoquer et y élit domicile. Les chambres y étaient immenses et coquettes et leur décoration un peu ancienne le ravissait. Pendant plusieurs mois, il avait vécu dans une des parties les plus chics de Manhattan. L'appartement de Julian était superbe et tous les lieux qu'il avait pu voir, résidences, maisons, appartements, salons de beaux hôtels, quand ils sortaient tous deux ou répondaient à une invitation, étaient de la même veine élégante et pleine de classe. Aussi, cette petite ville résidentielle avec son centre-ville cossu, son beau parc, sa belle salle de spectacle et ses vestiges historiques le ravit-il. Émilie, une danseuse de la troupe, descendit dans le même hôtel que lui et lui tint compagnie. Il ne la connaissait pas vraiment mais elle était d'un contact agréable. Parler de tout et de rien avec elle était plaisant d’autant qu’ainsi, il évitait de penser. La façon dont il avait rejeté Julian avait été violente et le décorateur, il le savait au fond de lui, ne méritait pas un tel affront. Il n'y avait qu'à regarder la façon dont celui-ci l’avait reçu à son arrivée et ce tact dont il avait fait preuve en lui laissant son appartement pour aller vivre ailleurs. Même quand il l’avait outragé, cet homme l’avait soigné. Il n’avait aucune raison logique de le rejeter ainsi. Et il le savait. Il admirait toujours autant sa culture et son élégance et s’en voulait. Cet homme hautain que le malheur cassait et qui retenait ses larmes…Mais non, il ne fallait pas se retourner !

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17 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Festival de danse, solitude et contentement. Erik.

 

 

Pendant le festival, il put constater que sa réputation, sans être totalement établie, lui valait une certaine reconnaissance et des applaudissements nourris. Ainsi, les choses avançaient-elles...Quand les représentations furent terminées, les vacances prirent leurs droits ! Le jeune homme qui s'était trouvée brusquement dans une situation nouvelle, n'avait rien prévu. David et Barbara le décidèrent à rester avec eux et Jennifer, sa partenaire dans Roméo et Juliette, se joignit à la troupe. Des États-Unis, Erik n'avait vu que New York, qu'il connaissait assez bien, Boston, que Julian lui avait fait découvrir Cape Code où il était allé plusieurs fois avec lui. La campagne et les villes moyennes, qu'elles fussent ou non portuaires, lui étaient inconnues. Il trouva donc plaisant, après avoir goûté le calme d'une petite ville du nord de l'état de New York, de rejoindre Portland et ses environs. Deux semaines durant, il fit des randonnées à vélo, de la marche, et des photos dans les petites villes de la côte est où ils s'installaient. Il fit du bateau, il cuisina. La campagne américaine, quand l'été la prenait en charge, pouvait être radieuse et, loin de New York, il était agréable de courir, de marcher dans les forêts, de faire du cheval et de nager. Erik s'amusait des remarques de ses amis. Ils trouvaient la mer froide, l'été inclément. Ils appelaient la chaleur, les plages ensoleillées. Lui, avait grandi au Danemark et ce qu'il disait faisait rire les autres ! Il aimait la légèreté de ces jeunes américains, si prompts à se mettre en short, à jouer avec lui au tennis et à faire le soir des dîners à la guitare sur la plage. Rieur, bavard, il était de tous les projets. Il allait avoir vingt-six ans et se sentait, après des mois difficiles, redevenir jeune. Ce fut une belle période brève. Il revint apaisé à New York. Ne voulant pas encombrer Barbara et David, il se lança dans la recherche d'un logement. Ses trois amis l'accompagnèrent et donnèrent leur avis. Un beau studio fut trouvé « parfait comme garçonnière pour un danois sexy émigré aux États -Unis » mais il l'écarta. Un petit appartement jouxtant la partie la plus calme d'Harlem lui valut des conseils enthousiastes car il était « joli et lumineux » mais il ne le retint pas. Enfin, après de multiples recherches, il trouva ce qu'il voulait dans le sud de Manhattan. C'était un grand local au dernier étage d'un immeuble et en fait il ne s'agissait que d'une seule pièce, il est vrai, très grande.  Personne ne comprit. Cuisine et salle d'eau étaient à part mais Erik voyait un bon œil de rattacher la cuisine à la grande pièce. En fait, dans un même espace, tout serait intégré. Il pourrait dormir, recevoir et travailler, sans qu'aucune cloison ne délimite divers espaces de vie.  Tout était très lumineux, de grandes baies vitrées ouvrant sur la rue. Les lofts, qui devaient être prisés plusieurs années après, ne l'étaient pas encore, si bien que l'idée d'Erik surprit. Il tint bon cependant et s'installa dans son grand « couloir désert » comme lui fit remarquer Barbara. Il se plut à dire qu'il ne vivrait pas loin de Times Square mais ses amis plaisantèrent en disant qu'en fait, il était en réalité plus près de Penn Station. Son ami David se moqua gentiment de lui.

-Bon, c'est la 31° rue et tu peux aller à pied à Madison Square Garden. Tu n'es pas en effet pas très loin de Times Square mais l'ambiance est, on va dire, différente. En termes clairs, tu n'es pas chez les Riches !

Jennifer trouva l'idée magnifique et décida d'aider Erik. Très bonne danseuse, étoile, la jeune femme venait du Maine et était une travailleuse hors pair. Erik aimait qu'elle fût amicale et directe. Brune, jolie, elle avait des yeux bruns pailletés de vert. Elle évoquait en riant l’ahurissement de ses parents face à son goût de la danse classique. Ils ne comprenaient toujours pas comment elle avait pu devenir étoile !

-Je vais t'aider à décorer ton « chez toi » Erik, si tu veux.

Il voulait bien, oui. Jennifer était la seule à ne pas se laisser décourager par l'endroit : ce grand hall avec des murs immenses !

-Tu vas laisser comme ça ?

-Oui.

-Avec ces grandes poutrelles métalliques ?

-Oui !

-On va t'aider à peindre ce qui peut l'être ! Et peut-être pour le sol...

-C'est gentil ; ne t'inquiète pas pour le sol. J'ai des idées.

Erik avait de l'argent. Il fit ce qu'il fallait pour payer les travaux et racheta des meubles à des particuliers désireux de vendre à bas prix pour meubler son logement. Au final, il créa un bel espace. Les briques étaient restées mais il avait mis en valeur les grandes baies vitrées sans rideaux. Un faux parquet était posé et les espaces avaient été définis. Grand lit et tables basses ; la chambre ; longue table et chaises, buffet et vitrines, le tout d'inspiration scandinave : le salon. Il y avait de grandes étagères pleines de livres, un canapé, de grands fauteuils. Le plus surprenant était la présence de miroirs et d'une barre. La cuisine était basique et la salle de bain aussi. Il y avait des tapis au sol, tous brun et orangé. Près du coin chambre, il avait créé un mur d'images avec des photos des siens, du Danemark, de danseurs et de spectacles qu'il aimait. Dans les vases, il y avait de vraies fleurs, toujours renouvelées et comme il avait trouvé une chatte errante, il lui consacra un espace près d'un grand canapé. Cette chatte, toute blanche, avait autour de son œil droit une vaste tache rousse. Il l'appela Isabel. David fut curieux :

-« Isabel » mais pourquoi ? »

-« Isabel got red hair. Isabel's a red hair ». Dans mon livre d'anglais, quand j'étais petit, il y avait ces phrases. Elles me sont restées, donc elle s'appelle comme ça. Dans mon livre, il y avait des dessins de chat.

17 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. Un beau loft pour Erik.

 

Quand ses amis ou connaissances vinrent, ils furent impressionnés. C'était un beau lieu. Comme il manquait à Erik, de la vaisselle, du linge, quelques objets surprenants et du mobilier, ils chinèrent avec lui. Erik ne s'était jamais préoccupé de brocanteurs possibles à New York mais il apprit qu'il en existait beaucoup, notamment dans Manhattan. Il se le tint pour dit et fit avec la fête avec beaucoup de danseurs quand son beau logement fut prêt. L'été était fini et une nouvelle saison commença.  Il était toujours sous contrat et Jerome Robbins l'avait programmé dans des œuvres qu'il avait créées lui-même. Il voulait le faire travailler sur les Variations Golberg, ballet qu'il avait mis en scène en 1971, Moother Goose qui datait de 1975, The Dreamer qu'il avait montré au public en 1979 ainsi que dans Gershwin concerto qui datait de 1982. Enfin, il le voulait dans un ballet qu'il avait créé avec Twyla Tharp et dont il souhaitait la reprise : Brahms/Haendel. Ceci ne pouvait constituer toute la saison du corps de ballet mais quand il se vit ainsi programmé, Erik fut joyeux. Cette seconde année s'annonçait bien. Il voulait rester aux USA et entama les démarches qui lui permettaient de le faire. Il projetait d'acheter le grand « domaine » qu'il s'était inventé à New York et il lui fallait, pour cela, stabiliser sa situation. Il s'y employa. En attendant, il investit totalement son appartement. Il s’y entraînait. Il avait un miroir, une barre et une lumière magnifique. Que pouvait-il vouloir d'autre ? Quand il dansait, Isabel souvent surprise d'avoir été réveillée, s'étirait et ronronnait en le regardant. Il riait aussi. Dans l'air gris-bleu des journées new-yorkaises, il se sentait bien. Seul. Seul. Si bien ! En septembre, il revit le public et jusqu'à juillet, cela ne cessa pas. Il dansait. La mer bouge, le vent souffle, la flamme d'une bougie ne s'éteint pas. Il dansait. Quelquefois, il dînait avec Emilie, sa jolie interlocutrice de l'hôtel à Saratoga. D'autres fois, il courait ou nageait dans des piscines d'hiver avec David et Barbara mais il aimait surtout passer du temps avec Jennifer. Ils continuaient. Ils faisaient du patin à glace, de la marche et même de l'escalade avec lui ; ils allaient au cinéma. Ils essayaient de cuisiner japonais et riaient de leur défaite et quand ils cuisinaient danois, le poisson étant à l'honneur, Isabel sortait de sa retraite et les observait en ronronnant. Délivré, content, Erik était apaisé. Cependant, le Danemark lui manquait beaucoup et il fut heureux, une nuit, de recevoir, à une heure invraisemblable, un appel d'Irina.

-Jeune danseur, je n'ai pas été courtoise un temps mais vous connaissez mon admiration non conditionnelle ...

-Madame, mais le temps passe. Ne vous inquiétez pas.

-Vous avez compris ce qui doit l'être.

-J'ai compris ? Je l'espère. Je suis à New-York mais le reste est incertain.

-Incertain ? Non. Vous les voulez les ballets qui vous tentent et vous les aurez ! Et puis, vous les inventerez !

-Je voudrais les ballets de Nijinsky. Je veux le Faune.

- Évidemment. Mais vous voulez bien d'autres choses. Insistez, Erik !

-Je m'installe ici. Je suis étranger. Seul.

- Non. Laissez ces inquiétudes-là. Vous êtes un danseur.

- « Un » ou « Le » Danseur ? Je veux dire, pour vous...

-Pour moi, vous êtes « Le ». Restez-le. Pour les autres, vous pouvez le devenir. C'est important. Et pour les Ballets russes, ne lâchez-pas !

- Non, madame.

-Prenez-soin de vous, je suis sincère !

Il fut heureux. Puis sa mère s’annonça. Elle lui manquait infiniment, celle qu'il voyait encore comme la jeune femme de son enfance, jolie et têtue. Elle n'aimait pas mentir, il adorait cela chez elle et elle était tendre, avisée, bavarde souvent et observatrice. On était mai 1986. Il alla la chercher à l'aéroport Kennedy et quand il la vit apparaître, en jeans, avec une belle veste de demi-saison prune et rose, des bottines au pied, il la trouva si blonde et si heureuse qu’il ne put s'empêcher de rire tendrement.

-Maman !

-Tu es venu me chercher en voiture, j'espère !

-Non, en taxi.

-Magnifique, Erik ! Les taxis new-yorkais et la télévision danoise, tu connais le problème. Moi, je voulais arriver dans un feuilleton. On était dans un taxi et il y avait une poursuite...Je m'amuse !

-Je ne pense pas qu’on nous poursuive mais si tu aimes les taxis newyorkais, le rêve américain commence !

-Oui !

Le chauffeur conduisait prudemment et elle regardait autour d'elle. Elle était venue plusieurs fois aux États-Unis quand elle était plus jeune mais tout semblait la surprendre. Elle parlait vite et en français. Il débordait d'amour pour elle. Elle était la jeune mère du premier appartement, la maquilleuse, la lectrice des autres temps. Il était toujours étonné de lire des témoignages de jeunes hommes ayant eu des problèmes avec leur mère. Avec la sienne, c'était facile. Elle parla de Kirsten qui voulait le voir aux USA, d'Else qui était mannequin en Allemagne et gagnait bien sa vie et de Marianne qui qui ne s'en sortait pas très bien comme comédienne. Elle parla de Svend aussi. D'Erik, il était fier. Elle fut admirative.

-Tout le monde t'écrit !

-Je réponds ! Je réponds toujours !

17 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Claire et son fils Erik.

 

Quand elle vit son loft, Claire fut surprise puis charmée : au fond, en utilisant les meubles en bois clair et en jouant sur la lumière, son fils n'était pas loin du Danemark. Elle adora la partie chambre, la partie living, la barre et les miroirs. Dans toutes les maisons, on mettait des cloisons et on créait des compartiments. Dans un espace comme celui-ci que créait Erik, on pouvait aller et venir et la lumière était là toujours, c'était bien. Des séparations factuelles étaient créées par des étagères, une draperie. On pouvait donc dormir et rêver sans crainte d'être observés. La ville, trépidante, s'entendait peu et le ciel, à cette hauteur, prenait le pouvoir.

- Il y a un ascenseur, normalement ?

-Oui et il fonctionne ! Sinon, ce serait le Royaume des cieux, ma chère maman !

Il lui dit de lui parler en danois tout autant qu'en français et elle le fit. Les inflexions du danois lui manquaient et sa nostalgie, qu'il ne définit pas vraiment, émut sa mère.

-Tu te souviens, ta méthode pour apprendre le danois quand tu es arrivée à Copenhague. Tu m'as lu les phrases... » Han er glad » pour « je suis content » et « han er amerikansk » pour « je suis américain ». C'est moi, maintenant : je vais devenir américain. Parle-moi, comme là-bas ! Je regrette le Danemark. Je voudrais être là-bas mais ici ma carrière, ici, est en plein essor !

-C’est très bien ! Tu as eu un tel acharnement !

-Tu viendras me voir. C'est une très belle salle. Y danser est un privilège !

-Oui, je viendrai et on ira partout !

Et ils furent contents. Claire, pendant les quatre semaines qu'elle resta, ne fut jamais pesante. Elle avait établi la liste de ce qu'elle voulait faire et s'y tint. Les amis d'Erik la trouvèrent charmante et ils la prirent en charge quand ils le purent. Erik visita Manhattan à pied avec elle et elle sembla curieuse de tout. Elle était saine, pensait Erik, saine et forte. En même temps, elle était directe. Un soir qu'il dînait ensemble dans l'appartement, un des soirs où il n'était pas sur scène, elle lui dit.

-Erik, tu sais, je n'ai jamais abordé avec toi ce genre de sujet mais je t'observe et je fais attention dans la rue où au restaurant à qui te regarde le plus. Tu attires les femmes mais je crois que tu aimes mieux les garçons, tu veux qu'on en parle ?

-Je ne suis pas sûr. Je veux dire : on peut en parler mais je ne te dirai rien de décisif.

-Tu peux être très amoureux d'une femme ?

-Oui, assurément. Tu sais bien, Sonia.

-Sonia n’est pas un bon exemple : elle t’utilisait. Mais tu as évoqué une femme anglaise ? Tu y as fait allusion.

-Jane Hopkins !  C'était très beau. C’est la femme idéale pour moi.

-Erik, ce genre de femmes ne permettent guère de construire une vraie relation.

-J’en construirai une plus tard avec une femme encore inconnue de moi !

-Excuse-moi d’être directe, mais les femmes t’attirent bien physiquement ?  Tu sais que ça compte…

-Mais oui ! Quelle est ta vraie question ?

-Les hommes t'attirent-ils plus que les femmes ?

-En ce moment, personne ne m'attire.

-Tu ne réponds pas.

-Si. Les hommes. Physiquement.

-Et les femmes ?

-J'aime tellement leur compagnie. Elles peuvent être douces et fortes en même temps. Elles sont préférables, en fait.

-C'est une belle façon de dire les choses. Dis-moi, ici, il y a eu beaucoup de « physiquement » ?

-J'ai arrêté.

-Ici, un homme t’a donné de l'affection ?

-Oui, il m'en a donné mais il n'y a pas de suite.

- Tu ne le vois plus ?

-Non.

-Tu voudrais quoi ?

-Mais tout !

-Oh, simplifie-toi ! On ne peut pas avoir tout le monde !

-Dans mon rêve, je rencontre une danseuse ici et je me marie. On a des enfants blonds.

-Et ta femme est américaine ?

-Pas forcément.

-La femme charmante et les enfants blonds te feraient-ils tirer un trait sur les garçons ?

-Oui, ce serait mieux.

-Ce serait mieux, en effet, mais tu n'en es pas sûr.

Claire regarda attentivement le beau visage de son fils puis elle dit :

-Tu sais, quand tu étais petit, tu rêvais tant et même quand la danse t'a pris et que tu as tant travaillé, tu as gardé cette part de rêve. Je ne devrais pas te dire ça mais c'est un côté de toi qui m'inquiète. Je ne sais si tu prends bien en compte les dangers qui peuvent t'entourer et les difficultés qui peuvent naître du fait qu'on n'affirme pas ses choix. Là, je ne te parle pas de tes choix professionnels mais de ta vie intime. Tu ne pourras vivre sans souffrir beaucoup dans une sorte d'entre-deux et quoi que tu en dises, Erik, tu louvoies. Il te faudra choisir. Quand bien même ta souffrance irait diminuant dans ce type de situation, parce que, malgré tout, tu t'en accommodes, ce sera l'autre qui sera accablé. Le comprends-tu ?

-Oui, certainement...

-Je t'en prie, ne te referme pas.

-Maman, on arrête cette discussion.

-Oui mais tiens compte de ce que je t'ai dit. Je ne parle pas en l'air. Maintenant, on va au Modern Art et à la Fondation Guggenheim. Je sens que je vais adorer et y retourner plusieurs fois avant de partir.

 

17 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. New York. Erik reçoit sa mère.

 

Les jours filèrent et il se débrouilla pour qu'elle vît les villes voisines. Elle alla à Philadelphie, à Washington et plus au nord à Boston et à Portland. Elle vit les petites villes côtières et acheta des vêtements, des objets et des produits alimentaires. Charmée, rieuse, elle ne logeait pas toujours dans le loft, ayant été adoptée par les amis d'Erik. Jennifer prenait grand soin d'elle. Elle recula son départ avec son assentiment et quand celui-ci se profila, la troupe se préparait à partir pour le festival d'été à Saratoga. Elle demanda à son fils de la conduire dans un restaurant élégant qui venait d'ouvrir près de Central Park. Il acquiesça. C'était un lieu très chic, avec des boiseries, de grandes baies vitrées, des banquettes en cuir et des tables de bois. L'ensemble était sobre, nappes et serviettes étant blanches. Il y avait des éclairages d'angle et des bougies sur les tables. Pour créer une atmosphère inattendue qui laissait penser que malgré un style très urbain on était loin de la ville, on avait placé devant les baies vitrées, de grandes haies vertes qui créaient une illusion de jardin. C'était un beau lieu et Claire fut admirative.

-Oh, ça me plaît ici ! Tu vois, Erik, j'avais raison !

-C'est un des lieux où il faut se montrer à New York !

-Et tu te montres dans ce genre d'endroit, j'espère ?

-Oui, ça m'arrive.

-Aussi bien vêtu que maintenant ? Tu as changé de type de vêtements. Maintenant, tu fais dans l'élégance discrète. Tu as raison car ça te donne beaucoup de classe. On t'a influencé ?

-Oui mais revenons aux endroits chics où je me montre de temps en temps. Ce restaurant vient d'ouvrir et je le découvre avec toi !  Jusque-là, c'est vrai, je t'ai montré des lieux plus classiques.

-Mais dis-moi, qui vient ici ?

-Ici, des acteurs, des metteurs en scène, des gens de télé, des journalistes déjà lancés, des chanteurs à la mode...

-Ah, c'est bien ! Oh, mais je reconnais des acteurs !

-Oui, et des chanteurs ! Maman, tu es si drôle !

Un maître d'hôtel immense les installa à une table pour deux. Comme il s'installait, Il fut traversé par l'inquiétude. Était-ce une bonne idée de dîner là ? L'instant d'après, il avait oublié ses craintes et devisait avec sa mère qui disait avoir en effet reconnu plusieurs acteurs de séries américaines diffusées au Danemark. Erik se leva pour saluer le chef d'orchestre du théâtre et son épouse puis adressa un sourire déférent à un homme maigre et âgé qui n'avait pas l'air commode.

-Il est critique d'art. La danse classique est sa spécialité.

-Il a l'air un peu snob.

-Il est horrible.

-Il dit du mal de toi.

Erik se mit à rire.

-Non, plus maintenant. Ça fait deux ans et demi que je suis là. Il s'est habitué.

-Tu es magnifique.

Erik prit le menu qu'un serveur lui adressait. Claire fit de même. Il ne vit pas tout de suite qu'elle avait les larmes aux yeux :

-Maman, ça ne va pas ?

-Quel danseur ! Quel merveilleux danseur, si aérien, si habité !

-Il y a beaucoup de danseurs étoiles. Der er mange dansere lærred!

-Oh, Erik, tu vois à qui ils te comparent et tu sais ce que tu es ! Comme ils t'admirent ou te jalousent, comme la critique parle de toi ! Comment Peter Martins te tient en estime et Jerome Robbins aussi !

-La saison prochaine, je danse Le Sacre du printemps et Le Spectre de la rose. J'essaie de faire programmer L'Après-midi d'une faune. Si je peux danser tout cela, tu as vraiment raison...

-Alors, tu vois que je ne suis pas dans l’erreur !

-Quand même un peu...

Et il lui sourit malicieusement.

Le repas fut délicieux et ils burent du champagne. Erik était fier de sa mère. Sobre dans une belle robe noire, ses belles jambes voilées de collants gris fumé, elle avait des escarpins aux pieds et portait de simples boucles d'oreille en guise de bijoux. Elle était allée chez le coiffeur et ses cheveux blonds joliment ondulés brillaient. Ses paupières étaient fardées de gris et ses lèvres d'un rouge un peu fort. Aucune faute de goût. Elle avait cinquante-six ans et restait belle, rayonnante. D'humeur joyeuse, elle lui dit :

-Eh bien, Erik, ça me fait plaisir de te voir manger ainsi : du foie gras, une viande et un dessert qui n'est pas une pomme ! Une vraie révolution.

Tu m'as fait des plats danois et français ! J'ai tout mangé, vilaine !

-Oui, mais tu es frugal. Remarque, quand on te contemple, on se dit que tu as raison !

 

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17 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Restaurant chic. Erik et sa mère. Réapparition de Barney.

 

 

A la fin du repas, Pierre Gagnier, le français qui essayait de lancer son restaurant vint saluer quelques personnes et s'approcha de la table d'Erik. Avec Claire, il parla français. Elle était radieuse d'autant que son fils recevait des compliments et celui-ci se dit qu'il était bon que la visite de sa mère se terminât ainsi. Cependant, alors que le chef changeait de table, Claire vit Erik pâlir et se retournant, elle vit s'avancer vers eux un homme assez grand, vêtu avec recherche et dont l'attitude était imposante. L'homme avait aux lèvres un léger sourire. Erik, manifestement pris de court, prit sur lui et tenta de rester calme tandis que l'homme prenait son temps pour observer sa mise et son attitude pleine de gêne. Il reconnaissait l'un des costumes qu'il avait offerts à son danseur et semblait apprécier qu'il le portât. Quand il parla, son ton fut mondain.

-Bonsoir, Erik, quelle bonne surprise ! Ça faisait un moment ! Je te vois sur scène très régulièrement mais il semble que nous n'allions plus aux mêmes soirées !

Erik réussit tout de même à rencontrer brièvement le regard de Julian et celui-ci le transperça. Il était mis à nu avec méthode. S'efforçant de rester calme, il sourit à sa mère :

-Maman, je te présente Julian Barney qui est un ami et aussi le décorateur attitré du Metropolitan.

-Ah, bonsoir, monsieur Barney. Nous avons tout de même eu des places pour Cosi Fan Tutte. J'ai adoré voir un tel spectacle dans une salle d'une telle réputation ! C'était excellent et vos décors sont gracieux !

-Madame, bonsoir. Je vois qu'Erik a une mère ravissante et pleine de classe et qui de plus parle un anglais parfait !  Vous êtes venue le voir ?

-Oui mais mon séjour s'achève. J'ai beaucoup aimé New York ! Il y a si longtemps que je n'y étais venue ! Et Erik habite tout en haut d'un immeuble ! C'est si singulier, toutes ces grandes baies vitrées ! On dirait qu'on habite dans le ciel !

-Merci pour vos compliments et pour cette ville. Quant au nouveau logement de votre fils, je ne le connais pas mais la description que vous en faites est intéressante !

-Mais vous êtes en relation. Certainement, vous aurez l'occasion de le voir !

-Espérons ! En tout cas, je suis enchanté de vous avoir rencontrée. Bonne fin de soirée et bien évidemment, de séjour. Je ne peux rester davantage. Je suis ici avec des amis et je dois les rejoindre. Au revoir madame.

Et regardant fixement le danseur, il ajouta sur le même ton mondain, un sourire de commande aux lèvres :

-Erik, à bientôt.

Le danseur avait détourné les yeux ne réussissant pas cette fois à soutenir le regard de Julian. Trop scruté, trop mis à nu, il n'en était pas capable. Quand ils burent leur café, le décorateur s'était éloigné. Erik vit bien que sa mère était embarrassée. Cet homme imposant, son fils. Il était des évidences... Elle eut cependant le tact de ne rien demander et le dîner se finit joyeusement. Julian avait eu le bon goût de choisir une table très éloignée de la leur et la disposition du restaurant était telle qu'ils ne se virent plus une fois installés. Quand Ils rentrèrent en voiture, sa mère parla des cadeaux qu'elle avait achetés pour sa famille et ses amis. Erik resta un interlocuteur bienveillant et tenta de donner le change mais une fois chez lui, alors que sa mère s'endormait, il ressentit une grande crainte. Il savait que derrière le masque mondain que leur avait présenté Julian, se cachait un désir de vengeance qui ne demandait qu'à se concrétiser.

Tôt ou tard, il serait convoqué et tôt ou tard, il serait contraint de quitter l'isolement heureux dans lequel il avait réussi à vivre pendant près d'un an. Son cœur se serra d'autant plus que, face à cette suite inéluctable, l’ambiguïté de ses attentes le terrassait. Allons, serait-il uniquement désagréable d'être humilié en retour par celui qu'il avait mis à terre ? A cette question, Il aurait aimé avoir la force de répondre oui, mais, il en était conscient, la réponse était en fait : « non, ce sera déroutant certainement, mais malgré la douleur, ce sera bon... »

Comme il était allé la chercher, il l'emmena à l'aéroport et, comme un clin d’œil, ils prirent un taxi. Sa mère se voulait gaie et encourageante et elle n'aborda aucun sujet fâcheux le dernier jour. Elle avait bien tenté de questionner sur Julian Barney mais il s'était contenté de dire que celui-ci l'ayant hébergé au départ s'était montré trop avide d'en faire son compagnon attitré. Cela ne suffisait pas, elle le sentait d'autant plus que cet Américain nanti et imposant avait déjà côtoyé son fils à Londres et qu'à l'époque, il le lui avait décrit comme un décorateur très brillant, venant d'une famille riche, soucieux de faire une pause en Angleterre mais surtout, la fête. Quelque chose ne collait pas...

Alors qu'elle se dirigeait vers la salle d'embarquement après l'avoir saluée, elle sembla prise de crainte et revenant rapidement vers son fils, elle l'enlaça.

-Erik, tu me promets que tu feras attention à toi ?

-Je te le promets.

-L'homme du restaurant et toi...

-C'est une histoire ancienne.

Il voyait bien qu'elle en était moins sûre que lui et qu'elle était frustrée qu'il ne lui ait rien dit de plus sur cet homme qui l'inquiétait. Comme il restait fermé, elle lui dit avec tendresse :

-Tu pourrais retravailler pour le Ballet Royal du Danemark, tu sais ?

-Je le sais, maman.

-Oh, je t'en prie. Souviens-toi de ce que je t'ai dit.

-Je me souviens, tout ira bien, maman. Bon voyage.

-Erik, attention à l'ombre. Elle peut être comme les vagues...

-Je suis résident ici et en règle. L'appartement sera à moi ; je prends soin de moi-même. Pas d'ombre ! Maman, bon voyage. Mor, god tur !

Elle le quitta.

Il partit à Saratoga pour la deuxième année consécutive et il y fut bien. Ensuite, il alla en Louisiane et au Mexique avec Jennifer. C'était une fille saine, active et qui parlait de tout. L'été fut beau.

 

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Julian. Se Venger d'Erik.

 

6. Solitude, intermède, vengeance et larmes

Erik a quitté son compagnon Julian Barney mais il a malmené celui-ci et s'attend à une vengeance de sa part. Celle-ci prend une forme inattendue. Parallèlement, le jeune homme poursuit, à New York, une belle carrière de danseur.

En septembre 1986, il reçut avant que la saison ne reprenne, un court message de Julian. Depuis quelques jours, il pensait à celui dont jusqu'ici il avait écarté le souvenir et une inquiétude sourde s'était installée en lui. La lettre lui parvint chez lui, preuve que le décorateur avait son adresse. C'était un message bref et manuscrit, écrit sur un très beau papier blanc. L'enveloppe était doublée de rouge.

«Erik, le temps des choix est venu. Tu n'as pas oublié et moi non plus la façon dont tu m'as traité et tu ne seras pas étonné que, de façon apparemment tardive, je n'accepte pas ton attitude. Tu commettrais une grave erreur si tu considérais que je suis être plein de faiblesse et de mansuétude. Je peux t'atteindre, bien plus directement et violemment que tu ne peux l'imaginer d'autant que ton contrat, comme je le pressentais, a été reconduit. J'ai d'ailleurs failli le faire sans t'avoir prévenu. Je suis un homme influent. Ma famille est riche, respectée et je suis sur mon territoire.  Face à cela, ta belle réputation de danseur ne tiendrait pas longtemps... Souhaitant cependant que ce soit toi qui tranches dans le vif, je te poserai donc une question simple : préfères-tu une humiliation publique ou une humiliation privée ? Je te laisse quinze jours. Réfléchis bien. Ton toujours dévoué, Julian. »

PS : 1 917 25 21 47

Il rappela le décorateur juste avant la fin de la période et celui-ci commença par bavarder :

-Julian, c'est Erik.

-Bonjour, Erik. Bravo pour ta programmation, cette année ! Tu commences par le « Sacre » ! Eh, bien, ça n'avait pas été programmé depuis longtemps ! Je serai à la première. 26 septembre, c'est cela ?

-Oui

-Stravinsky, tu fais bien.

-En effet.

La voix de Julian changea. Elle devint autoritaire.

-Tu as fait ton choix ?

-Oui. Je préfère la seconde proposition. Privée.

-A la bonne heure !

-Que dois-je faire ?

-Attendre. Tu verras, tu ne seras pas déçu. En attendant, surpasse-toi sur scène.

Il raccrocha sans qu'Erik ait répondu quoi que ce soit.

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Répéter Le Sacre du Printemps.

Les répétitions du Sacre étaient en cours ; c'était un ballet emblématique, célèbre qui restait entouré d'une réputation de scandale. Stravinski en avait conçu l'idée en 1910 et l’œuvre avait été présentée à Paris en mai 1913. Le compositeur expliquait ainsi son travail : « J'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d'une jeune fille, qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. » On savait que les premières représentations du Sacre avaient été houleuses mais on oubliait de dire que les spectateurs horrifiés qui avaient insulté le compositeur, le chef d'orchestre et le travail de Nijinsky avaient vite été rattrapés par ceux qui adoraient le spectacle. Jacques Rivière n'avait-il pas écrit : « Si l'on veut bien cesser de confondre la grâce avec la symétrie ou l'arabesque, on la retrouvera à chaque pas du Sacre du Printemps, dans ces visages de profil sur les épaules de face, dans ce tremblement qui descend comme une onde de la tête aux pieds des danseurs... ».  Et tant d'autres avaient adoré ce ballet ! Erik ne l'avait jamais dansé mais il en aimait le thème. C'était d'abord l'Adoration de la terre, Printemps. La terre est couverte de fleurs. La terre est couverte d'herbe. Une grande joie règne sur la terre. Les hommes se livrent à la danse et interrogent l'avenir selon les rites. L’aïeul de tous les sages prend part lui-même à la glorification du Printemps. On l'amène pour l'unir à la terre abondante et superbe. Chacun piétine la terre avec extase. Puis, c'était Le Sacrifice. Après le jour, après minuit. Sur les collines sont les pierres consacrées. Les adolescentes mènent les jeux mythiques et cherchent la grande voie. On glorifie, on acclame Celle qui fut désignée pour être livrée aux Dieux. On appelle les Aïeux, témoins vénérés. Et les sages aïeux des hommes contemplent le sacrifice. C'est ainsi qu'on sacrifie à Larilo, le magnifique, le flamboyant dieu de la nature. Si le rôle de l’Élue revenait à une magnifique danseuse, Dorothée Langner, le ballet conviait beaucoup de danseurs pour des rôles brefs. Jennifer était de ceux-là. Depuis l'été, il la sentait soucieuse, moins amicale et il craignait qu'elle n’ait trop d'attachement pour lui. Elle tenta de lui dire qu'il était crispé, changé. Elle savait sa liaison avec Barney. Elle avait vécu à Boston, Des gens comme les Barney n'aimaient pas qu'on leur dise non. Elle devait sentir que la relation tourmentée des deux hommes n’était pas terminée. Elle cherchait le moyen d'aborder le sujet mais il l'en empêcha à chaque fois et elle lâcha prise. De toute évidence, elle ne l'atteignait pas. Quand les répétitions se firent en costumes et avec les maquillages, elle vit Erik en collant et justaucorps chair, comme elle, le visage marqué de traces rouges et jaunes. Tous les danseurs avaient des peintures de visage, les hommes comme les femmes. Certains costumes étaient vert pâle ou vieil or, d'autres rouges ; certains danseurs étaient torse nus. Le nombre des danseurs étaient important. Dans plusieurs scènes, il dansait avec elle et il s'imposait à elle au milieu des rythmes toujours frénétiques de la musique de Stravinsky. Elle se sentait défaillir et l'émotion l'envahissait. Quelle cruauté de saisir sur le visage du danseur les expressions de désir presque triviales mais flatteuses que, dans la vie, il ne lui accorderait jamais !  Quelle fougue, quelle insolence il y avait chez lui ! Apparemment, le jeune chorégraphe qui mettait en scène ce ballet avait repéré quelques danseurs qu'il poussait dans leurs retranchements. Erik en faisait partie avec trois autres garçons et quelques filles. C'est à eux qu'ils revenaient de communiquer au reste de la troupe cette sève, cet épanchement, cet extraordinaire appel de la chair, cette montée du désir qui caractérisent le Sacre. Christopher Wegwood, trente-trois ans, cherchait à réussir un tour de force et tentait de revisiter le ballet. Unis, les danseurs faisaient des mouvements saccadés. Séparés les uns des autres, ils tournaient sur eux-mêmes, ou s'allongeaient. Les danseuses aussi en groupes ou seules avaient des mouvements brusques et répétitifs puis d’élans : le désir les traversait. C'était un spectacle qui s'avérait fort et le soir de la générale, la pression était si intense que Wegwood et ses danseurs se demandèrent si l'entreprise allait réussir. Le Sacre avait été présenté auparavant de manière plus formelle. Les prises de position du chorégraphe, si elles passèrent pour audacieuses, reçurent un accueil d’abord froid. Pourtant dans un balancement de scènes de groupe et de danses de couples, tout paraissait traversé par un vent de folie. Les danseurs et leur chorégraphe sentirent qu'ils n'emportaient pas totalement la mise mais, fiers d'être là et d'avoir tenté l'expérience, ils firent bloc autour de Wegwood qu'une partie de la critique défendit. En quelques jours, il fut évident que le bouche à oreille fonctionnait et qu'en dépit du mécontentement, les billets pour le spectacle se vendaient très bien. Ils virent là un bon signe. Erik n'alla pas à la réception qui suivit la première, préférant pour des raisons variées, dîner avec une partie de la troupe et Christopher dans un restaurant proche. Quand il avait salué à la fin du spectacle, il avait senti comme d'ailleurs à plusieurs moments auparavant, la présence invisible de Julian parmi les spectateurs et il avait été sûr que celui-ci avait adoré le spectacle et l'avait adoré lui. Il lui semblait entendre sa voix :

-Oui Erik, oui, sois animal, sois pulsionnel ; c'est cela, mon beau, c'est exactement cela. Tu as compris. Cette cambrure des reins, ses tremblements, cette attente ! Tu es prêt pour un autre rite mon magnifique danseur fardé ! Mais bien sûr, ce ne sera pas si « chorégraphique ».

Et cette voix l'effrayait. Restait l’attente et elle lui fut bientôt intolérable. Comment serait-il frappé ? Il brûlait de le savoir. Il en devint si tendu qu’il en devint irritable sans motif puis, au moment où il finissait par se dire que Julian avait parlé dans le vide, il les rencontra l’un après l’autre.

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Clive, une rencontre de hasard?

 

C'était un dix octobre, il s’en souvint longtemps et il déjeunait dans le Bronx loin des beaux quartiers dans une cafétéria bondée, proche d’une exposition qu’il voulait voir. Clive avait la quarantaine bien entamée et l’allure d’un cadre moyen fatigué.

-Il n’y a plus de place et je voudrais déjeuner. Je peux m’assoir en face de vous ?

-Bien sûr.

Il était volubile et sympathique et se retrouvant face à Erik, il fut bavard. Lui-aussi voulait voir l’exposition.

-Ce n’est pas que l’art contemporain me passionne mais j’ai une fille de quinze ans qui me reproche mon ignorance !

-Alors c’est pour cette raison que vous voulez voir toutes ces sculptures et ces tableaux !

 J’adore ma fille. Elle me rend fou, vous savez. Elle fait de la danse classique depuis trois ans. Il paraît qu’elle est douée. Ça la rend exigeante avec moi ! Vous comprenez ça, vous ?

-Je n’ai pas d’enfant.

-J’imagine bien ! Vous êtes jeune ! Vraiment ma fille et la danse classique ! Je me demande vraiment comment ça a pu germer dans sa tête !

Erik se mit à rire mais son interlocuteur parut désappointé :

-Vous vous amusez ! Vous savez, ça ne m’aide pas beaucoup !

-En fait, je suis danseur classique. C’est ma seule raison de vivre.

-Non, oh ça alors ! Vous dansez ici, à New York ?

-Oui.

-Je peux vous demander où ?

-Au New York city ballet.

-Ah mais ce n’est pas vrai ! Elle va être folle de joie ! Et vous, enfin, votre position …Je veux dire…

-Je suis étoile ; danseur soliste, si vous préférez.

-Incroyable !  Il faut qu’on parle !

-Oui mais je veux voir l’exposition…

-Ah mais bien sûr ! On peut discuter en même temps, non ?

Ils s’y rendirent. Erik fut peu sensible à ce qu’il vit, tout lui paraissant bien trop intellectuel. De toute évidence, Clive, ayant des comptes à rendre en rentrant chez lui, était très attentif à ce qu’il voyait mais en même temps, il semblait dépassé. Il regardait beaucoup Erik, avec lequel il plaisantait sur ses difficultés à appréhender l’art moderne.

-Franchement, je n’y comprends rien. Quel est le message ?

-Tout sera vendu très vite, ce sont de jeunes artistes lancés. Comprendre ? Pas vraiment.

Parallèlement, il lui lançait des appels muets qui n’étaient pas difficile à interpréter mais, restant prudent, le danseur resta très circonspect. Comme il se dirigeait vers la station de métro la plus proche, il ne fut pas surpris que Clive insistât pour qu’ils se parlent de nouveau.

-Elle s’appelle Laura. Il faudrait vraiment m’en dire plus. Par exemple, vous n’êtes pas américain, à l’origine…

-Je viens du Danemark.

-Ce qui serait bien, c’est qu’on s’appelle. Elle aura des questions quand elle saura ça.

Souriant, maladroit, Clive n’avait rien d’un homme inquiétant. Il était marié, père de famille et ne ressemblait à tous ces hommes « normaux » en milieu de vie, que l’on rencontre partout, et qui, de temps à autre, ont une aventure avec un homme jeune. Erik n’avait jamais vu Julian qu’entouré de snobs, qu’ils fussent ou non jeunes. Il ne lui vint donc aucun soupçon. Il nota le numéro de téléphone de ce vendeur de polices d’assurance et le revit quelques jours plus tard dans un restaurant chinois en compagnie d’une adolescente longiligne aux grands yeux bruns. Père et fille se ressemblaient peu physiquement mais avaient la même façon d’être paradoxale : ils pouvaient être timides à certains moments puis totalement intrusifs à d’autres.

-Dès qu’il m’a parlé de vous, j’ai compris ! J’ai su que vous étiez Erik Anderson. Je connais le nom des danseurs qui ont les rôles importants au New City ballet et vous, je vous ai vu danser une fois ! Vous êtes magnifique et les critiques sur vous sont toujours élogieuses !  Qu’est- ce que je suis contente ! Ma mère va être folle car j’étais avec elle quand je vous ai vu sur scène…

Elle était intarissable :

-Vous maîtrisez l’entrechat-huit ! J’aimerais tellement…Et vos arabesques, vos pirouettes…Vous savez, je…

Son père dut la calmer. Erik promit de leur faire avoir des places et l’euphorie régna. Quand ils se séparèrent, Erik eut la légèreté de donner à ce père de famille américain, son numéro de téléphone. Celui-ci ne tarda pas à l’appeler :

-Ecoute, dès que je t’ai vu au restaurant, ça a commencé et dans ces salles pleines de toiles et de dispositifs sonores, j’essayais de penser à l’art mais il n’y avait que le désir. Tu comprends ?

-Oui.

-Je pense à toi, moi qui suis si banal. C’est pareil pour toi, hein, tu penses à moi ?

-Un peu…

-Tu vis seul, à ce que j’ai compris et…

-Non, on ne peut pas se voir chez moi.

-Tu es méfiant, je peux comprendre mais moi, je suis marié !

-Je sais mais tu ne peux venir chez moi.

-Tu es très désirable, Erik. Laisse-moi trouver une solution…

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Une liaison secrète et inquiétante...

 

Depuis qu’il avait quitté Julian, Erik faisait preuve d’une extrême prudence et se maudissait d’avoir été aussi inconscient quand il était encore dans son appartement. Sain dans ses attitudes, régulier dans son mode de vie, il ne s’autorisait pas grand-chose mais, rieur et direct, Clive ne lui semblait pas dangereux. C’était un homme banal. Erik tergiversa encore quand il lui proposa une rencontre dans un lieu discret puis accepta.  Le studio appartenait à l’ami d’un ami et situé dans une rue perdue du Bronx, il n’attirait pas l’attention. Ils s’y déshabillèrent et s’étreignirent en silence, gémissant de temps en temps et soupirant. Quand ils eurent fait l’amour deux fois, Erik se laissa envahir par une sorte d’apaisement. Il n’avait pour intention d’avoir une liaison avec quelqu’un d’aussi terne et loin de son univers que ce Clive mais il savourait le fait de se laisser aller, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Le décor du studio était triste à force d’être banal, des affiches évoquant des stars américaines des années cinquante jouxtant de frêles étagères remplis de livres quelconques et des bouquets de fausses fleurs, mais en en ces instants-là, il lui plaisait. Toutefois, dans le temps même où, détendu, il restait allongé près de cet être sur lequel il savait très peu, il y eut une première anicroche.

-Tu fais comment ?

-Pour quoi ?

-Pour vivre ce que tu vis là. Tu as une femme et une fille.

-Ah oui…

-Comment ça, ah oui ?

-Enfin, je veux dire que je prends mes précautions et je suis sélectif aussi. Toi, tu me plais même si la réciproque n’est pas vraie.

-Qu’est-ce que tu en sais ?  Je ne me suis pas forcé pour venir ici.

Clive se leva brusquement du lit et se mit à rire vulgairement.

-Ce que j’en sais ? Bien plus que toi…

Déconcerté, Erik fut pour la première fois traversé par un soupçon. Et si ce Clive ne s’était trouvé sur sa route par hasard ? Troublé, il se leva lui-aussi et chercha ses vêtements.

-Qu’est-ce qui t’arrive ?

-Il faut que je passe chez moi avant d’aller au théâtre.

L’homme cependant secoua la tête.

-Non, tu ne sais pas qui je suis et tu n’as pas confiance. Je suis sûr que tu peux rester encore…

Il voyait juste car Erik resta, retrouvant son calme. Ils parlaient l’un avec l’autre quand le téléphone sonna dans le studio. Il fut surpris que son amant allât répondre. Ce fut une brève conversation. Quand ils se parlèrent de nouveau, Clive évoqua le propriétaire du studio.

-Tu lui plairais.

-Quoi ?

-Oui. C’est un bon copain et il a le sang chaud.

-En quoi, ça me concerne ?

-Tu prends mal une remarque de rien du tout ! Je me tais et on refait l’amour.

A la rencontre suivante, Erik se trouva face à face avec Tom, un italo-américain d’une quarantaine d’années, peu séduisant et peu souriant. Clive, qui n’avait plus du tout la même réserve, se montra direct :

-Tu sais, ne pas le remercier serait indélicat puisqu’il nous a laissé le champ libre.

 Erik eut un rire hautain. Il refusait encore de comprendre et argumenta. Il n’était pas d’accord.

-Il n’est pas question que je…

Clive eut ce même rire vulgaire qu’il avait eu, lors de leur première rencontre et Tom le regarda crûment, lui adressant une invite si crue et si directe qu’Erik tressaillit. Comme il se dirigeait vers la porte, la voix de l’italo-américain le rattrapa :

-C’est fermé. Tu ne pars pas. On va passer du bon temps.

Alors, tout devint clair. Il n’y avait aucun hasard. Sans qu’il sache comment il avait procédé, Julian s’était arrangé avec l’un et avec l’autre. Ils avaient dû se rencontrer. Stupéfait et meurtri, Erik lutta un moment contre lui-même.

-Ouvrez cette porte. On en reste là.

-Ne rends pas les choses difficiles. On a tout ce qu’il faut pour te satisfaire.

Le danseur ne sut pas pourquoi il abdiqua si vite mais il céda, sans qu’aucune violence ne fût nécessaire. Il laissa les deux hommes lui retirer ses vêtements, le caresser et l’exciter avant d’atteindre le plaisir. Ce fut long et assez vil. Puis, sans qu’aucune parole ne fût échangée, chacun se rhabilla. Tom partit le premier et Erik resta avec Clive.

-Tu connais un décorateur d’opéra, c’est cela…

-Qui te connaît aussi, oui.

-Dis-moi son nom.

Clive le lui donna.

-Pourquoi avoir accepté ce rôle ?

Clive lui jeta un regard ambigu mais ne dit rien.

-Et l’autre, le studio est à lui ?

-Non.

-Vous avez reçu une compensation ?

-Oui, c’était toi. Mais écoute…

-J’écoute quoi ?

-Je ne suis pas un mauvais type ; ton ancien ami, il m’a baratiné et donné de l’argent. Ce n’est pas reluisant, c’est clair mais quand je t’ai vu…

-Romantique en plus !

-Non, je me sens nul.

Erik eut un soupir irrité. L’instant d’après, ils étaient dans la rue et Erik se retrouva seul, son compagnon étant resté seul à l’étage.

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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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