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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Répéter Le Sacre du Printemps.

Les répétitions du Sacre étaient en cours ; c'était un ballet emblématique, célèbre qui restait entouré d'une réputation de scandale. Stravinski en avait conçu l'idée en 1910 et l’œuvre avait été présentée à Paris en mai 1913. Le compositeur expliquait ainsi son travail : « J'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d'une jeune fille, qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. » On savait que les premières représentations du Sacre avaient été houleuses mais on oubliait de dire que les spectateurs horrifiés qui avaient insulté le compositeur, le chef d'orchestre et le travail de Nijinsky avaient vite été rattrapés par ceux qui adoraient le spectacle. Jacques Rivière n'avait-il pas écrit : « Si l'on veut bien cesser de confondre la grâce avec la symétrie ou l'arabesque, on la retrouvera à chaque pas du Sacre du Printemps, dans ces visages de profil sur les épaules de face, dans ce tremblement qui descend comme une onde de la tête aux pieds des danseurs... ».  Et tant d'autres avaient adoré ce ballet ! Erik ne l'avait jamais dansé mais il en aimait le thème. C'était d'abord l'Adoration de la terre, Printemps. La terre est couverte de fleurs. La terre est couverte d'herbe. Une grande joie règne sur la terre. Les hommes se livrent à la danse et interrogent l'avenir selon les rites. L’aïeul de tous les sages prend part lui-même à la glorification du Printemps. On l'amène pour l'unir à la terre abondante et superbe. Chacun piétine la terre avec extase. Puis, c'était Le Sacrifice. Après le jour, après minuit. Sur les collines sont les pierres consacrées. Les adolescentes mènent les jeux mythiques et cherchent la grande voie. On glorifie, on acclame Celle qui fut désignée pour être livrée aux Dieux. On appelle les Aïeux, témoins vénérés. Et les sages aïeux des hommes contemplent le sacrifice. C'est ainsi qu'on sacrifie à Larilo, le magnifique, le flamboyant dieu de la nature. Si le rôle de l’Élue revenait à une magnifique danseuse, Dorothée Langner, le ballet conviait beaucoup de danseurs pour des rôles brefs. Jennifer était de ceux-là. Depuis l'été, il la sentait soucieuse, moins amicale et il craignait qu'elle n’ait trop d'attachement pour lui. Elle tenta de lui dire qu'il était crispé, changé. Elle savait sa liaison avec Barney. Elle avait vécu à Boston, Des gens comme les Barney n'aimaient pas qu'on leur dise non. Elle devait sentir que la relation tourmentée des deux hommes n’était pas terminée. Elle cherchait le moyen d'aborder le sujet mais il l'en empêcha à chaque fois et elle lâcha prise. De toute évidence, elle ne l'atteignait pas. Quand les répétitions se firent en costumes et avec les maquillages, elle vit Erik en collant et justaucorps chair, comme elle, le visage marqué de traces rouges et jaunes. Tous les danseurs avaient des peintures de visage, les hommes comme les femmes. Certains costumes étaient vert pâle ou vieil or, d'autres rouges ; certains danseurs étaient torse nus. Le nombre des danseurs étaient important. Dans plusieurs scènes, il dansait avec elle et il s'imposait à elle au milieu des rythmes toujours frénétiques de la musique de Stravinsky. Elle se sentait défaillir et l'émotion l'envahissait. Quelle cruauté de saisir sur le visage du danseur les expressions de désir presque triviales mais flatteuses que, dans la vie, il ne lui accorderait jamais !  Quelle fougue, quelle insolence il y avait chez lui ! Apparemment, le jeune chorégraphe qui mettait en scène ce ballet avait repéré quelques danseurs qu'il poussait dans leurs retranchements. Erik en faisait partie avec trois autres garçons et quelques filles. C'est à eux qu'ils revenaient de communiquer au reste de la troupe cette sève, cet épanchement, cet extraordinaire appel de la chair, cette montée du désir qui caractérisent le Sacre. Christopher Wegwood, trente-trois ans, cherchait à réussir un tour de force et tentait de revisiter le ballet. Unis, les danseurs faisaient des mouvements saccadés. Séparés les uns des autres, ils tournaient sur eux-mêmes, ou s'allongeaient. Les danseuses aussi en groupes ou seules avaient des mouvements brusques et répétitifs puis d’élans : le désir les traversait. C'était un spectacle qui s'avérait fort et le soir de la générale, la pression était si intense que Wegwood et ses danseurs se demandèrent si l'entreprise allait réussir. Le Sacre avait été présenté auparavant de manière plus formelle. Les prises de position du chorégraphe, si elles passèrent pour audacieuses, reçurent un accueil d’abord froid. Pourtant dans un balancement de scènes de groupe et de danses de couples, tout paraissait traversé par un vent de folie. Les danseurs et leur chorégraphe sentirent qu'ils n'emportaient pas totalement la mise mais, fiers d'être là et d'avoir tenté l'expérience, ils firent bloc autour de Wegwood qu'une partie de la critique défendit. En quelques jours, il fut évident que le bouche à oreille fonctionnait et qu'en dépit du mécontentement, les billets pour le spectacle se vendaient très bien. Ils virent là un bon signe. Erik n'alla pas à la réception qui suivit la première, préférant pour des raisons variées, dîner avec une partie de la troupe et Christopher dans un restaurant proche. Quand il avait salué à la fin du spectacle, il avait senti comme d'ailleurs à plusieurs moments auparavant, la présence invisible de Julian parmi les spectateurs et il avait été sûr que celui-ci avait adoré le spectacle et l'avait adoré lui. Il lui semblait entendre sa voix :

-Oui Erik, oui, sois animal, sois pulsionnel ; c'est cela, mon beau, c'est exactement cela. Tu as compris. Cette cambrure des reins, ses tremblements, cette attente ! Tu es prêt pour un autre rite mon magnifique danseur fardé ! Mais bien sûr, ce ne sera pas si « chorégraphique ».

Et cette voix l'effrayait. Restait l’attente et elle lui fut bientôt intolérable. Comment serait-il frappé ? Il brûlait de le savoir. Il en devint si tendu qu’il en devint irritable sans motif puis, au moment où il finissait par se dire que Julian avait parlé dans le vide, il les rencontra l’un après l’autre.

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