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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik en tournage. Dépaysement et jeux d'influence.

 

On dîna joyeusement ce soir-là et Erik se sentit rassuré. Mais quand Baldwin demanda à le voir personnellement, il fut étonné. L’entrevue eut lieu dans un bureau. Le producteur le rassura. Il avait de bons échos du travail d’Erik au New York city ballet. Et pour le reste, il lui lança plusieurs regards insistants. Le danseur en resta mal à l’aise mais cette fois, il n’en parla à personne. Il déclina ensuite une invitation à dîner en tête à tête.

Julian et lui échangeaient brièvement au téléphone depuis qu’il était arrivé en Californie. La voix ferme du décorateur rassurait le danseur : elle lui donnait confiance. Il était heureux de l’entendre d’autant que toute l’équipe de tournage se transférait à Corona del Mar, où le tournage commencerait. On filmerait d’abord dans une très grande villa construite sur une hauteur. Elle dominait une belle plage et semblait avoir été conçue, avec ces grandes baies vitrées, ses escaliers imposants et ces grandes pièces pour les amours tumultueuses d'une actrice des années cinquante et d'un quelconque producteur. Ce serait dans ce beau lieu que seraient montrés les échanges entre les membres d’une compagnie de danse qui cherchait sa voie et leurs interrogations. En contrebas de la grande villa, il y avait un studio de danse. Christopher et Erik se sentirent dépaysés et amusés. La villa avait de multiples chambres et toutes furent occupées. Le filmage commença tout de suite. Sur la terrasse, dans le salon, dans plusieurs des chambres, Mills capta les échanges rieurs, les moments solitaires, les élans et les doutes de ces jeunes gens ; il fit de même sur la plage. Tous ces danseurs étaient jeunes et conscients de l’héritage qu’ils portaient. Ils s’appréciaient, s’aimaient parfois et se disputaient. Erik était le plus intrigant. Il dansait avec les autres mais semblait à part. Un de ses camarades lui disait à un moment :

-Tu restes tourné vers le début du vingtième siècle, mais les Ballets russes et Nijinsky, c’est ancien ! Pour toi, on dirait, on dirait que demain, tu pourrais croiser Diaghilev et Fokine ; et bien sûr, chaque fois qu’on te parle, on dirait que tu attends Nijinsky ! Tout a tellement changé ! En leur temps, ils ont révolutionné la danse mais tu devrais le savoir, c’est à la légende qu’ils appartiennent, pas à la vraie vie. Et puis franchement, la part d’ombre de ce danseur russe est si forte ! Cinq ans de gloire puis la folie et une mort obscure…

-Avant d'être malade, il était danseur. Être danseur n'est pas un obstacle à l'intelligence. Il n'avait sans doute pas écrit avant d'aller si mal mais quand il la fait, il a convoqué l'interprète et le chorégraphe et l'homme blessé bien sûr. Son écriture a transcendé sa carrière. L’une et l’autre nous frappent encore aujourd’hui mais, peut-être parce qu’il a très peu été filmé, son aura de danseur a décru. Il reste ses paroles, ses dessins aussi…

-Les éléments d’un mythe !

-Il est vivant !

Tout allait vite. Erik évitait de trop penser : on lui avait dit d’être spontané pour tout ce qui touchait à cette compagnie de ballet qui s’ébattait là.  A l’évidence, dans ce registre, il se débrouillait bien. Pour ce qui est des textes du Journal, il n’en allait pas de même selon loin. Ils étaient nombreux, ne suivaient pas la chronologie et l’obligeaient à une vraie rupture de ton. Il était parfois juste, parfois non. Sandra continuait de travailler avec lui et Mills était patient ; mais il ressentait un malaise. Que comprendrait le spectateur ? Issu d’une famille de danseurs polonais, Nijinsky avait été abandonné par son père. Sa mère, qui avait peu d’argent, avait réussi à ce que deux de ses trois enfants intègrent l’école impériale où ils étaient boursiers. Vaslav, dont les dons pour la danse étaient spectaculaires, ne réussissaient pas bien dans les autres matières et on s’était moqué de lui ; mais il avait réussi à intégrer une troupe prestigieuse où on vantait son talent. Il y faisait si peu fortune qu’il avait dû donner des leçons particulières et trouver de riches protecteurs. Diaghilev, qui était déjà connu pour des opéras qu’il avait montés et de prestigieuses expositions d’art qu’il avait présentées, voulait monter une compagnie de danse de premier plan, dont les objectifs seraient nouveaux. Il avait repéré Nijinsky, qu’il avait séduit et l’avait placé au centre des Ballets russes jusqu’à ce que le jeune homme ne souhaite s’émanciper et se marie. La disgrâce l’avait frappé tout de suite et même si, par la suite, il avait encore travaillé avec Diaghilev, jamais il n’avait renoué avec la période magique où il avait connu la gloire. Loin des ballets russes, il n’avait su tracer sa route ; il n’était pas pragmatique. Peu à peu, la maladie mentale l’avait retiré du monde de la danse. Toutefois, les textes que devait réciter Erik ne suivaient pas logiquement les étapes de sa vie. Pour le danseur, le risque de confusion était grand. Mills dut le rassurer :

-Il y a une voix off, Erik, ne t’inquiète pas. Le spectateur aura suffisamment d’indices pour s’y retrouver.

-Mais, on ne voit qu’un esprit torturé par la maladie, entouré par des médecins, confiné dans un petit espace, assailli par des visions terribles, pris par le mysticisme !

-Non ! Il y aura les trois ballets et Kyra Nijinsky.

-Bien…

Toutefois, Erik ne put s’empêcher d’envoyer ces textes à Julian.

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