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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
28 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Kyra Nijinsky évoque sa jeunesse.

Il perdait pied. Elle traduisit :

-Jeune fille, je m'habillais comme mon père, en costume et avec une cravate ! Elle avait gardé des photos ! Je ne le savais pas ou plus. Et il y a aussi des photos de moi en Faune ou en nymphe que personne ne connaît, je crois. Le reste, c'est juste elle et moi dans les rues de Londres en 1942. Elle avait juste vingt ans ! On riait ! Elle était aussi double que moi : les hommes, les femmes. Enfin vous voyez...

 Il fut sincère :

-Non, je ne vois rien. Je ne sais pas.

Elle parut radieuse :

-Alors, Irina ne fait pas fausse route ! Que vous êtes jeune ! Et si bien fait et si touchant…

Il rougit si fort qu'elle lui adressa un sourire amical :

-Bon, dites-moi, ce film ? Irina m’a parlé et vous m’avez écrit. Vous faites un film dans lequel vous vous approchez de mon père…Il entrerait dans votre vie, c’est cela ?

-C'est un postulat poétique et, quand j'ai reçu le scénario, l'idée m'a plu. Mais maintenant que je vous vois, je doute du film ! Ce que nous montrons est loin de lui et de vous. Je suis danseur. On est beaucoup à l'être et peu à être grands.  Vous dans ce film et moi qui danserais. Normalement, je dois vous convaincre...

Elle sembla n'avoir rien entendu du tout et ses grands yeux verts d'abord fixés sur lui, revint à l'album qu'elle tourna l'album vers lui. Elle dit avec enjouement :

-Regardez, regardez les photos, voyons !

Elle commença à lire la lettre tandis qu'il feuilletait lentement les pages de l'album. Elle était bébé en Autriche puis petite sur les genoux de son père. Elle était jeune fille ensuite à Paris, à Londres et ailleurs. Enfin, elle était « lui ». Surtout Lui. Jeune fille-Jeune homme. Maintien-regard. Bouche. La même. Provocation- androgénie. Évidemment. Elle voulait tellement être son père. Elle était si tendue. Le col de chemise, la cravate, le chapeau. Masculine ? Elle cachait ses seins. Sa bouche, aux belles lèvres charnues était celle d'une femme. Mais elle était « lui » ! Elle ne pouvait pas être autrement ! Comme elle avait dû l'adorer, souffrir de sa maladie, de ce qu'on faisait de sa carrière et de sa vie, de ses ballets. Mais comme elle était magnifique !

Elle dit encore et il comprit qu'elle l'avait écouté :

-Vous ne savez plus ce que vous devez faire ? C'est cela ? Demandez-le !

-Votre histoire...

 Je suis née à Vienne mais j'ai dansé à Berlin et à Londres. A Paris, j'ai pris des cours de danse à l’école de l'Opéra. Bronislava, la sœur de mon père, m'a partiellement formée. A l'âge de dix-sept ans, j'étais à Berlin et j'y étais seule.

-Votre enfance a été cosmopolite ?

-Oui, très. Mais à la différence de mon adolescence où on a attendu de moi que je sois excentrique et prenne le contre-pied de tout, j'ai été comme une petite fille bien sage. C’était cela que l’on me demandait.

Il lui dit de parler de son père quand elle était petite. Elle dit qu'il sculptait des objets en bois pour elle, de petits chevaux, des cerfs, des ours, des loups et qu'il avait transformé sa chambre d'enfant en joli univers russe, un conte de fée. Elle dit qu'il lui parlait beaucoup quand elle était petite et qu'elle le craignait car il était jeune, beau, bien vêtu et parlait fort.

-Vous savez, il disait : « ma petite Kyra, je t'aime beaucoup »

 A Saint-Moritz, en Suisse, sur le balcon de leur chalet, il se tenait devant elle pour lui apprendre à danser et il disait : « J'ai voulu apprendre la danse à ta maman mais elle s'est effrayée. Elle avait pris des leçons et avait tenté de travailler pour les Ballets russes mais, tu sais, ce n'était pas une bonne ballerine. J'ai été très précis mais elle n'a pas voulu. Elle ne voulait pas un professeur mais un mari. Mais toi, Kyra, je vais t'apprendre. Je vais être patient. Nijinsky est un homme bon. » Il s'est mis en première, en seconde, en troisième et il a dit : regarde, écoute bien ! J'essayais de faire comme lui mais ce n'était pas cela. Je recommençais. Il finissait par être sévère. « Kyra, tu n'es pas en troisième ! » ; « Kyra, ton dos ! »  Quand il voyait que je devenais triste, il faisait devant moi des figures simples et d'autres difficiles. A la fin, il me touchait la joue et disait : « Ballerine ! » J'essayais de lui sourire.

-Ses sauts dont on tant parlé, les avez-vous vus ?

-Oui, sur le balcon de la villa à Saint- Moritz, il faisait ces sauts merveilleux. Je me souviens, il semblait s'envoler. Un des sauts du Spectre de la rose ; pas le plus célèbre, bien sûr. Et une autrefois, il m'a montré un entrechat huit. Il est resté en l'air...Ensuite, il a continué. Avec moi, avec d'autres.  Vous avez bien dû voir ces photos où, devenu un vieux monsieur, il les exécute. Bien sûr, ce que j'ai vu, c'est ma vision d'enfant. Il restait extraordinaire non parce qu'il faisait pour moi mais parce qu'il était Nijinska. N'oubliez pas sa formation : l'Ecole impériale. Aujourd'hui Vaganova. Vous qui dansez à New York, vous ne sauriez sous-estimer cette école. Nijinsky, Noureev, Baryschnikov...Vous connaissez forcément les Russes, vous êtes passé par Balanchine. Les figures, les sauts, l'expressivité, le charisme : mais oui, j'ai vu cela. Nijinsky, mon père, était encore si jeune !

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