Pourtant, contrairement à ce qu’il avait fait antérieurement, le danseur évitait de moins en moins de voir Julian. Ils se voyaient beaucoup car l’hommage à Vestris et Bournonville, dont la programmation avait été différée, était de saison. Pour diverses raisons, aborder ces danses redoutables angoissait Erik. Il n’avait pas que des amis au new York City ballet et avec la sortie de son film, le nombre de ses détracteurs avait augmenté. On attendait un faux pas. Il cherchait donc conseil auprès du décorateur. Celui-ci œuvrait patiemment et guidait le danseur. Il l’encourageait aussi. Les discussions avaient lieu chez l’américain, dans ce beau lieu où, quelques années auparavant, Erik s’était si mal comporté. Le décor avait été entièrement modifié et certaines pièces avaient changé de fonction mais il régnait toujours dans ces lieux une ambiance raffinée et élégante. Le café ou le champagne étaient de mise, en fonction des heures.

-Erik, ce sera très difficile à plus d’un titre mais ce sera exaltant ! Modèle du danseur noble, Vestris a été formé par son père. En 1772, il avait débuté à l'Opéra de Paris et il y avait été engagé comme soliste en 1776. Sa brillante carrière s'est déroulée principalement à Paris, mais il s’est aussi produit aussi à Lyon, à Montpellier et à Bordeaux, ainsi qu'au King's Theatre de Londres. C'est Pierre Gardel qui lui a offert ses plus beaux rôles, notamment dans Psyché, Télémaque dans l'île de Calypso et La Dansomanie. En 1836, il s'est retiré et il était devenu l'un des professeurs les plus magnifiques que l'Opéra de Paris n’ait jamais connu. Il a inventé une multitude de nouveaux pas !

-Oui, mais…Très jeune, j’ai travaillé Le Conservatoire avec Oleg et Irina. C’est une reproduction fidèle d’une leçon donnée par Vestris à l’Opéra de Paris en 1820. Tout mon corps se raidit encore au souvenir de l’exercice périlleux que constitue ce ballet. Il fallait intégrer l'ancienne danse du XVIIIe siècle « terre à terre », brillante et rapide, avec les nouveaux pas de grande élévation.

-Erik, Vestris a eu Bournonville comme élève. Tu as dansé pour le Ballet royal du Danemark que ce même Bournonville a marqué de son sceau. Tu vas y arriver ! Il est certain que le public actuel n’a, d danseur classique, qu’une image figée, très éloignée du dix-huitième siècle. Avec ces variations, ils vont réviser leur jugement. Beaucoup ignorent l’existence le « danseur noble » tel que le définissait ce même siècle, l’a défini. Ces danseurs-là étaient de de grande taille et de très belle facture et qui, précisément en raison de leur taille, se mouvaient avec une certaine lenteur, en des gestes amples et déliés. On leur attribuait des rôles d’exception comme on continuait de la faire aujourd’hui avec les jeunes acteurs qui se voyaient attribués le rôle d’Hamlet. On attendait d’un tel danseur qu’il ait une grande hauteur de pensée. Quand ses mouvements étaient lents, il pouvait guider le spectateur comme pouvaient, en musique, le faire Bach ou Beethoven. Quand ils étaient rapides, il devait avoir une maîtrise énorme de l’épaulement, afin de présenter constamment des zones d’ombre et de lumière, des angles d’attaque intéressants et renouvelées, mais aussi un pouvoir de concentration sur la musique qui permette pratiquement d’hypnotiser le public.  En ce sens, ils s’opposaient au danseur de demi-caractère qui lui devait avoir une taille moyenne. Celle-ci pouvait réunir toutes les beautés de la taille élégante. Les belles proportions de toutes les parties du corps, les traits moins réguliers et parfaits devaient composer une figure aussi agréable qu’intéressante. Bien entendu, ces danseurs-là ne se voyaient pas distribué dans les mêmes rôles mais plus petits de taille et moins imposants en beauté, ils pouvaient rallier tous les suffrages. Tant de rôles de composition dramatiques ou tragi-comiques pouvaient leur être offerts ! Avec ce qu’on te demande, tu iras de l’un à l’autre. Techniquement, ce sera redoutable et tu devras de plus avoir un vrai talent de mime !