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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
22 février 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik, Kyra Nijinsky et les textes de Vaslav.

KYRA KYRA

 

Elle replia les feuillets et regarda fixement Erik. Massive, maladroite, hautaine, elle souriait malgré tout et ses grands yeux verts montraient la joie.

-Ce n’est pas approximatif, comme vous le pensez.

Elle était bien trop intelligente pour ne pas comprendre que son art faisait d’Erik un être singulier à qui il serait demandé beaucoup et elle lui renvoya avec douceur sa propre solitude.

-Le succès ne fait pas que tout est facile, n’est-ce pas ?

-Non, madame.

-Vous avez rencontré la Grâce, vous le savez ? C’est là chose exceptionnelle. Irina savait, cet Oleg aussi. Et moi, Kyra, maintenant je le découvre.

Il avait les larmes aux yeux.

-Soyez gentil : récitez ce grand monologue que je n’ai vu qu’en partie ; celui où vous récitez tous ces textes de mon père.

-Ici, dans ce restaurant ?

-Oui.

Il recula sa chaise et commença :

«La plupart des gens qui me connaissaient pensaient que j’étais incapable de m'intégrer socialement... »

Kyra le scrutait. Le texte de déroulait. Nijinsky ! Le petit Polonais que sa mère avait inscrit à l'Ecole impériale où l’on se moquait de lui avant de le jalouser et de l’admirer ! Le danseur prodigieux qui, issu d'une école prestigieuse travaillait au théâtre Mariinsky ! La ruse d’un imprésario audacieux pour l’en déloger et en faire l'étoile des Ballets russes ! Et la folie après le désespoir. C’était violent. Les traits du visage, pourtant si nordiques, paraissaient presque slaves à cette auditrice, comme si se faisait une étrange osmose entre ce que ce danseur était et celui dont il se rapprochait. Quand il eut terminé, elle fut partagée entre la confusion et l'admiration puis elle reprit :

-Écoutez -moi : vous vous approchez de Nijinsky. Il ne se dérobe pas, ne croyez pas cela. Bientôt, vous vous détacherez de lui. Si vous ne le faites pas, votre visage du danseur sera semblable à un de ces masques antiques que l’on peut contempler dans les musées italiens. Le teint cireux, les grands yeux exaltés et les lèvres redessinées. Non, vous allez vous éloigner de ce film car allez devoir le porter. Sur l’écran, les spectateurs verront un visage d'Erik qui reflète parfois une tristesse violente puis qui affiche une grande joie. Vous serez désinvolte puis accablé puis enfantin puis très blessé. Vos expressions seront changeantes et votre phrasé aussi. Vous jouerez beaucoup de ses mains. Vous serez maladroit puis gracieux dans vos attitudes. Vous renverrez le spectateur à Nijinsky et vous le ferez avec une grande habileté et une grande humanité. Mais vous serez aussi celui qui représente le film et là, vous aurez pris vos distances. Ils vous croiront, ils vous aimeront ; et ils découvriront ce danseur encore anonyme qu'un don extraordinaire traversait et qui illuminait brièvement les scènes internationales et cet abandon...cette effronterie et cette naïveté ; ce génie...Ils sauront son enfance à Saint-Pétersbourg, la pauvreté, le désir des femmes, la danse, la danse, l'amant non voulu qui remplaçait l'amant adoré mais offrait les Ballets russes, l’idolâtrie, le succès. Il disait le mariage, la dureté, la volonté de créer, le génie. Et à la fin, l'emprise de la maladie.

-Et la danse.

-Surtout la danse !

-J’espère que vous viendrez aux premières !

-Nous n’en sommes pas là.

Mi-rieuse mi-alarmée, elle se mit répondit en russe et il ne comprit rien ; puis elle rit et demanda un dessert.

Il la raccompagna comme la veille et la vit encore le lendemain. Il tenait à la saluer. Elle fouilla dans une valise dans sa chambre d’hôtel et lui tendit une enveloppe.

-Tenez.

La première photo était celle du jeune spectre enrubanné. Elle n'était pas connue et moins belle que celle, où, radieux, Nijinsky posait avec Karsavina mais elle était inconnue de tous. Là, il était seul mais la posture était belle et le visage gardait la même intensité. La seconde était celle du joueur de tennis de Jeux. Dans les deux cas, c’était des documents exceptionnels.

-Je dois vous redonner le carnet. Et je vous retournerai ces photos.

-Pourquoi ?

-Mademoiselle Nijinsky…

-Kyra.

-Kyra : ces documents sont inestimables. Je n’en suis pas digne.

-Je pense que si. Appelez Irina et informez-vous auprès d’elle : elle dira de même. Je ne me demande pas combien de lectures vous avez dû faire, combien de photos de Nijinsky et des danseurs des Ballets russes vous avez dû contempler, avec combien de spécialistes vous avez pu échanger : si c’était le cas, je ne vous aurais rien donné !  Il ne vous parlait pas, vous lui avez parlé : il s’est tourné vers vous.

Mills et plusieurs danseurs rejoignirent Erik et restèrent avec Kyra et lui jusqu’au transfert de celle-ci à l’aéroport. Un certain émerveillement régnait. Une fois seuls, le metteur en scène lui dit :

-Eh bien, Erik ! Tu as magnifiquement su lui parler !

Wegwood acquiesça mais il fut moins enthousiaste. Il se serait attendu à un engouement plus grand pour ses chorégraphies de la part de la fille du grand danseur ; or, c’était Erik qui recueillait tous les suffrages. Celui-ci ne confia à personne que Kyra venait de lui donner des photos pour lesquelles on lui offrirait, si on savait qu’il les avait, des sommes indécentes. Il en parlerait peut-être à Julian.

 

 

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