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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
22 février 2024

Erik N / Le danseur. Partie 3. Erik et le carnet de Kyra Nijinsky.

Erik N / Le danseur. Partie 3. Erik et le carnet de Kyra Nijinsky.
2) Notes sur les carnets de Kyra Nijinsky. Erik Anderson. "Le carnet traduit présente des textes d'elle et des textes recopiés ; les dessins sont antérieurs aux écrits et ont une grande valeur. Ce sont des essais de Bakst pour différents ballets encore...
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22 février 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik et sa vision du film "Le Danseur"

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik et sa vision du film "Le Danseur"
« Ce que je tourne » par Erik Anderson 1) Scènes difficiles : Scène 1. Je figure Nijinsky qui ne comprend pas la réaction de Diaghilev suite à l'annonce de son mariage avec Romola. Il pensait que l’impresario comprendrait mais celui-ci le limoge immédiatement....
20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Kyra, fille de Vaslav. Evocation de son père.

-Vous tournez un film où il est question de Nijinsky ! Souvenez-vous : « Je suis le taureau, le taureau blessé. Je suis Dieu dans le taureau. Je suis Apis. Je suis Indien. Je suis Indien Peau-rouge. Je suis Noir. Je suis Chinois. Je suis Japonais. Je suis l’étranger. Je suis le voyageur. Je suis l’oiseau des mers. Je suis l’arbre de Tolstoï. »  Oui, vous comprenez et vous serez là pour le prix...

-Ce que vous dites...

-Est à prendre comme il doit l'être. Voyez-vous, j'ai mis très longtemps à comprendre. J'étais toute jeune, je voyais mon père si malade ! J'en ai voulu à ceux qui l'avaient entouré : le terrible télégramme de Diaghilev le rayant des Ballets russes dont il avait été l'étoile, ma mère épousant un jeune homme dont elle s'était emparée, alors même qu'il ne communiquait que par signes avant le mariage, ses terribles et souvent cruelles maladresses, l'indifférence de ceux qui avaient connu le danseur à la mode et s'étaient écartés en prenant un air gêné…Une terrible solitude est tombée sur nous ! Et puis, les années ont passé et mon regard a changé. Voyez-vous, Diaghilev a certainement abordé sans ambages un garçon de dix-neuf ans mais il n'était pas stupide : il avait du flair. Il lui a tout de même donné les Ballets russes. On a beaucoup parlé de la cruauté de Diaghilev à l'égard de mon père mais pas de l'attitude de mon père à son égard. Quand Diaghilev a reçu le télégramme du mariage, il s'est senti renié, trahi. Il a été malade quatre mois durant. A l'hôtel, le premier soir, il a tout détruit dans sa chambre. Ensuite, il a pleuré interminablement et de façon incontrôlable. Stravinsky a écrit qu'il ne fallait pas laisser l'imprésario seul, de peur qu'il ne se suicide. Mon père, si souvent décrit comme une victime, a tout de même écrit que, fou de douleur, Diaghilev se soulageait de sa souffrance à Capri avec de jeunes hommes à la sexualité libre. Je n'ai plus la citation exacte en tête. Ah oui, si : « il a enterré sa peine grâce aux talents sexuels des garçons locaux. » Vous ne pourrez dire le contraire : c'était cruel ! Et les représentations que mon père avait de lui pouvaient venir de son état mental pas de ce que Diaghilev avait voulu faire. Mais bref. Ensuite et bien sûr, il y a eu d'autres jeunes gens. Léonid Massine dont j'ai déjà parlé et un jeune homme poète, russe et sensible : Boris Kochno. Il lui était arrivé avec une lettre de recommandation émanant de je ne sais plus qui. Kochno était jeune, il avait dix-sept ans. Il ne connaissait rien au monde la danse. Il est devenu le secrétaire de Serge Diaghilev. Encore une fois, celui-ci a initié un jeune novice au monde de la culture et de la danse. Kochno a créé quelques arguments de ballet et surtout crée une sorte de protection autour de Diaghilev et puis, il est parti. Il y a encore eu un anglais : Patrick Kay. Celui-ci a été rebaptisé Anton Dolin. Il a, lors d'une audition, subjugué le maitre qui l'a vu comme celui qui désormais porterait la compagnie. Mais le bel Anglais est parti au bout d'un an. La suite, vous la connaissez : c'était Serge Lifar. Il avait la beauté brune et stylée de Massine combinée à l'apparence innocence de mon père. Vous savez, Lifar a fait un peu comme tous les autres ; je reste. Je ne reste pas, Je veux mon indépendance. Je vous obéis quand même. Pour finir, il a rencontré, l'année de sa mort Igor Markevitch, qui avait seize ans !  Diaghilev a guidé chacun d'eux et regardez combien sont partis ! Et combien ont profité de sa culture extraordinaire, de son sens évident des affaires de ses nombreuses relations, de sa dure prodigalité ! Il a donné à Massine La légende de Joseph. Au danseur anglais, il a offert le Train bleu et à Lifar la carrière que vous savez ! Markevitch, avec lequel j'ai été mariée, a fait une bonne carrière de chef d'orchestre. Pensez aux contes de fées et aux Ogres. Dévoraient-ils vraiment leurs proies ou en étaient-ils empêchés ? Pensez à la fin de Diaghilev. Il désobéissait à ses médecins, mangeait et buvait trop, ignorant son diabète. Qui est venu, à Venise quand la Mort s'est approchée : Kochno et Lifar ! Beaucoup étaient morts. Beaucoup l'avaient oublié ou gardaient leurs distances. Comprenez-vous ce que je dis sur le prix à payer ? Il ne départage pas. Pensez- à ce que je viens de vous dire...

20 mars 2024

ErikN/ Le Danseur. Partie 3. Erik avec Kyra Nijinsky. Evoquer le grand danseur.

-Il est donc simple de dire que certains détruisent et d'autres sont détruits ?

- Bien sûr que oui, Erik. Diaghilev a eu avec mon père une relation difficile, certainement écrasante mais il l'a aidé à créer et quelles créations ! Et puis, pour lui venir en aide quand il a basculé, il est intervenu pour lui à plusieurs reprises. Tout d'abord, pour des raisons que je n'expliquerais pas ici, il nous a aidés à sortir de Hongrie où nous étions en résidence surveillée. Cela lui a demandé beaucoup de diplomatie et coûté de l'argent mais le fait est que nous avons pu sortir. Ensuite, il a, en 1921, engagé ma tante, Bronislava et celle-ci l'a ébloui. Personne ne l'obligeait à engager la sœur de son ancien compagnon mais c'était dans les deux cas, il me semble, une façon de montrer que cet amour avait existé. Ensuite, il a tenté, à plusieurs reprises de le remettre en « éveil ». Je ne citerai que la dernière tentative. En 1928, il a décidé d'amener mon père à Paris pour qu'il assiste à une soirée de ballet. Lifar a, parait-il, dansé merveilleusement. Diaghilev avait l'espoir que le spectacle rendrait le goût de vivre à ce danseur qu'il avait admiré d'autant que sur la scène du Châtelet, il s'est promené avec Karsavina et lui. Mais mon père a paru absent. Lorsque le public a appris que Nijinsky était dans le théâtre, un flot d'émotions a parcouru la foule. Mais il n'y a pas eu de miracle. Le spectacle terminé, Diaghilev a aidé mon père à descendre les escaliers, mais le danseur a pris peur. La voiture attendait pour l'emporter, Diaghilev a mis ses mains sur les épaules de cet homme malade et l'a embrassé. Lorsque la voiture est partie, tous les espoirs et les désirs de Diaghilev s'en sont allé avec lui. Oh je ne veux pas dire qu'il voulait que mon père redevienne le danseur incomparable qu'il avait été ! Non, c'était un rêve qui s'en allait !

Erik fut perplexe mais ne dit rien. Les rêves d'autrui sont des objets difficiles qu'il faut manier avec précaution. Peut- être fallait-il laisser à Kyra certains d'entre eux.

-Vous l'avez vu tentant de redonner à votre père le goût de la vie ?

-Oui, en Suisse. J'avais neuf ans. Il est venu voir mon père dans notre villa et nous étions sur la terrasse. Mon père ne le reconnaissait pas et je voyais cet homme devant lequel tous ou presque tremblaient tenter différents stratagèmes pour que revienne à la réalité ce danseur qui avait enflammé les esprits, cette âme vivante de la danse ! Quand il a vu qu'il n'avait aucune prise, il s'est mis à lui parler avec les mots du cœur. Il ne retenait plus ses larmes et moi qui étais une petite fille, je contemplais le visage bouleversé du grand imprésario tandis que s'écoulaient ces phrases en russe. C'était infiniment émouvant. Je me souviens de tout mais ne vous dirai pas ce qu'il lui a dit.

Elle parla encore de la dualité. Son père avait pu être, avec elle, adorable et cruel. Elle se souvenait d'une grande humiliation quand, à quatre ans, il l'avait terrorisée en lui demandant de confesser ses masturbations. Mais il l'avait immensément récompensée par des regards d'amour quand il était lucide et calme. Quant à sa mère, elle n’en avait pas, quoi qu’il pût en paraître, une image aussi dure. Tout le temps de la maladie du danseur, elle avait été là. Il avait eu de l’amour pour cette femme et celui-ci, malgré les épreuves, avait duré…Erik, devant tant de contradictions, ne savait démêler le vrai du faux. Ce qu’elle disait était-il vrai ?  Rêvait-elle ? Il n'avait pas de réponse.

Ils restèrent silencieux après ce long dialogue mais soudain, elle fut espiègle :

-J’ai encore faim ! Je veux des fruits de mer !

Il rit et passa commande.

-Pas vous, Erik ?

-Je n’ai plus faim.

Elle lui caressa soudain la joie en un geste étonnamment sensuel ;

-Vous allez me raccompagner ?

-Mais bien sûr !

-Et demain, vous viendrez me cherchez ?

-Non, je ne pourrai pas. Il faudra que je sois au studio avant vous. Mais un chauffeur viendra.

-Ah oui. Vous savez, mon père aurait été si content ! On le surnommait le Nouveau Vestris, mais ce surnom vous irait bien à vous aussi.

Elle était radieuse quand il la quitta.

 

 

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Nijinsky; Folie. Journal.

 

-Mademoiselle…

-Kyra !

-Entendu ! Kyra, je ne dispose que d’une unique version. Même dans celle-ci, votre père veut de toute façon montrer qu'il n'est pas « fou ». N'est-ce pas ?

-Oui. Vous savez, mon père n'a pas vu ce texte comme la dernière chance qui lui était donnée de montrer qu'il n'était pas malade. Il l'a vu comme une possibilité de démontrer qu'il était passé à un autre plan, une autre dimension. Il avait joint son âme à Dieu. A ma mère, d'ailleurs, il dit : « tu sais, c'est mon mariage avec Dieu ». Il disait que le peuple devait non pas « penser » mais « ressentir ». Quand on n'était plus dans le sentiment, la sensation mais seulement dans la pensée, on allait vers la guerre. Quand il disait cela, il se heurtait bien sûr à ma mère ! Elle essayait de le comprendre à travers son intellect et il demandait à être compris d'après ses ressentis ! Beaucoup ont ri que Nijinsky ait fait des classements parmi les hommes politiques ; il a dit que David Lloyd George, le premier ministre britannique ne se servait que son intellect alors que Woodrow Wilson qui était pacifiste était en relation avec ses ressentis. Mon père avait lu Tolstoï dont on a peine aujourd'hui à mesurer l'influence ! Il était sûr de ce qu'il écrivait. Vous savez, il n'avait pas l'intention de gagner de l'argent avec son journal : une fois publié, il l'aurait distribué à qui voulait le lire. Il voulait qu'on le connaisse comme un pacifiste ! Il n'aimait pas l'idée que son texte soit imprimé, il aurait voulu des fac-similés car, selon lui, on était bien plus près d'un écrit vivant que de sa reproduction. Il pensait vraiment qu'on le comprendrait. Cette humanité en deux catégories : ceux qui pensaient et ceux qui ressentaient. Souvent, il citait Lloyd Georges et Diaghilev. Il disait : « ce sont des aigles. Ils permettent aux petits oiseaux de continuer de vivre ! »

-Donc selon vous, sur ce conflit mondial, il avait des vues justes ?

-Il démontrait son pacifisme et son amour de l'humanité. On oublie aujourd'hui qu'il s'inscrivait dans un courant de pensées, que des intellectuels et des artistes pensaient comme lui. On ne voit que l'incohérence de certaines pages...

-Il a aussi dessiné la guerre…

-On ne sait pas généralement qu'à Saint-Pétersbourg, mon père avait étudié le dessin. Léon Bakst le lui a enseigné. Et savez-vous qui étudiait en même temps que lui ? Marc Chagall ! Celui-ci a dit bien avant que mon père ne tombe malade qu'il dessinait comme un enfant. Vous savez : ces grands yeux bicolores, ces cercles... Vous savez que certains collectionneurs les recherchent avec avidité maintenant ? C'est risible, n'est-ce pas ! Il était terrifié par la guerre, c'était pour lui le passage d'un monde joyeux, celui qu'il avait connu, à un autre si monstrueux et tourmenté... Ce n'était pas un peintre. Il « voulait » dire.

-Alors, il a voulu dire Diaghilev.

-Ah Diaghilev !  L’imprésario russe, Fokine, Massine, Lifar, les danseuses, les musiciens...Et mon père ! Nous ne sortirons jamais si je poursuis sur le sujet ! Et vous m’avez annoncé un bon restaurant !

Il se mit à rire et elle rit elle-aussi.

-Nous partons ?

C’était encore tôt mais il craignait qu’elle ne fâche ; il avait récupéré une voiture, mieux valait faire un tour de ville. Ils quittèrent l’hôtel et commencèrent à rouler. Il y avait beaucoup de monde. Mobilisant ses connaissances, Erik réussit à la conduire çà et là, lui montrant quelques lieux que les touristes adoraient. Elle parut adorer d’abord puis, retrouvant ses idées noires, elle se mit de nouveau à raconter.

-Ma mère a, selon elle, épousé un homme sain mais ses plans ont été déjoués ! Elle a fini par comprendre que son amour et son dévouement ne serviraient à rien si elle ne faisait pas aider. Mon père a alors été envoyé au sanatorium de Bellevue à Kreuzlingen. C'était un établissement dont la publicité était basée sur le confort et le caractère humain. Ludwig Binswanger l'a pris en charge. Il était l'un des théoriciens de la thérapie existentielle. Ne me demandez pas d'expliquer en quoi cela consiste, non que je ne le sache pas mais je ne le veux pas ! Mon père avait des hallucinations. Il s'arrachait les cheveux. Il attaquait ses gardiens et affirmait que ses membres inférieurs ne lui appartenaient plus. J'étais petite, c'est vrai mais je me suis sans cesse demandé si cet état dans lequel je l'ai vu était dû à sa maladie ou aux traitements qu'on lui imposait. Quelquefois, il était lucide. Il disait : « Mais pourquoi m’enferme-ton ? Pourquoi les fenêtres sont-elles condamnées ? Pourquoi ne puis-je aller à Zurich ? Je dois trouver un éditeur ! Et on ne me laisse jamais seul ! Pourquoi ? » Les docteurs établissaient leurs diagnostics à partir des pages de son journal... Vous entendez ! Vous entendez cela !

Erik faisait tout pour garder son calme.

-Oui, Kyra.

-Ma mère a donné le Journal de mon père à des médecins ! Elle a fait ça à cet homme bon qui abordait les gens dans la rue et leur disait d'aller à l'église ! Bien sûr, elle voulait qu'il danse encore ! Mais quelle sotte ! Mais quelle sotte ! Elle a organisé un spectacle pour, j'imagine, qu'il aille mieux. C'était la guerre. Il avait sur celle-ci les idées que je vous ai données ! Il s'est assis en face du public. Il a regardé les spectateurs pendant une demi-heure. Puis il a exécuté un solo. Il avait, avec des étoffes, formé une grande croix sur le sol. C'était une danse magnifique et triste. Le spectacle n'a pas plu et naturellement, ma mère et les médecins ont jugé que décidément son état empirait !

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20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik et le Journal de Nijinsky. Etrange litanie.

 

Comme il l’attendait, il laissa se dérouler d’autres textes du grand danseur, dont certains étaient dits dans le film. C'était une litanie magnifique.

« J’ai pris un bon déjeuner parce que j'ai mangé deux œufs mollets et ai fait frire des pommes de terre et des haricots. J'aime des haricots, seulement ils sont secs. Je n'aime pas les haricots secs, parce qu’il n'y a aucune vie en eux. La Suisse est malade parce qu'elle est pleine des montagnes. Beaucoup de personnes de la Suisse sont sèches car il n'y a aucune vie en elles. J'ai une domestique sèche parce qu'elle ne se sent jamais bien. Elle pense beaucoup parce qu'elle a été desséchée dans un autre emploi qu'elle a eu pendant longtemps. Je n'aime pas Zurich, parce que c'est une ville sèche. »

 

« Je sais que chacun dira que Nijinsky est devenu fou, mais je ne m'inquiète pas, parce que je me suis déjà comporté comme si j'étais un fou à la maison. Chacun pensera ceci, mais je ne serai pas mis dans un asile de fous, parce que je danse très bien et donne de l’argent à quiconque me demandent. Les gens n'aiment pas ceux qui sont excentriques, et ils ne me laisseront donc seul, dire que je suis un clown malade. J'aime les malades mentaux parce que je sais leur parler. Quand mon frère était dans un asile de fous, je l'ai aimé et il l'a senti. Ses amis m'ont aimé. J'avais dix-huit ans. Je comprenais la vie d'un malade, sa psychologie ; il ne faut pas heurter un malade mental. »

 

« Tu seras libre comme l'air, aussi libre qu'un oiseau car mon Journal, sera publié à des milliers d'exemplaires ! Je veux signer Nijinsky mais c'est pour la publicité car mon nom est Dieu. J'aime Nijinsky non comme Narcisse peut le faire mais comme Dieu. Je l'aime, Je lui ai donné ma vie et il connaît mes manières de faire... »

 

 «Tout que j'écris est un enseignement essentiel à l'humanité. Romola a peur de moi parce qu'elle se sent que je suis un prédicateur. Romola ne veut pas un prédicateur pour un mari. »

 

« J’aime la lumière des étoiles qui scintillent ; il n'est pas une étoile qui ne brille pas ! Ma femme est une étoile qui ne scintille pas. J'ai remarqué que beaucoup de gens ne brillaient pas ; Je pleure quand je sens que quelqu'un ne scintille pas. Je sais ce qu'est la mort. La mort est la vie qui s'éteint. »

 

« Je ne cherchais pas, je n'avais pas de but si précis et je n'appelais pas la renommée. C'était ainsi. Je me sentais mal avec ces désirs-là ; parce que je ne me sentais pas bien avec eux, Diaghilev a remarqué que j'étais un homme ennuyeux, et donc il m'a laissé seul. Comme j'étais seul, je me suis masturbé et j'ai cherché à manger des tartes. J'aime tellement les tartes. Diaghilev pensait que je m'ennuyais mais ce n'était pas le cas du tout !  J'étais occupé avec la danse et avec les ballets que je composais moi-même. Il ne voulait pas que je fasse les choses par moi-même et j'ai dû aller contre son gré. »

 

« Je suis un homme mauvais. Je n'aime pas tout le monde. J’ai souvent souhaité du mal à tout le monde et le bien pour moi. Je suis un égoïste. Je ne suis pas Dieu. Je suis une bête, un prédateur. Je vais pratiquer la masturbation et le spiritualisme. Je vais manger tout ce que je peux attraper et je ne reculerai devant rien. Je vais faire l'amour à la mère de ma femme et avec mon enfant. Je vais pleurer, mais je vais faire tout ce que Dieu m'ordonne ... Je sais que beaucoup de filles et de femmes font l'amour avec des animaux !

 

« "Je ne veu rien dir, par ce que tout le monde ici pensse que je sui un fou. je ne peu pas dir, par ce que on ne me comprendra pas. Je veu que tu vien ici plus vit possible, par ce que je devien très melencolic [...]

 

 "Je sui mieux, mes je serai toutafai bien si nous seron ensemble. Je veux que Doctor Frenkel me soine. Je veux que tu, Oscar et Romola me cherch. Je veux être avec vous [...] Je fairai tous se que tu, Oscar et Romola veux. Je ne sui plu nerveux. Je veux être avec vous, mai pas seulle. Je sui triste si logtemt sent vous. Je veux que vous veniez avec premier trin me cherche [...] J'aime vous tous et je veux vous bien. J'aimerai danser en suise avent que vous parter"...

 

A Serge Diaghilev.

« Je suis un homme plein de raisons et plein de sentiments. Vous avez l'intelligence et n'éprouvez aucun sentiment. Vous êtes le Mal. Je suis le Bien. Vous n'écrivez pas, vous tele-écrivez. Vous êtes un télégramme, je suis une lettre. Vous êtes une machine. Je suis l'amour. »


« Vous êtes un pic, je suis un pic... »

 

« A l'humanité :

Je suis boeuff mes pas biffstek ; Je suis stek sens boeuf en biff. Je suis biff mes pas un stek ! Je suis stek , je suis stek,Stek et stek ne pas un biff.

Biff et biff ne pas un stek ! »

C’était les mots d’un homme qui perd la raison. Perdre. La. Raison. Ça pouvait se mettre en équation avec devenir fou. Trouver. La. Folie. C'était ce qu'il voyait car le Danseur, il le savait, avait cherché à ce que rien ne lui échappe. Et tout était parti. Il n'avait trouvé que les ténèbres. Il devait être à bout nerveusement et sans cadres. L'Ecole impériale lui en avait donné un et même s'il était impitoyable, il l'avait maintenu debout. Les Ballets russes l'avaient mis au-devant de la scène et il avait brillé ; une fois qu'il en avait été exclu, il n'avait rien pu faire. Non qu'il ne fût un homme de projet mais tout était allé trop vite. Ses chorégraphies étaient mal comprises. N'ayant jamais eu à se préoccuper de rien, il lui était difficile d'avoir le sens des affaires et la guerre avait éclaté. Et il y avait le choc violent de la rupture avec Diaghilev et cette jeune épousée avec qui au début il communiquait par signes puisqu'il n'avait aucune langue commune. Il avait dû se sentir écrasé. A cause de la danse ? Pour la danse ? Erik ne savait pas répondre. Ce qui était sûr, c'est que toutes les compagnies européennes qui avaient voulu engager le grand Nijinsky l'auraient distribué dans des rôles standards ; mais il avait chorégraphié plusieurs ballets dont Le Sacre et il était un artiste expérimental. Les rôles qu'on pourrait lui confier devaient accroître ses dons et non les brider. D'où l'écrasement londonien après le somptueux carcan des Ballets russes. Il lui aurait fallu être sans grand amour propre pour satisfaire aux standards européens et vouloir absolument gagner de l'argent ; ou avoir suffisamment de poids pour prendre en main une troupe. Il n'avait fait ni l'un ni l'autre...Il avait des aptitudes prodigieuses pour le saut et il était resté là-haut. Pourquoi redescendre ? Peut-être ne voulait-il plus savoir qu'il avait été un enfant pauvre et méprisé ? Peut-être ne supportait-il plus d'être si à part. Le génie met à part. Erik le prenait pour ce qu'il était : un danseur extraordinaire, un créateur et certainement un homme seul.

 

Et puis soudain, on lui téléphonait. Elle était à Los Angeles et il devait aller la voir à son hôtel. Il reconnaissait sa voix au téléphone et bientôt, il trouvait que le taxi n’allait pas assez vite :

Et elle était assise dans le hall de l’hôtel, un peu trop fardée, en robe jaune. Elle souriait.

20 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. En route pour le restaurant, avec Kyra Nijinsky.

 

Erik hésitait :

-Mademoiselle Nijinsky, voulez-vous que nous nous arrêtions quelque part ?  

-Non ! Je poursuis : à Saint-Moritz, ils étudiaient son cas. Eugen Bleuler avait inventé le terme « schizophrénie » en 1911 et bien entendu quand mon père, présenté par ma mère, lui a été « soumis », le diagnostic est tombé. Oui, c'est cela.  Le bon docteur a déclaré qu'il était malade mental et incurable. Ma mère était liée à un autre médecin. Un jeune Hans Frenkel. Ils sont devenus très proches, intimes pour tout dire... Il faut bien sûr la comprendre...Son mari malade prônait la chasteté...Si j'avais pu détruire cette « femme », ma mère quand j'étais adolescente, je l'aurais fait, je l'aurais fait ! Et lui qui a répondu quand elle est venue lui dire le diagnostic du grand docteur : « Petite femme, voilà la garantie de ma mort » ...

Cette fois, elle pleurait. Le danseur réussit à se garer.

-Je suis navré. Vous voulez qu’on se rapproche de l’océan !

-Ah oui ?

-Il faudra changer de restaurant.

-Oh mais ça m’est égal.

-Santa Monica : je sais y aller.

Elle sécha ses larmes. Erik pensa à ce qu’Irina lui avait dit : « ne la sous-estimez-pas. Jamais deux fois la même question. »

-Il y a de bons restaurants ?

-Je n’en sais rien ; nous trouverons, Kyra !

Elle se mit à parler russe toute seule et le fit jusqu’à ce qu’Erik arrête la voiture. Ils en sortirent tous deux et s’avancèrent vers l’océan. Maladroite et gênée par sa corpulence, elle restait imposante. Elle parut se reprendre et dit :

-Un petit restaurant avec du poisson frais ou des fruits de mer !

-Pas de problème.

Ils errèrent et trouvèrent. C’était sans prétention et dans ce lieu simple, elle paraissait trop bien habillée. Toutefois, les convives, qui parlaient fort et s’interpellaient, n’y prirent pas garde. Erik, la sentant plus stable, dit :

-Votre père a fait l'objet de deux films. Celui de 1980 était très esthétique et élégant, même si, historiquement parlant, il n’était exact. Par contraste, cet étrange documentaire dans lequel on vous a fait évoluer n'a pas apporté grand-chose. On a été impoli avec vous en vous filmant mal et en vous faisant intervenir de façon incongrue. Je suis un danseur. Pas un acteur. Je n'ai pas de perspectives dans le cinéma. Et je ne suis pas quelqu'un qui peut vous forcer à quoi que ce soit.

Elle le toisa :

-Vous pensez que je vais changer d’avis !

-Peut-être. Vous le pouvez !

-Il vous arrivera quoi ?

-Ils s'en arrangeront et j'aurai un certain nombre d'ennuis....

Il dit ces derniers mots avec humour.  Elle s'apaisa enfin et revint vers lui :

-Comme vous êtes sensible et droit ! Irina ne s'est pas trompée : Vous êtes un jeune homme pur. Que voulez-vous ?

-Nous vous voulons, vous ! Si vous êtes là, tout va s'infléchir...

Son étrange visage s'apaisa et elle lui confia :

-Maintenant, nous pouvons parler de Diaghilev ! Il venait d’une famille riche et cultivée. Son père était colonel de cavalerie et sa mère était une jeune fille de la bonne société, excellente interprète au piano. Sa petite enfance a été celle d'un privilégié et une partie de sa jeunesse aussi encore qu'à un moment, sa famille ayant perdu sa bonne position sociale, il a dû prendre sur lui de l'aider.

Elle sourit légèrement  puis reprit…

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Chloé fait des portraits d'Erik.

 

-Voilà. Tu peux voir.

Il se leva cette fois. Elle avait posé les deux dessins sur la table. Elle se tenait debout.

-Comment s'appelle le premier ?

- « Erik rêveur. »

-Et l'autre ?

- « Danseur alangui. »

-Il manque une cravate ; et un changement dans les traits du visage. Ça me plaît.

-Pourquoi une cravate ?

-Ce pourrait être une affiche pour Jeux...Dans ce ballet, Nijinsky est en costume de tennis et il porte une cravate. Mais la chemise est un peu différente. Il en a relevé les manches. Mais ça pourrait être bien. Je pense au film, aussi.

-Alors, tu n'aimes pas ?

Elle était toute droite.

-Si, oh si. Je suis touché. Tu sais me voir. Cette façon que j'ai de rêver, ce visage si jeune que j’ai alors. A vrai dire, j'ai l'idée d'un troisième dessin : ce joueur de tennis entre les deux femmes. Aucun des trois ne touche terre. Ils sont en plein élan. Tu as du talent. Je suis sûre que tu pourrais faire cela. Je vais te donner des photos. Support de travail. Et...

-Et ?

Elle attendait manifestement qu'il devint tendre avec elle mais il parut réticent.

-Couche avec moi ! Erik, tu me rends folle !

Il lui adressa un sourire tendre.

-Tu es très volontaire !

-Mais tu ne veux pas ?

-Mais si !

Elle retira son corsage. Elle avait un buste fin, une peau claire et ses seins étaient restés aussi beaux. Elle lâcha ses cheveux. Elle attendit.

-Comme tu es jolie ! Si je ne te voyais plus, Je mettrais des mois à oublier tes seins, tes reins, tes odeurs corporelles. Si belle, si féminine. Ma belle, ma belle, ma si belle ! Ma chérie !

Elle fut suffoquée. Il l'assit sur la table avant de se déshabiller. Il fut aussi adroit et sexuel que la première fois. Habile et viril, il n'en finissait pas de la caresser et de l'embrasser et le laissait aller et venir en elle en espérant qu'il saurait durer pour mieux s'imprégner d'elle. Elle s'en voulut de jouir violemment et de crier alors qu'il était lui, discret. Elle le retint par les épaules pour qu'il ne sorte pas d'elle et se crispa si intimement qu'il en sourit. Quelle belle façon de le retenir ! Quand ils se rhabillèrent, l'émotion la terrassait. Elle ne savait pas que sa douceur le fascinait autant que sa façon d'être dans l'amour physique car elle pouvait aussi têtue qu'une enfant tout en ayant l'adresse d'une belle maîtresse. Il la prit dans ses bras et lui embrassa les paupières. Prenant cette marque de tendresse pour une condescendance déguisée, elle fit preuve d'une vindicte touchante.

-Je te capte quand je te dessine mais ensuite, tu n’es plus là.

-Je suis là.

-Quelqu’un d’autre est amoureux toi et te veut.

-Petite fille !

-Dis-moi qui sait.

-Personne.

De nouveau, ils firent l'amour. Il avait un corps racé et non parfait, un corps sans ego car fait pour l'humilité des entraînements quotidiens et les planches des théâtres mais elle n'en voyait que la magie. Allongé sur elle, il était lourd sans être massif et allait et venait en elle avec science. Elle jouissait.

-Je dois poser pour un troisième dessin de toute façon.

-Erik !

-Je t'adore vraiment. Je ne mens pas.

-Alors...

-Alors au travail !

Elle ne sortait pas indemne de cette relation. Tout allait très vite. Trop peut-être. Erik lui ayant donné quelques photos, elle travailla sur Jeux et tint secrète ses recherches. Elle voulait l’éblouir.

Dans le même temps, Erik, rassembla ses notes, les relia entre elles, fit d’autres recherches et constitua un tout. Il fit un envoi à Irina et un autre à Julian.

Chloé, absorbée par ses deux emplois, avait du mal avec sa troisième commande. L’un après l’autre, elle déchirait ses dessins. Erik restait immuablement tendre avec elle.

Kyra Nijinsky allait arriver. Un assistant irait la chercher, la mettrait dans l’avion, voyagerait avec elle puis la conduirait aux studios. La veille de son départ, Erik appela à Kyra. Elle avait peur. Erik pensa qu’elle n’avait plus en tête que le dernier film où on l’avait fait paraître. On ne l’y avait pas bien traitée. Tantôt, elle apparaissait sur une voiture de pompiers très vite entourée de petites ballerines qui la confondaient avec Isadora Duncan. Tantôt, elle était filmée en silence, revêtue d’étranges atours. Pour finir, elle poursuivrait Patrick Dupond sur scène, lui dansant merveilleusement et elle paraissant sans cohérence. Tout montrait qu’on ne lui faisait pas confiance alors qu’un récitant faisait défiler les textes du Journal et que des sommités débitaient des platitudes sur la danse classique et les Ballets russes. On la laissait dire qu’à la mort de Diaghilev, elle avait été ravie, qu’elle voulait que Venise coule et qu’elle mangeait des œufs tous les jours. Quelle dérision ! Il comprenait qu’elle fût fébrile.

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Kyra évoque le tyrannique Diaghilev.

A Saint-Pétersbourg, il a étudié le droit et la musique. Il aurait aimé être compositeur. Cependant, Rimsky-Korsakov lui ayant dit en personne qu'il n'avait aucun avenir dans ce domaine, il a abandonné ce rêve. Il s'est rapproché à Pétersbourg d'un groupe d'artistes parmi lesquels on trouvait Léon Bakst et Alexandre Benois qui allaient le suivre dans ses aventures. Diaghilev avait beaucoup d'abattage ; il est devenu conseiller du prince Sergei Mikhaïlovitch Volkonsky, qui chapeautait alors tous les théâtres impériaux et il a commencé à s'occuper de la programmation d'opéra et de ballet avant qu'une brouille ne l'éloigne du prince. En 1905, il a organisé à Saint-Pétersbourg une énorme exposition sur le portrait en Russie. Il avait voyagé un an à travers le pays pour découvrir dans des musées lointains d'extraordinaires tableaux inconnus. Un an après, il a présenté au Petit Palais à Paris une partie de cette imposante exposition. En 1906, dans cette même capitale, il a organisé une série de concerts russes qui ont eu beaucoup de succès et l'année d'après il a fait donner à l'Opéra de Paris un Boris Godounov très admiré avec Fédor Chaliapine. En 1909, il a lancé les Ballets russes et là, je pense que je peux vous épargner la liste des ballets qu'il a présentés au public des années durant et celle des artistes qu'il a fait travailler. Vous savez, j'ai à titre personnel, haï Diaghilev et je doute qu'on puisse me le reprocher mais la stature de l'homme était imposante. Tout de même : Debussy, Ravel, Poulenc, Satie...Et ces ballets merveilleux. Ces chorégraphes...C'était un imprésario étonnant et convainquant.

-Mais sa personnalité pouvait être aussi écrasante que blessante...

-Fokine l'a redouté. Ninette de Valois n'arrivait pas à soutenir son regard et le tout jeune Balanchine, quand il travaillait avec lui, a dit que Diaghilev arrivait aux répétitions avec une canne et qu'il s'en est servi pour le frapper, voulant ainsi montrer son mécontentement. Je crois avoir compris qu'il avait giflé mon père à plusieurs reprises et devant témoins. Des dizaines et des dizaines de personnes ont travaillé pour lui. La plupart n'en sortaient pas indemnes…

-Les textes de votre père sont si tristes, le concernant.

-Mon père a eu le sentiment qu'il s'était vendu à Diaghilev. Il était pauvre. Sa monnaie d'échange était son corps et la danse.

-Oui, j'ai compris cela, madame.

-Vous savez ce qu'il a dit. Il s'est senti mal un jour.  Il a écrit : « Je mangeais des oranges. Comme j’avais soif, j’avais demandé des oranges à Diaghilev. Il m’en apporta deux ou trois. Je m’endormis avec une orange dans la main. Quand je me réveillai, l’orange était à terre, tout écrasée.  J’avais dormi longtemps. Je ne comprenais pas ce qui s’était passé. J’avais perdu conscience. J’avais peur de Diaghilev, mais pas de la mort. Je me dis que c'était la fièvre typhoïde. » Vous avez bien entendu : « je ne comprenais pas ce qui s'était passé ... » Vous savez, il vivait un paradoxe. Avoir donné ainsi son corps parce qu'il était pauvre lui semblait terriblement condamnable mais il est devenu le danseur du siècle ! C'était une forme d'Enfer. Il en était une autre qui consistait à épouser ma mère pour sortir de l'adversité, mais il n'y a pas échappé. Diaghilev l'a renvoyé, ma mère est restée son épouse et la maladie l'a terrassé.

-Il l'a assimilé à la Mort. « Je ne veux pas de son sourire que la mort dessine. »

Elle semblait soucieuse maintenant de revenir à la voiture et de reprendre place dans un espace climatisé. Enrico et Erik lui prirent le bras et la réinstallèrent. Elle demanda de l'eau puis poursuivit.

-Son père était parti. Sa mère s'alimentait très peu. Il disait de sa danse que c'était une danse de prostitué puisqu’il devait monnayer le corps qui la dansait. N'oubliez pas qu'avant Diaghilev, il y en avait eu d'autres, comme le prince Lvov. Ces gens-là lui donnaient de l'argent et avaient des exigences en retour. Dans le monde, le corps, le désir, la monnaie sont sans cesse échangés. Il ne pouvait abandonner son idée de gagner une fortune à la Bourse. Par la réalisation de gros bénéfices il voulait détruire la Bourse. Il y a une valeur d’usage et une valeur d’échange de la danse. Le corps dansant est lui aussi pris dans le cycle de la circulation des biens. La singularité absolue qui constitue le corps finit par en être masquée. Par la danse tout autant que par le travail, les corps circulent dans le monde comme quantités homogènes décodées, comme flux. Mon père maudissait cet échange, il voulait conserver la singularité des corps en dehors de l’échange…

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik et Kyra Nijinsky. L'ombre du père.

-On part maintenant ?

-Non, c’est trop tôt.

-Où est-ce ?

-Muhloland Drive. Un bel endroit.

Elle sourit. Ils s’assirent sur la petite terrasse.

-Vous avez un beau prénom !

Elle eut un sourire un peu triste :

-Kyra est un prénom qui provient du grec Kurios ; cela signifie « Seigneur « et « Maître ». En le choisissant, mon père a voulu pour que je sois énergique et franche d’un côté et froide et agressive de l’autre. Et c’est vrai que je suis autoritaire et dominante. Je peux être très double aussi.  On m’a dit que mon manque de manque de confiance en moi m’amenait à compenser cette fragilité par des mouvements d'orgueil ; et on m’a dit aussi qu’il me faudrait faire avec mon côté « garçon manqué ». Bah, j’en ai tant entendu ! Mais il y a une part de vérité là-dedans ! Je n’ai jamais été facile à vivre...

Erik préféra rester silencieux : il était ému. Elle reprit :

-Ce n’est pas comme ma sœur ! Tamara est un prénom hébreu qui est très courant en Russie. Les « Tamara » apportent la bonté, la paix et la justice. Vous voyez, deux filles et deux prénoms si révélateurs ? Mes parents savaient-ils ce qu’ils faisaient ? A entendre ma mère, non ! Moi, Kyra, j’étais une guerrière ! Malgré une vie mondaine et valorisante, j’ai choisi d’imiter mon père en tout, voulant sans doute lui obéir...Ma sœur, qui a fait d’autres choix, a eu une vie plus paisible. Bon, mais qu’en pensez-vous ?

-C’est une question insoluble, mademoiselle Nijinsky.

-Pourquoi ?

-Je ne connais quasiment pas ?

-Votre mère ne s’est-elle pas inquiétée quand elle vous a choisi un prénom ?

-Si, mon père aussi. Mais c’est différent…

Elle l’observa puis prit un air ingénu :

-Quel beau jeune homme vous faites ! J’aimerais être de votre âge. Je tomberais amoureuse…Bon mais lisez-vous-en ce moment ?

-Le Journal de votre père : je le lis et le relis.

Elle fronça les sourcils :

-A la demande des médecins suisses, mon père a rédigé un journal de janvier à mars 1919. Il y a consigné ses pensées. Vous savez, ce texte l'a authentifié comme authentiquement « fou » ! Il existe pourtant une « culture » de la maladie psychique mais voyez-vous, on ne citera pas Hölderlin, Schumann, Nietzsche, Van Gogh et Artaud. Eux-aussi souffraient de troubles violents mais on cite mon père à cause de son Journal !  Vous comprenez ?

-Oui, je comprends.

-Je ne pense pas ! Le Journal tel qu'il vous est présenté en librairie à l'heure actuelle n'est pas le bon. Il a été expurgé. A mon avis, il en manque un tiers. C’est à ma mère qu’on doit cela ! Tout ce qui touche à la sexualité de mon père a été modifié ou supprimé, pour ne citer que cet aspect et vous comprendrez que je puisse trouver cela extrêmement gênant. Mon père a réellement été attiré par Diaghilev, avec tout ce que cela implique mais elle a fait en sorte qu'il le présente comme un monstre. En outre, Vaslav était certainement fragile mais il avait une culture personnelle importante. Il avait lu Pouchkine, Gogol, Tolstoï, Dostoïevski. Il pensait que ce qu'il lisait devait influer sur sa vie et sur son travail. La version actuelle de son journal ne lui rend pas justice sur ce point. Ce pauvre être sans défense tombé dans la folie !

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik en tournage. Chloé plus proche.

L’américain le rassura encore puis le salua. Le tournage se poursuivait plus calmement. Erik vit régulièrement Chloé et l’informa de l’acceptation de Julian, cet ami qui saurait lui dire si elle avait un niveau suffisant pour briguer une école très pointue. Elle parut contente.

-Oh ! Je vais lui envoyer ce qu’il faut.

Puis, elle lui parla à nouveau des portraits qu’elle pourrait faire de lui.

-Il suffirait que tu poses en jeune homme ou en danseur et je me mettrais au travail aussitôt. Tu pourrais avoir tes exigences et on en parlerait. Je voudrais te montrer que je peux te voir différemment. Je voudrais que tu acceptes.

Il parut ravi et son regard devint plus brillant.

-C'est une très bonne idée ! Je veux que ce soit une commande ! Montre- moi quelles techniques tu peux utiliser...

 Dans les yeux bleus de celui qu'elle aimait, elle trouva une confiance nouvelle, une image plus ferme, plus digne de respect de lui et d'elle-même et se sentit heureuse.

-Sanguine et sépia pour le premier, ça te va ?

-Et fusain pour l'autre ? Je suis d'accord.

Il lui dit qu'il avait toute confiance et il avait raison. Ils choisirent le jardin intérieur d’un hôtel élégant et se mit au travail. Elle lui dit de ne pas sourire, de se tenir droit et de pencher légèrement la tête sur le côté gauche. Il portait un t-shirt noir à col en v et un jean de même teinte. Il paraissait très jeune. Prenant Chloé au sérieux, il ne l'interrompit pas tandis qu'elle travaillait au fusain. Quand elle eut fini, il se pencha et la regarda avec curiosité :

-Je peux voir mon portrait ?

-Non. Je vais faire un autre dessin de toi dans le studio que tu occupes pendant le tournage.

-D’accord.

Ils se rejoignirent le jour suivant mais elle ne fut pas d’accord avec le pull fin qu’il avait choisi.

Tu veux bien te changer, mettre une chemise blanche ?

Il se leva et, lui tournant le dos, il retira son pull. Elle vit son dos, ce dos de danseur, musclé et large, et elle se sentit bouleversée ; complètement dominée par cette émotion intense qui est le corollaire de l'amour. Quand il se retourna et boutonna sa chemise blanche, son trouble était si vif qu'elle fût certaine qu'il le voyait. Son regard bleu brillait. Toutefois, il n'avança pas vers elle pour l’embrasser et la rassurer, ce qu'elle n’aurait jamais empêché mais se rassit. S'il avait fait autrement, elle se serait jetée dans ses bras. Elle le dessina en buste ; c'était une sanguine. Elle travaillait cette fois sur de plus grandes dimensions. Elle était concentrée mais sentait ses regards. Elle portait une jupe longue, un corsage ajusté torsadé et ses cheveux étaient retenus par des pinces. Il la trouvait belle, elle le sentait. Comme elle travaillait en silence, elle se laissa ravir par son silence et l'expression à la fois attentive et intriguée de son regard et par la sensualité qui émanait de sa belle bouche ourlée, de ses épaules, de son torse. Il ne devait jamais s'abandonner à un mouvement quelconque, commun car la danse avait travaillé toute sa personne, de sa nuque à ses mains et de son dos à ses reins. Il semblait contrôler ses attitudes corporelles, non car il voulait qu'on le trouve élégant et beau, mais parce qu'il avait acquis une discipline et qu'il était si imprégné d'elle qu'elle travaillait en lui sans qu'il s'en soucia. Elle avait fait un premier portrait qui était celui d'un rêveur et en dessinant le second, elle sentait qu'elle voulait plus rendre compte ce qu'Erik était pour elle à cet instant : un jeune homme vêtu comme un autre, peut-être un peu plus raffiné qu'un autre d'une part mais conscient de son art et de la beauté que cet art lui conférait. Car le danseur, malgré l'attitude adoptée, affleurait. Elle sentait aussi et voulait rendre compte de la complexité d'Erik. Celui qui pouvait être une jeune faune et en être magnifiquement heureux et celui qui laissait ce même faune en lui au repos et se montrait triste, presque blessé.

21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Le Faune et ses ambiguités.

 

Ceci dit, le metteur en scène insista encore puis parut satisfait. Erik lui avait donné ce qu’il voulait : cette dérive vers le fantasme et le mythe…

Le décor était magnifique, les costumes très beaux et les éclairages parfaits. Erik avait été, comme Nijinsky, cousu dans son costume et son visage était fardé à l’identique. Il portait un casque qui était la réplique de l’original. Les scènes où il était allongé sur son tertre, celles où les nymphes apparaissent et celles où il les assujettit étaient belles mais le malaise commençait à sourdre. Ian allait vers un point de rupture. Il se tenait tout droit, son corps tavelé étant aussi attentif que son beau visage fardé, les tavelures de l'un rappelant les tâches de l'autre.  Il scrutait le monde, tout étonné que le désir l’envahisse à ce point et suffoquait…Et Erik qui jouait Ian cédait aussi et brouillait sa propre image.

Après ce filmage, il se sentit vidé. Cette fois, il se morigéna. Il n’appellerait pas Julian. Mais ce fut celui-ci qui lui téléphona.

-Ta voix est différente, Erik, qu’y a-t-il ?

-Le filmage du Faune m’a beaucoup demandé.

-C’est-à-dire…

Erik resta silencieux, cherchant des mots simples qui se dérobaient.  Sagace, le décorateur reprit :

-C’est le chorégraphe qui insiste trop ?

-Non.

-Le metteur en scène ?

-Oui.

-Qu’est-ce qui se passe ? Je ne peux pas t’aider si tu ne me dis rien.

-On dit que Nijinsky, pris par le désir, a été pris par une sorte de vertige, une fois, et qu’il n’a pu se retenir sur scène…

-Ah, je vois. Tu t’es senti dans les mêmes dispositions que lui ? L’écharpe de la Grande nymphe et le plaisir qui ne peut plus être contenu…Il est comment, ce metteur en scène ?

-Visage poupin, lunettes à monture écaille, pas mal de kilos en trop et adepte des t-shirts informes ; mais sinon, adroit, exigeant dans sa direction d’acteur…

-Et logique dans ta façon de te déstabiliser. Insistant, même. Que tu aies pu être cette créature archaïque, ignorant des codes de ce monde, ça doit déjà le stupéfier. Et même s’il s’habille mal et mange trop, il doit ressentir le même l’effroi que les nymphes ! Ces élans du désir et la musique de Debussy. Tu es le Faune et tu les as fascinés, lui-compris.  Note que pour les nymphes et ce Mills, j’extrapole…

-Pas tant que ça…

-Tu lui as donné ce qu’il cherchait. Tu sais éblouir, je le sais.

Erik tenta de rire mais n’y parvint pas. Il avait ébloui Julian et continuait de le faire, il le savait ; et ceci malgré leurs liaisons respectives.

-Nijinsky me hante. Je pense à lui tout le temps.

-C’est logique. Je te connais. Tu es totalement impliqué.

-Mais c’est extrême, là !

-Sa fille aînée va venir, c’est aussi bien.

Le danseur soupira.

-Tu as raison.

-Bien sûr que j’ai raison. Je te connais comme artiste. Je sais qu’aborder un rôle est souvent difficile pour toi ; c’est un nouveau défi et les règles changent toujours. Le doute te rend meilleur : crois-en mon expérience…Mais sinon, que veux-tu me dire ?

-Eh bien, c’est au sujet des écoles supérieures de dessin à New York, je veux dire, les meilleures ; La jeune femme que je connais aimerait en tenter une. Elle est déjà diplômée mais elle souhaiterait poursuivre son cursus. Je pensais que tu serais à même de lui donner des conseils. Si tu as ces dessins par exemple…

-Elle n’a qu’à m’envoyer ce qu’elle veut mais il faut qu’elle m’informe sur ce qu’elle a déjà. Je saurais lui dire s’il a ses chances pour l’école la plus réputée car c’est bien celle-là qu’elle vise…

-Oui, je vais le lui dire.

-Elle a l’argent qu’il faut ?

-Non, elle demanderait une bourse.

-Bien, Erik, je verrai cela. Par ailleurs, c’est bien si tu écris sur ce tu vis sur ce tournage et ce que tu captes de Nijinsky. Et ne me l’envoie pas forcément. Je lirai plus tard. N’envoie rien dans la précipitation.

Erik était ému.

-Merci, Julian.

-C’est naturel.

-Et ton ami acteur ?

-Sur scène bientôt. Il répète.

21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Filmage de l'Après midi d'un faune.

Forts de toute cette préparation et du temps qu’ils avaient passé à répéter, Wegwood et Erik se présentèrent sur le plateau bien plus confiants qu’ils n’avaient pu l’être au départ.  Pour le premier filmage, Mills fit preuve d’une grande rigueur, ne laissant rien au hasard. Il filma le ballet en entier avec bonheur et se dit très content. Dans les jours qui suivirent, son attitude changea. Il appela beaucoup son chorégraphe et son danseur principal car toutes sortes d’idées lui venaient, qui allaient un peu modifier le plan de tournage. Comme chacun d’eux le considéraient avec un mélange d’amusement et de sérieux et qu’ils lui étaient reconnaissants d’avoir filmé avec enjouement et grâce le Spectre de la rose, ils n’osèrent rien lui refuser. Ils acceptèrent un second puis un troisième filmage et cédèrent aux demandes de Mills. Celui- filma Erik, de profil, de face, debout puis allongé. Il filma les positions des bras et celles des jambes, celles des mains, et de la tête. Il fit de même pour Adelia qui jouait la nymphe qui éveille le désir et fit de nombreuses prises avant de revenir au danseur. Il filma les positions du corps, quand le faune s'éveille, s'étire et se dresse. Dix prises. Il filma les expressions du visage et les regards et les fit modifier encore et encore. Il cherchait une sensualité et une dureté, une innocence et une licence que le danseur finit, à bout de souffle, par lui donner, sans avoir conscience de l'avoir fait. Onze prises. Car le faune, seul, était déjà ainsi. Il lui fit refaire encore et encore le fameux saut que le jeune russe avait imaginé pour son faune. Cinq prises. Il filma encore et encore, le casque de cheveux dorés qui faisait du danseur une créature d'un autre monde, ses regards aigus quand il voyait les nymphes et celui, presque tribal, qu'il lançait à celle qu'il élisait. Cinq prises. L'agenouillement de la nymphe fut refait encore et encore car les gestes des deux danseurs ne le satisfaisaient pas. Il leur fit travailler leurs regards et leurs attitudes. Celle du faune qui dominait la nymphe et celle de la jeune fille qui s’abandonnait. Erik devait garder la tête plus droite et avoir un port de bras plus ferme. Six prises. Mills revenait vers eux et expliquait. Il filmait encore. Personne ne lui opposait quoi que ce soit. Le chorégraphe était aussi muet que les danseurs. Le metteur en scène se sentait heureux. Il recommença le lendemain et les jours suivants avant de prendre une décision qui parut étrange à tous sauf à Erik. De tout un chacun, il avait obtenu le meilleur mais ce faune ne lui avait pas encore tout donné…

Il y eut de nouveau des scènes du ballet, des gros plans de lui et d'elle, avec une prédilection pour lui. Son regard à elle était plein de concupiscence. Son regard à lui, plein d'un désir païen. Le metteur en scène se voulait directif :

-Plus cru, plus sensuel, plus prédateur, Erik !

Et comme cela ne semblait pas suffire, il dit encore :

-Plus sexuel, plus impulsif, plus primitif.

Il cherchait l'idole : corps de profil, assis jambes croisées, mais tendues. Corps debout, tendu, mouvements rythmés, grande tension. Puis corps de face, de profil. Ce que faisait Erik ne lui plaisait pas. Il faisait refaire les prises, encore, encore. Ce qu'il voulait, le danseur le comprenait, c'était un corps en jouissance qui fut en même temps un corps idéal : la quête s'avérait sans fin. D'autant que ce qu'il ne trouvait pas quand il filmait le ballet, il le cherchait encore dans les photos qu'il prenait et qui l'aidaient pour le film. Tout était très dense et les jours filaient.

Wegwood fut le premier à regimber :

-Erik, qu’est-ce que tu fais ? Il te reprend beaucoup. Il avait dit ne pas le faire…

-Nijinsky aimait le faune.

-Oui mais c’est un rôle exténuant. Mills ne le sait peut-être mais toi, si. Il faut le lui dire. Il ne peut pas mesurer l’effort physique et physique qu’il te demande. Tu vas en ressortir épuisé.  Parle-lui.

-Je ne le ferai pas. Et ne le fais pas non plus.

-Ah ! Erik !

Courageux, le chorégraphe choisit de désobéir. Mills expliqua mais refusa de se justifier.

-Erik joue Ian. Dans le film, le Faune marque une rupture. Il butte sur cette créature archaïque qui ne peut contrôler son désir pour les nymphes. On a laissé entendre que le danseur russe, prisonnier de son rôle, avait joui sur scène. Il n’avait pu contrôler son désir. Il faut que ce basculement soit perceptible. Voilà un danseur de notre temps qui devient presque animal…On est au centre du film. J’insiste beaucoup, je sais mais il y a une sorte de folie dans ce film ; là, elle jaillit.

 

21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Préparatifs et filmage.

 

Comme Erik l’avait dit, Mills filma les danseurs se costumant et se maquillant et il fallut refaire les prises plusieurs fois. Il était ce jour-là très énervé et très obstiné. Pourtant, Erik était précis quand il couvrait son visage de fard blanc, redessinait ses yeux, ourlait sa bouche et vérifiait si tout allait bien. Mais il demandait encore. Refaire le maquillage des yeux, refaire le maquillage de la bouche. Encore lisser les cheveux. Mettre encore la coiffe pleine de fleurs. De face, de profil. Non, farder encore. Être de face. Être de profil. Se tourner lentement. Lever la tête. Encore. Erik n'omettait aucune objection. Il obéissait. Enfin Mills parut satisfait et dit avoir filmé ce qui lui était utile mais il fallait maintenant passer au démaquillage. Il cherchait le moment où les fards se diluent et où le vrai visage n'est pas encore reconnaissable. Il traquait certains regards, ceux que le danseur se lançait à lui-même pour vérifier la progression de son travail. Il traquait les mouvements du visage. Il cherchait. Là encore, il fut très long. Erik dut de nouveau le farder pour ensuite se démaquiller et ne dit rien. Il fallut ensuite qu'il retrouve avec sa danseuse les poses de Nijinsky et il le fit avec application. De profil, le visage levé, Erik était le frère de Vaslav. Son regard avait la même intensité et la même élévation. En pied, avec Adélia, il copiait les mouvements de bras du danseur et sa ferveur. Mills avait l'air radieux. Le danseur, très concentré cherchait ce qui était le mieux. Les costumes étaient à l'identique, la gestuelle du grand danseur scrupuleusement observée, les postures, les regards, jusqu'aux sourires et à la gravité. Les prises de vue furent longues et tous parurent ravis qu’elles prennent fin. Le lendemain, le danseur alla au studio seul. Mills voulait filmer le grand saut du spectre. Cela lui prit une matinée. Erik pensa qu’ils étaient quittes mais son metteur en scène le retint encore pour le filmer reprenant certaines postures et il accepta. La journée fut longue et quand Erik retrouva Chloé, il lui dit par le menu ce qu’il avait fait. La jeune femme lui parut peu compréhensive et il en fut surpris.

-Il t’observe ainsi ?

-C’est du cinéma.

-Il te scrute, c’est étrange.

-Non, ça fait partie du film. C’est l’histoire d’une fascination. Celle d’un danseur classique qui se heurte à Nijinsky.

Elle resta circonspecte.

-Lui, il te filme. Moi, tu sais moi, j’aimerais te dessiner. Je suis une bonne portraitiste !

-Bien sûr !

Il la prit dans ses bras.

Dans les jours qui suivirent et alors qu’elle n’avait pas encore mis son projet à exécution, Erik fut confronté au second ballet clé du film.

L’Après-midi d'un Faune était le premier ballet de Nijinsky. C’était davantage le travail d'un jeune homme singulier que celui du grand danseur des Ballets russes à l'image ciselée. Aussi célèbre que le Spectre de la rose, il était auréolé de toute une relation à la modernité. On le dansait beaucoup, on le commentait sans cesse. C'était un objet d'étude pour intellectuels, une fascination pour les chorégraphes, un objet de nostalgie, un fantasme qui hantait les imaginations. Mills parut très tendu avant le tournage et Erik lui-même s’inquiéta. Il n'avait pas trouvé la barre si haute pour le Spectre de la rose mais le Faune l'angoissait.

-Il me croit infaillible alors que je suis faillible. Je mets beaucoup de temps à être satisfait de ce que je fais et je n'hésite jamais à défaire pour refaire. La perfection est un devoir. Irina me le disait. Oleg aussi.

Erik se trompait. Mills jouait sur ses failles et Wegwood aussi dans une moindre mesure.   C'était étourdissant de filmer dans l'effort un danseur classique aussi entraîné qu’un athlète d’autant que jamais il ne renonçait. Il pouvait admettre bien sûr qu’il fût fatigué ou indécis, mais tout cela était passager…

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Kyra et Vaslav. L'ombre du père.

 

6. Kyra. La danse, la folie et l’ombre de Nijinsky.

A Los Angeles où il tourne Le Danseur, film qui fait directement allusion à Nijinsky, Erik rencontre Kyra, la fille de Nijinsky. Il doit la charmer et la conduire sur le plateau de tournage.

Devant une coupe de champagne, il lui montra les photos prises par le photographe de plateau ; il y figurait en spectre puis en faune. Elle prit du temps pour les regarder et les aima. Il lui restait cependant à visionner ce que Mills avait préparé pour elle. Là, elle verrait Erik au travail.

Il l’accompagna dans sa chambre, à sa demande car elle voulait se changer pour le dîner. Tout était déjà en désordre : elle avait jeté ses affaires çà et là. Elle parut s’en rendre compte soudain et dit qu’elle allait ranger. Comme elle ne le faisait pas, il l’aida. Dans la salle de bain, elle passa une robe rouge et se farda plus encore. Elle mit trop de parfum. Erik se félicita de dîner avec elle en terrasse car ainsi les effluves du lourd parfum qu’elle avait choisi se dissiperait plus vite ; mais il ne se moqua pas. Elle était corpulente, son visage offrait une dissymétrie presque pathétique et elle roulait des yeux. Sa vie avait été dure et son équilibre psychique était vite devenu instable. Elle était née dans un contexte difficile. Son père l’avait aimée d’un amour inconditionnel mais sa mère, Romola de Pulsky, avait été ambivalente. Il n’avait pas dû être facile de découvrir que ce génial danseur était démuni face aux exigences de la vie quotidienne et que sa santé mentale s’altérer. Sur les dernières photos prises de lui, ses sourires étaient incompréhensibles, comme décalés. Il avait l'air de souffrir dans ses costumes comme ceux-ci étaient trop étroits pour lui et il semblait très seul. Il était si différent du danseur androgyne que la légende avait dessiné. Romola, après s’être beaucoup occupé d’un mari qui devait guérir, avait compris qu’il n’en serait rien. Elle avait alors beaucoup voyagé, écrit pour que Vaslav reste dans les mémoires et avait eu une vie de femme ; de ses deux filles, elle ne s’était pas toujours occupée ; de Kyra surtout, d’autant qu’elle voulait ressemblait à son père ! Il avait dû en résulter des manques.

-Ma robe vous plaît ?

-Elle est élégante.

-Vous êtes très bien, vous-aussi.

-Vous ne mettez pas de collier ?

-Ah si, aidez-moi à choisir !

Il trouva dans une boite à bijoux, un collier un peu clinquant qui correspondait à la couleur de sa robe.

-Celui-là, c’est bien.

-Parfait !

Il l’aida à le mettre.

21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. L'Après midi d'un faune. Le poème et le ballet.

 

L'argument du ballet était connu. Debussy avait, en 1892, écrit dans le programme imprimé pour la première parisienne : La musique de ce Prélude est une illustration très libre du beau poème de Stéphane Mallarmé. Elle ne prétend nullement à une synthèse de celui-ci. Ce sont plutôt des décors successifs à travers lesquels se meuvent les désirs et les rêves d'un faune dans la chaleur de cet après-midi. Puis, las de poursuivre la fuite peureuse des nymphes et des naïades, il se laisse aller au soleil enivrant, rempli de songes enfin réalisés, de possession totale dans l'universelle nature.  C'était bucolique et le ballet pouvait être dansé ainsi mais dès l'abord, il ne l'avait pas été. Le danseur russe avait pour idée de faire un ballet inspiré de la Grèce antique. Il avait soumis cette idée à Diaghilev qui l'avait accepté, voulant encourager les débuts de chorégraphe du danseur et ayant aussi l'intention de le mettre à la tête des Ballets russes. Nijinsky n'aurait pas, personnellement, choisi Debussy mais il n'était pas seul. Cette musique était trop douce pour les mouvements qu'il imaginait pour la chorégraphie qu'il voulait créer. Quant aux décors, il ne les voulait pas tels. Un paysage sylvestre évoquant le symbolisme avait bien été créé mais le jeune chorégraphe voulait, lui, un motif plus épuré dans l'esprit des toiles de Gauguin. Toutefois, ce fut Léon Bakst. Quand Picasso intervint, Nijinsky était déjà malade …

Mills filmait un ballet dont l'argument était clair : sur un tertre un faune se réveille, joue de la flûte et contemple des raisins. Un premier groupe de trois nymphes apparaît, suivi d'un second groupe qui accompagne la nymphe principale. Celle-ci danse au centre de la scène en tenant une longue écharpe. Le faune, attiré par les danses des nymphes, va à leur rencontre pour les séduire mais elles s'enfuient. Seule la nymphe principale reste avec le faune puis elle s'enfuit elle-aussi en abandonnant son écharpe aux pieds du faune. Celui-ci s'en saisit, mais trois nymphes tentent de la reprendre sans succès, trois autres nymphes se moquent du faune. Il regagne son tertre avec l'écharpe qu'il contemple dans une attitude de fascination. La posant par terre il s'allonge sur le tissu.  Il avait décidé de reprendre l'idée de Bakst qui consister à réduire l'espace des danseurs. Ainsi, ils pouvaient les éclairer de façon à ce qu'ils ressemblent à des personnages de vases grecs. Le décor était simple et lumineux. Cubiste par certains aspects, donc proche du désir de Nijinsky. Par contre, il avait gardé les costumes et les maquillages, les perruques, inspirées des coiffures des déesses grecques, les tuniques des nymphes façonnées avec de la gaze plissée. Et, comme à l'origine, pour le maillot du faune, les taches étaient peintes directement sur le tissu. Tout ce qui avait pu être écrit sur le ballet tel qu’il avait été créé à l'origine avait été lu. Toutes les photos possibles avaient été analysées. On avait écouté des historiens, des exégètes. Des chorégraphes avaient été contactés pour évoquer les plus célèbres versions du ballet. On avait comparé les plus grands faunes, les meilleures versions musicales. Tout cela reflétait un long travail.

21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik en tournage.

 

5. Tournage à Los Angeles. Erik et Nijinsky.

Chloé, la jolie jeune fille qu'a rencontrée Erik arrive à Los Angeles pour être avec lui. Le filmage de L'Après-midi d'un faune se profile. Le danseur, pris dans un jeu d'influence, est fébrile.

Chloé était arrivée. Elle servait le soir dans un bar chic et avait trouvé aussi à promener des chiens. Elle était déterminée et savait s’y prendre pour gagner sa vie. Erik la félicita. Elle le vit davantage et continua de l’aimer. Il était blond, européen du nord et séduisant. C'était un visage qui s'accordait bien avec le monde d'aujourd'hui, celui d’un jeune artiste en quête d’idéal, certes mais déterminé et ambitieux. Il fut, de son côté, plus perplexe. De lui, elle captait la jeunesse, le charme et le pouvoir de séduction ; mais elle ne cernait le danseur. Les questions qu’elle posait sur le film manquaient de profondeur. Elle ne comprenait pas vraiment ce qu’il y faisait. Restait une attraction physique importante, une vraie rencontre émotionnelle et une grande tendresse réciproque. Dès qu’il le put, il refit l’amour avec elle. Elle était belle. Il la déshabillait. Il frôlait de ses mains, les jambes, les bras, le torse, les épaules de cette jolie fille et ne se lassait pas de la tiédeur de sa peau. Il écoutait sa respiration, sentait le sang battre à son cou et à ses tempes et usait de gestes simples et adroits pour l’exciter. Charmée, elle le laissait la prendre et se libérer en elle.

-On apprend à faire l’amour comme ça, au Danemark ?

-Je te désire.

-Oui !

Elle en était heureuse mais commençait à le trouver paradoxal. Quand il se vêtait, il était souvent tout en bleu marine comme avait pu l'être les lointains condisciples des écoles chics dans lesquelles on avait inscrit l’élite bostonienne ou newyorkaise. Il était sobre et plein de classe mais ambigu. Elle finit par le questionner :

-On tombe souvent amoureux de toi ?

-Ça arrive.

-Des ballerines ?

-Il y en a eu une méchante et une très gentille. Elle était plus âgée que moi.

-Tu n’attires pas que les femmes, n’est-ce pas ?

-Non.

Il était assis en face d’elle, dans une chambre où ils avaient fait l’amour et il le regardait.

-Tu veux en parler ?

-Non.

-Moi, je préférerais.

-Il y a mieux à faire…

Erik lui décocha un regard sans équivoque qui la troubla. Bientôt, ils se retrouvèrent l’un et l’autre dans l'abandon de l'amour physique. Elle fut lisse et doux, acceptant de son amant des caresses raffinées et lui demandant d'en inventer d'autres.

-Oh Erik ! C’est bien une fleur que tu dansais dans le film que tu tournes ! Qui pourrait voir une fleur en toi ! Tu n’es pas si féminin ! Il lui semblait à mille lieues de ce spectre qu'il avait incarnée et de toute image poétique, libre et sensuel mais il la détrompa.

-Mills veut nous filmer au maquillage et au démaquillage. En m’observant, si tu le pouvais, tu verrais peut-être paraître quelqu’un d’autre.

-Un androgyne ?

-A toi de voir…

-Si c’est le cas, ce Mills te désire !

Il rit avec sincérité.

-Non, je ne pense pas !

-Alors, ce chorégraphe que tu as mentionné ?

-Non plus. Laissons ce sujet.

Elle n’en avait pas envie.

-Un homme peut tomber amoureux de toi quand tu es ce spectre. La ballerine dort, elle, et rêve mais celui qui te convoiterait, lui, serait vigilant et actif.

Erik pensa à Julian, qui s’y souvent, l’avait vu danser, était allé dans sa loge. Actif, oui, il l’avait été. Mais l’heure n’était pas aux confidences. Plus jeune que lui, Chloé avait eu deux amourettes et des rencontres faciles avec des californiens bien faits. Ils n’avaient pas les mêmes élans…

-Nijinsky jouait beaucoup sur l’ambiguïté. Le spectre était fait pour troubler et le faune, plus encore.

Elle resta silencieuse. Quelquefois, Erik n’avait même pas besoin de répondre…

26 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. Je suis le spectre de la rose.

 

Mills annonça la reprise. L'instant d'après, de nouveaux réglages étaient faits, puis on filma. Le jeune homme dansa de nouveau. Il fut plus fort et en même temps plus viril. Adelia eut plus de douceur. Elle garda une expression rêveuse qui suggérait l'abandon mais, quand elle imita le doux geste de se pencher vers la rose qui était à ses pieds, elle eut une intensité nouvelle. Au moment du pas de deux, ils furent plus retenus qu'abandonnés. Adelia était pourtant la même jolie rêveuse. Il était toujours aussi androgyne et troublant mais il irradiait davantage. Pourtant, le pas de deux qu'il dansa avec elle fut plus aérien. Les mouvements de bras étaient plus somptueux, les sauts plus parfaits, la sensualité et la grâce plus tangibles. Et à cela, il y avait une raison qui n’échappait à personne : il était à la fois la rose telle qu'on l'a cueillie et posée dans son corsage et il en était l’esprit qui se met à hanter de façon impérieuse une jeune fille. Ils dansaient, il tournait autour d'elle avant qu'elle ne le rejoigne. Il était tout en courbes et en même temps si ferme, si présent, si gracieux. Il était un esprit obstiné, charmant, suppliant. Il était aussi prompt à prier qu'à charmer. Il adorait autant qu'il demandait à l'être. Radieux, mouvant, il allait de l'invisible au visible avant de regagner par un saut immense dans l'infini un monde qu'elle ne connaissait pas. Et elle n'avait de cesse qu'il revienne encore. Tout le monde fut émerveillé. Il y avait ce ballet, ces thèmes du cercle, que ce soit celui du rêve, de la mort ou de l'amour. Et il y avait ce qu'il faisait naître, lui, Erik. Une beauté aussi précieuse que rare. Tout le monde sentit le changement et Mills montra cette fois sa satisfaction en regardant Adelia et Erik avec admiration. Un des techniciens se mit à applaudir et tous suivirent. Toutefois le danseur et la danseuse parurent presque timides. Cela plut. Le mystère restait entier. Ils avaient été touchés, électrisés, tous. Pourquoi sinon ? Tout avait été magnifique. L'inhabituel crée le magnifique. Pourtant, ni le spectre ni la danseuse ne disaient rien. Mills dit qu'il était très content de l'une et l'autre versions et qu'il   les utiliser de façon partielle. Il remercia brièvement Wedgwood et Adelia et se tourna vers son danseur.

-Je suis subjugué. Ces pirouettes, ces sauts, toute cette gestuelle splendide à la fois si précise et si harmonieuse étaient déjà pour moi un langage nouveau et ensorcelant à Corona del Mar ; mais là, c’est enivrant !

Malgré tout, il y avait ce corps d’Erik marqué par l'effort et ce beau masque attentif mais de cela, il ne dit rien. 

Le reste de la journée, Mills fut occupé à filmer des scènes où Erik ne figurait pas. Il fut donc libre, retourna à son hôtel et dormit. Un appel de Chloé le réveilla. Elle était déjà en pourparlers pour travailler dans un bar à L.A et selon elle, l’affaire était dans le sac. Elle avait tout de même besoin de connaître les moments de liberté d’Erik. Il les lui donna. Vibrante et enthousiaste, elle évoqua une école de dessin à New York. Il était très difficile d’y entrer et même si elle présentait un dossier convainquant, elle devrait être boursière. Elle voulait savoir ce qu’il en pensait. Il fut très enthousiaste. Oui, quel bonheur si elle venait à New York ! Il l’aiderait pour trouver un logement, se faire des amis, découvrir des bars chaleureux ou intrigants et ils pourraient se voir souvent. Ils rirent tous deux. Toutefois, même si sa joie était sincère, il ne put que se questionner quand elle eut raccroché. Si elle réussissait son pari et intégrait cette prestigieuse école, elle serait là, prêt de lui. Elle était encore subjuguée ; le resterait-elle ? Et lui ?

Le lendemain, elle confirma son transfert à Los Angeles. Il la félicita. Le même jour, il reçut une lettre de New York. Julian lui envoyait trois photos : le Spectre de la rose, l’Après-midi d’un faune, Jeux. Trois grandes interprétations du danseur russe. Il avait joint un message :

« L’ordre est correct ? Si ce n’est pas le cas, précise-le-moi. Tu n’as rien à craindre. Quand vient-elle ? Kyra Nijinsky, je veux dire. »

Il en resta tremblant et alla contempler son visage dans le miroir de la salle d’eau. Bölder…

Puis il appela. Julian parut surpris.

-Quoi ! Ces si belles photos ne suffisent-elles pas ?

-Je suis inquiet.

-Tu l’as toujours été avant d’entrer en scène. Là, c’est un film donc c’est différent : tu es encore plus en tension mais je suis sûr que tu sais où tu vas.

-Si le tournage était à New York, ce serait plus simple car…

-Non. C’est faux et tu le sais. Je comprends ce que tu essaies de me dire mais ça n’a pas de sens. Pour les prochains appels, pense au décalage horaire…

-Oh, je suis navré !

-Ne le sois pas. Je te laisse. Je ne suis pas seul.

 

26 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. Gautier et Fokine.

 

 Wegwood pensa aux vers de Théophile Gautier :

Soulève ta paupière close

Qu’effleure un songe virginal ;

Je suis le spectre d’une rose

   Que tu portais hier au bal.

Tu me pris encore emperlée

Des pleurs d’argent de l’arrosoir,

Et parmi la fête étoilée

                                Tu me promenas tout le soir.     

 

Elle entra heureuse, rêveuse, traversa la scène et retira son beau manteau qu'elle posa sur le canapé puis retirant la rose de son corsage pour l'admirer et la sentir. Elle sembla défaillir à la fois par la force de ses souvenirs et à cause de la délicate odeur. Elle se souvenait tant de ce bal ! Elle se laissa aller sur le fauteuil et alanguie, s'endormit. Comme le sommeil la prenait, la rose tomba et au moment où elle touchait le sol, le Spectre parut à la fenêtre de droite, mince et radieux, les bras au-dessus de la tête et souriant, dans une belle pose attentive. L'instant d'après, il avait sauté et se rapprochait du fauteuil de la belle derrière lequel il dansa avant de décrire un cercle gracieux plein de figures et de sauts puis il sembla danser pour lui et les figures se multiplièrent. L'attention évidemment se concentrait sur lui et il occupait l'espace qu'il rendait si aérien ; puis il revint vers elle et se plaça derrière le fauteuil où il vit cette merveilleuse danse de séduction qui est particulière puisque seuls les bras dansent. C'était ce que Fokine avait fait de plus fort ! Il avait inventé la variation masculine où le danseur montrait des ports de bras jusqu'alors réservés aux ballerines. Il fallait des mouvements techniquement parfaits ni trop féminins ni trop forcés. Le buste devait se pencher d'un côté puis de l'autre et le visage devait rester radieux...Cela en réveillait la jolie dormeuse qui tendait vers le beau fantôme un de ses bras...

 

Ô toi qui de ma mort fus cause,

Sans que tu puisses le chasser

Toute la nuit mon spectre rose

A ton chevet viendra danser.

Mais ne crains rien, je ne réclame

Ni messe, ni De Profundis ;

Ce léger parfum est mon âme

       Et j’arrive du paradis.

26 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3.

Les studios de Burbank étaient aussi labyrinthiques que prévu et Erik mit un temps certain à trouver les lieux exacts du tournage. Quand ce fut fait, il prit ses marques. Mills allait filmer plusieurs grands ballets de Nijinsky ; ce serait intense. Le matin du premier filmage, Erik disparut très vite car les danseurs devaient s'échauffer. Wegwood les attendait en coulisses. Mills, le metteur en scène plutôt effacé des débuts, n'était plus le même homme. Se tenant très droit, il parlait à des techniciens avec autorité et ne faisait preuve d’aucune timidité. L’équipe qui lui faisait face réglait le son et les éclairages sans que rien ne lui échappât et quand il fut tombé d’accord avec elle, il parcourut le décor pour être sûr que rien ne manquait. Le chorégraphe et le danseur principal étaient surpris de cette transformation mais au fond, elle les rassurait : on allait filmer Le Spectre de la rose et Mills saurait faire face. Il avait exigé que la présentation du ballet fût la plus conforme possible à la première, or, il y avait longtemps qu’on ne décorait plus ainsi une scène que les costumes des danseurs avaient changé…Il vérifia une fois encore que tout était parfait puis sortit du champ. Les lumières furent réglées et les danseurs entrèrent : il voulait s’assurer qu’eux-aussi étaient parfaits.

Adélia, la petite danseuse, portait un long tutu vaporeux et Mills qui la fit tourner sur elle-même, fit un signe d’assentiment avant de regarder Erik. Celui-ci était magnifique ; il avait de quoi être saisi. Le beau visage aux traits symétriques avait une expression à la fois douce et grave que le maquillage forcé à l'extrême rendait singulier. Le teint était pâle, tout en rose et en blanc, les yeux étaient cernés de khôl et n'en paraissaient que plus bleus et les lèvres était plus rouges que roses. Ce visage pourtant couronné d'un joli casque de fleurs inspirait le respect que l'on doit à la poésie et à la beauté et nul dans l’équipe de tournage ne le prit en dérision. Ce n'était pas le visage d'un être efféminé, c'était une sorte d'apparition si délicate et en même temps si présente que tous furent violemment charmés. Erik portait le costume du jeune spectre. Des fleurs étaient peintes sur sa tenue et d'autres étaient cousues. Il avait placé sur ses bras des bracelets de fleurs et il se dégageait de cet ensemble rose et vert une harmonie totale. Il se tenait droit avec cette rigueur que la danse impose et personne ne pouvait rester indifférent face à ce corps fin mais ferme, à cette musculature de danseur qui était le fruit de longs exercices et à ce port de tête si significatif d'un être plein de distinction. Et il avait des chaussons de danse. Mills, hors champ, donnait des conseils à ce danseur à qui le monde du cinéma était inconnu. Erik les recevait avec humilité mais semblait sûr de lui. Pourtant, peu après, sa fragilité parut. Que craignait-il ? Qu'on se contentât de le prendre pour un joli jeune homme ? C'était impossible. Qu'on ne comprît pas qu'il montrait la beauté ? C'était plausible mais encore peu recevable. Alors qu'y avait-il ? Wegwood n’avait pas de réponse et se contenta de le regarder longuement. Cela parut suffire. Tandis qu'il se plaçait face à la caméra avec sa danseuse, il parut en lutte avec lui-même. Lentement l'inquiétude recula et il ne resta plus que l'esprit de la fleur, son essence, sa beauté diffuse. Il fit un signe de tête. Mills vérifia le cadrage. Seul Erik semblait lui importer. Les danseurs disparurent de nouveau. Mills voulait filmer l’intégrale d’un ballet magique : ils allaient la lui donner.

La scène était vide et peu éclairée. Il y avait deux grandes fenêtres latérales, un canapé près de la fenêtre de droite et un grand fauteuil au centre de la scène. C'était conforme à Bakst. Adelia, la ballerine entra par le côté gauche. Elle portait une longue robe de ballerine, toute blanche et un manteau mauve et blanc. Bakst toujours. Et elle avait une très jolie coiffe de dentelle. A son corsage, une rose.

26 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik danse le Spectre de la rose.

Et elle se levait, il la conduisait. Elle était sur les pointes, lui, marchant près d'elle et ils dansaient ensemble mais peu de temps car ils en revenaient vite à des figures séparées, toutes jolies, toutes difficiles. Elle revenait à son fauteuil pour de nouveau s'assoupir et il venait la chercher encore. De nouveau, ces mouvements de buste et de bras et ces sourires ! Puis venait ce pas de deux célèbre dans le monde entier dont aucune reprise, si distante qu'elle se voulait de la création originale, ne pouvait faire l'économie tant il avait marqué l'histoire de la danse moderne. Ils se séparaient ensuite et il avait encore toutes sortes de figures en solo. Les sauts qu'il devait faire et qui avaient tant marqué les esprits devenaient nombreux. Il occupait toute la scène maintenant et dansait avec grâce. Il devait encore une fois revenir vers elle qui semblait le réclamer et le poursuivre et encore une fois, ils dansaient. Ils semblaient se saluer, se contempler, s'accompagner. Ils se penchaient l'un vers l'autre. Elle bondissait. Il la portait. Tous deux étaient aériens, tout en enroulement et déroulement. Puis, elle s'assit une dernière fois sur le fauteuil et brièvement, il s'agenouilla. Il ne s'agissait plus maintenant que de danser seul et c'était ces grands jetés qui étaient entrés dans l'histoire, l'ultime retour vers elle, son revirement vers la fenêtre, ce bras qu'il levait et ce grand saut vers l'infini...

 

Mon destin fut digne d’envie :

Pour avoir un trépas si beau,

Plus d’un aurait donné sa vie,

Car j’ai ta gorge pour tombeau,

Et sur l’albâtre où je repose

Un poète avec un baiser

Écrivit : « Ci-gît une rose

Que tous les rois vont jalouser »

 

Quand ils s'arrêtèrent, le silence était total et ils se regardèrent inquiets. Wedgwood, qui avait discrètement suivi le filmage, s’avança vers ses danseurs et tous les trois regardèrent Mills et l'équipe technique. Chacun d'eux savait ce qu'il avait fait mais Mills, quoique néophyte, avait ces exigences, qui étaient celles du film. Il fut clair. Il y avait longtemps qu’il voulait filmer quelque chose d'aussi beau et, en répétition, Erik et Adelia ne lui avaient pas semblé si bons. Cependant, il le leur avait déjà dit, il voulait avoir deux versions. Il verrait ce qu'il en ferait. Wegwood s'apprêta à conseiller ses danseurs et à tout recommencer après une pause qui était prévue. S’approchant d’Erik, il demeura saisi. Sur son visage, errait l'esprit de la rose, d'une manière si tendre et émouvante qu'il en fut touché. Il regarda ce visage maquillé, viril malgré les fards et rencontra son regard :

-Tu n'es pas encore parmi nous...

-Non, c'est vrai, pas encore...

-C'est le Carnet ?

-Le Carnet. Le Journal. Ses paroles. La danse...

-Et la Rose ?

-Je suis la Rose. Maintenant.

-Et tu ne peux me parler facilement...

-Non.

26 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Demander conseils à Irina.

-Je suis une guerrière ; attendez-vous à être déconcerté !

-Je sais, madame, comment vous êtes. On a eu une relation très forte quand j’étais votre élève. Quelquefois, je me suis vraiment fâché et vous vous êtes adoucie. Le Russe était juste un cran au-dessous d'elle mais ça n’avait pas le même impact ! Vous étiez tout le temps en guerre mais vous êtes une guerrière paradoxale.

-Paradoxale ? Je ne comprends pas.

-Mais si, madame. Vos cours étaient chers. On a payé tout ce qu’on a pu mais à la fin, vous ne vouliez plus. Vous m’avez même payé des stages. C'était extrêmement généreux et pour moi, incompréhensible, je vous l'avoue.

-Oui, j’ai fait cela pour vous par calcul et par générosité, vous savez. Je vous ai programmé pour devenir quelqu’un ! Ce que j’ai donné, je savais pouvoir le reprendre. Vous alliez briller et j’en serais la cause avec Oleg ! Vous ne pourriez pas vous séparer de moi. Vous savez pourquoi ? Je suis l’une des Nornes. Je ne vous apprends rien, Erik : les Nornes sont des Déesses nordiques qui tissent les destinées des humains. Elles sont trois : Urd est la déesse du passé, Verdandi est celle du présent et Skuld, celle de l'avenir. Elle les réunit, en fait.

-Comment me voyez-vous ?

-Comme Balder, le plus beau des dieux, le dieu du printemps...

-Je dois me réjouir ?

-Non, Erik :  Balder est tué par Loki, le dieu du mensonge et du carnage. Vous le savez, tout est repris ou presque dans les Niebelungen...

Erik parut frappé, bouleversé mais ne dit rien. Irina reprit :

-Heureusement, tout est cyclique.

-C’est-à-dire ?

-Nous sommes des êtres de spectacle, non ? Alors, nous pouvons convoquer les mythes. Le printemps ne va pas vous quitter et tout carnage sera tenu à distance. Allons, je parle par symbole car je sais que vous les aimez. N’ai-je pas raison ?

-Si, madame.

-Dans ce cas, vous avez compris qu’avec ce film, on vous encensera mais on vous persécutera aussi. Et dans votre vie, il en ira de même. Vous faites des rencontres n’est-ce pas ! Une jeune fille ?

-Oui. Belle, fine, américaine.

-Pas juste elle ! Il y a quelqu’un d’autre.

-Oui. Il est à New York. J’ai été violent avec lui et lui avec moi.

-Il est proche de Nijinsky ?

-Il est d’une grande culture. Il connait parfaitement les Ballets russes.

-Ne vous inquiétez pas de Loki. Vous êtes Balder !

-Kyra Nijinsky le pense aussi ?

-Ah Kyra ! Ce qu’elle pense de vous ? Vous le comprendrez quand elle viendra sur votre tournage. A propos, ils sont exigeants ?

-Lui et elle ?

-Oui. Très.

-Tant mieux.

-Je ne peux pas répondre à l’un et à l’autre.

-Pensez aux mythes !

-Madame, soyez plus claire !

-Non, Erik.

Elle demeurerait sibylline sur ce sujet ; Erik préféra évoquer son tournage et le dit difficile.

-Madame, encouragez-moi !

-En ai-je besoin ? Je suis sûre que vous faites face.

Elle ne désirait pas aller plus avant et il préférait qu’elle reste laconique. Il avait peur au fond de ce qu’elle dirait.

-Nous partons. Los Angeles.

-Kyra ? Vous craignez qu’elle se dérobe ? Non, elle viendra et en pensées, je serai là.

-Merci, madame.

26 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. Tournage, inquiétude et présent magnifique.

Toutefois, son inquiétude demeura. Il était toujours en relation avec Kyra Nijinsky et continuait ses envois de rose. Elle lui fit parvenir une photo de son père qui n’était pas une copie mais un original. Nijinsky dans le costume des danses siamoises. Il avait une expression extatique. Sans savoir pourquoi il agissait ainsi, Erik en fit un duplicata et le mit sous enveloppe. Il l’adressa à Julian et la posta. Quarante-huit après, il fut appelé.

-Tu as une copie, toi aussi ?

-Non, j’ai l’original. Le prince oriental des Danses siamoises.

-Parfait. Tu peux faire fortune.

-C’est un prêt.

-Qu’en sais-tu ? Je pensais à une autre photo.

-Laquelle ?

-Il est beau, allongé, alangui. Ses yeux sont fardés et il sollicite, il attend. Et ce costume qu'on devine chamarré, étincelant, malgré le noir et blanc. Il est jeune, vingt ans tout au plus et il guette l'odalisque, la préférée, la belle, celle avec laquelle, bientôt il dansera et qu'il possédera.

-Oui, je vois.

-Note que ça pourrait être toi.

En des années de travail, Julian n'avait eu en main, lui qui côtoyait des chanteurs d'opéras, des chefs d'orchestre, de grands couturiers et des peintres en vogue, une telle magnificence : une vraie photo de Nijinsky, issue d'une sphère artistique ou familiale. Diaghilev avait dû la voir. Et cet Erik lui en envoyait une copie…

-Quoi d’autre venant d’elle ?

-Un carnet. Un mélange de textes et de dessins...Certains textes sont en russe... La plupart des dessins sont de Bakst lui-même. Il dessine en fait les costumes qu'il a créés pour les Ballets russes jusqu'en 1914, les derniers étant La légende de Joseph et Papillons, deux chorégraphies de Fokine avec des musiques de Richard Strauss et Robert Schumann. On dirait un balayage de sa carrière. Il a dû lui donner le carnet et elle y a écrit ensuite, l'inverse me semblant moins probable. Si tu regardes bien les dessins tu verras aussi les costumes de Jeux. Or ils ne sont pas de Bakst. On peut être sûr qu'elle a écrit dans ce carnet mais il y a d'autres écritures. Là, c'est Bakst. Et là, c'est Nijinsky. Je suis formel. Des petites notes sous un dessin ! Regarde, ça a été découpé et collé. Il avait appris le dessin...Incroyable ?

-Surtout pour moi. Je ne sais pas ce que tu as reçu, pardon, ce qu’elle t’a prêté. Je dois me contenter de tes descriptions, n’ayant sous les yeux ni l’original ni des photocopies…

Le danseur frémit.

-Tu les verras à New York, si tu le souhaites.

-Oui, sans doute. Ce tournage ?

-Les ballets vont être filmés.

-Tout le monde t’aime ?

-Remarque étrange.

-Non, je te connais. Ils ont dû mettre la barre plus haute quand tu leur as montré ce carnet et cette photo. Et ça les a rendus encore plus pressants ! Ils attendent tant de toi !

-Tu es railleur ?

-Non. Tu n’as pas été choisi par hasard.

-Je le sais ; malgré tout, c’est difficile.

Julian changea de cap sans crier gare.

-Tu as fait une belle rencontre ?

Erik hésita un peu puis répondit :

-Oui. Une jeune femme.

-Très bien. Quand je t’ai vu avant ton départ, nous nous sommes apaisés mais enfin, il reste des souvenirs cuisants. Tu es très ambivalent…

Le danseur se mordit les lèvres : depuis quand l’ambivalence était-elle un obstacle à une attirance passionnelle ?

-Tu ne trouves pas ?

-Si.

 C’est bien que tu aies rencontré une jeune fille : tu vois, l’Amérique te réussit !  Moi, il me plait toujours.

-Mais tu es là si j’ai besoin de conseils…

-Oui.

-J’y tiens.

-Au revoir, Erik.

Erik aurait pu fort mal prendre la façon dont Julian mettait fin à leur échange, mais ce ne fut pas le cas. La nuit même, il s’endormit facilement et fit, cette fois, un rêve heureux. Le dormeur au beau visage qu’il était rejoignait le prince androgyne de la photo, qui n'avait ni son teint clair ni sa blondeur ni ses traits purs. Et, quand il se sentait proche de lui, tous deux voyaient s’ouvrir le royaume des ombres. Avant d’y pénétrer à la suite du grand danseur, Erik songeait au carnet et à la photo. De tels présents et de tels enjeu ! Devait-il les conserver ? Mais Nijinsky, qui le précédait, lui faisait signe que non. Il souriait.

Inquiet malgré tout, il se tourna vers Irina. Ne tenant pas compte du décalage horaire, il la réveilla abruptement mais elle ne lui en tint pas rigueur. Elle parut d’emblée vive d’esprit et attentive.

-Oh, Erik ! Kyra me parle de vous !

-Madame, j’ai besoin de conseils.

26 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. L'Aveu d'une attirance.

Wegwood se voulut rassurant. L'attitude de ce danseur prêtait à confusion puisqu’il paraissait tantôt embarrassé, tantôt détaché mais il était encore très jeune et n’avait jamais tourné de film.

-Tu n’es pas seul, on te soutient, tu vois. Alors qu’y a- t-il ? Tu sembles fragile tout d’un coup.

Erik, qui se surprit lui-même, entra brusquement dans le domaine des confidences.

-Je viens d’avoir une aventure avec une fille. Elle est belle, solaire, je voudrais l’aimer. Ce serait facile avec elle.

Wegwood sourit :

-Ah mais c’est très bien !

-Mais à New York, j’ai eu une liaison compliquée avec un homme.

-Elle est terminée ?

-Oui.

-Eh bien, alors ?

-Je ne sais pas trop…

-Indépendamment de ton art mais à cause de lui aussi, tu es très attirant. Je ne pense pas que ça mette autrui en danger sauf si on se trompe sur toi et qu’on confonde amour et captation. Moi, j’ai eu quelques errances puis j’ai trouvé une femme avec qui je partage beaucoup. Nous avons deux enfants. Je me suis ancré et ça me convient. Que tu attires un homme mûr ne me surprend pas. Je ne sais pas ce que tu as vécu avec lui et ça ne me regarde pas. Mais tu es jeune et en devenir : ta californienne bien faite pourrait te permettre d’être plus solide. Tu ne peux pas le savoir pour l’instant et tu ne le sauras que si tu persévères, et elle-aussi. Mais crois-moi, on peut vraiment s’épanouir avec une femme !

-Elle est très jolie. Je ne m’attendais pas….

-Tu es beau, ce n’est pas rien. Pour le reste, tu fascines les spectateurs ; tu as été choisi pour cela. Ce film peut te faire grandir, d’apprendre à accepter l’épreuve et en sortir vainqueur. Tu es face à un danseur russe qui a marqué l’histoire de la danse. Vis cela comme une exception étincelante dans l’ordinaire de ta vie enchantée !

Suffoqué, Erik regarda le chorégraphe avec curiosité.

-J’ai la force ?

-J’en suis certain ! Tu sais ce qui me fait dire ça ?  Le fait qu’un homme ou une femme puisse t’aimer mais qu’à mon sens, une femme est préférable pour toi ? C’est ce que tu es quand tu t’entraînes chaque jour et que je te vois à la barre avec les autres danseurs. Vous faites les mêmes gestes : la jambe sur la barre, le buste penché, le mouvement des bras. Les figures debout. Vous cherchez de temps en temps leurs images dans le miroir et poursuivaient. Le mouvement, la grâce, le travail. L'équilibre, le travail, la grâce. Encore. Vous vous se penchez, vous tournez sur eux-mêmes, vous sautez et vous retombez et vous recommencez Encore. Bras levés, jambes croisées, élan, saut. Encore. Tu es tout entier dans ce que tu fais et si on t’observe, on voit à quel point tu es gracieux et habité. Tu sais, je pense à un texte de la romancière française Françoise Sagan sur la danse. Elle évoque Rudolph Noureev et le texte est au singulier mais je vais le mettre au pluriel. Ça dit ceci : « Ces hommes et ces femmes à demi- nus dans leurs collants, solitaires et beaux, dressés sur la pointe de leurs pieds, et regardant dans un miroir terni, d'un regard méfiant et émerveillé, le reflet de leur Art." Toi, tu cherches ton image, on te voit la capter et je crois que ça peut rendre très amoureux un homme qui est très esthète ou une belle jeune femme ; mais crois-moi, essaie avec elle…

Erik sourit et fit oui de la tête.

Revoir Chloé était impératif car bientôt, on quitterait Corona del Mar pour Los Angeles où tout serait plus compliqué. Erik appela la jeune fille à plusieurs reprises et réussit à la convaincre. Il la verrait dans un petit hôtel, ne voulant pas lui imposer les autres. Elle le rejoignit et le charma. Elle portait une robe verte, légère, aux fines bretelles. Il la trouva conquérante et se soumit à elle avec bonheur.

-Retire tes vêtements.

Quand il le fit, elle l'observa. Elle regarda le torse à la respiration un peu hachée, les hanches étroites, la peau plus claire qui lui succédait, les jambes musclées et il lui envoya un regard approbateur.

-J'ai attendu ce moment, tu sais.

-Moi-aussi. Tu gardes ta robe ?

-Non !

26 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. En tournage à Los Angeles.

4. Erik et l'équipe du film à Los Angeles

Et puis, ce fut Los Angeles ! Enfin, ils s'approchèrent de la grande ville et avec le bel élan naïf d'un Européen qui découvre l'Amérique, le danseur s'exclama !

-Le cinéma, Hollywood !

Et tous, sans savoir ce qui les attendait, furent heureux comme des enfants. On tournerait dans les studios de Burbank. C'était le nord d 'Hollywood. Baldwin travaillait pour New line cinema qui était rattaché à la Warner. Il était producteur indépendant et avait sollicité l'appui d'un grand studio. Pour que le film existe, il avait dû réunir les fonds, ce qui, pour un film aussi ambitieux et pointu que celui-là, avait dû lui demander beaucoup d'habileté et beaucoup de relations. Il est vrai que le scénario était bien ficelé et que Mills savait être convainquant.

Chloé, voulait délaisser le restaurant pour lequel elle travaillait sur la côte pour un bar à Los Angeles où elle serait serveuse. Cette ville était tentaculaire mais sa rencontre avec Erik était très récente : si elle n’était pas combattive, ils se perdraient de vue. Elle cherchait activement un emploi temporaire.

La production avait pourvu Erik d'une chambre d'hôtel et c'était le premier soir. Il marquait le début d'une longue aventure. Le tournage des ballets en costumes et dans de vrais décors allait commencer, Kyra Nijinsky était attendue, d'autres scènes allaient être tournées, entremêlant des images dans danseurs en costumes, certains textes du Journal et des réflexions des danseurs eux-mêmes. Tout cela s'avérait passionnant. De plus, le compositeur des musiques additionnelles allait croiser celui qui avait supervisé l'orchestration des morceaux de Von Weber, Debussy et Stravinsky utilisés pour le film. Grâce à Julian, Erik avait pu rencontrer des chanteurs d'opéra et des chefs d'orchestre de premier ordre mais ce tournage lui donnait l'opportunité de découvrir une infime partie de cette Mecque du cinéma. Il s'en réjouissait. Tout exalté, Erik alla retrouver Mills et Wegwood, mais une fois seul, il se sentit partagé. Il était heureux que Chloe se rapproche de lui car il la découvrirait davantage. Il voulait vraiment l’aimer davantage, mais quoi qu’il en dise, Julian, lui restait dans le cœur et cela le mettait dans l’embarras. Il pensait avoir tiré un trait.

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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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