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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
26 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik et Chloé. Désir et amour.

 

Bientôt, elle dit à Erik de garder les yeux ouverts tandis qu'ils se rejoindraient. Elle verrait, dans le plaisir, l'éclat bleu du regard de l’amant et son expression mouvante, toute habitée par le désir. Il lui obéit un temps puis inversa leur position ; il s’allongea sur elle et sentit sous le sien ce corps racé qui lui obéissait. Il laissa s'affoler la respiration de l'amante puis il se redressa, leva une des cuisses de la jeune fille et la pénétra. La prise fut lente mais ferme. Chloe se mordit les lèvres. Elle avait presque mal. Erik lui fit l'amour le plus longtemps qu'il put et il observa, face au sien, ce visage que la recherche du plaisir rendait tantôt lisse tantôt soucieux. C'était tantôt un profil mouvant dont les contours étaient harmonieux, tantôt une face pleine aux beaux reliefs. Chloé laissait aller sa tête d'un côté et de l'autre comme pour endiguer la force du plaisir et se sentait heureuse. C'était bien plus qu'un moment de partage, c'était une acceptation profonde, la signature d'une dépendance réciproque et toute nouvelle. Bouleversés, ils s'étreignirent et s'accrochèrent l'un à l’autre puis ils se regardèrent longtemps. Erik fut le premier à parler.

-Tu sais pourquoi je voulais te voir !

-Oui.

-Je tombe amoureux.

-Moi aussi.

Erik fut alors traversé par une idée simple : il devait accepter qu’elle continue ou non de lui répondre. En l’aimant elle, il se sauvait de lui-même, il en était certain. Il espérait seulement qu’elle en aurait l’intuition. Ils se promenèrent ensuite, prirent un verre puis revinrent faire l’amour. Elle partit au matin.

C’était les derniers jours à Corona del Mar et déjà, on rangeait tout. Erik était tendu. Comme un soir, il s’endormait vite, il fit un cauchemar qui le bouleversa. Il était à New York avec Julian et ils étaient allongés l’un près de l’autre, nus mais les couvertures remontées. Malgré l'harmonie que dégageaient la vaste chambre à la décoration précieuse, la douceur des draps et la tiédeur alanguie de leurs corps, malgré l'apaisement qui venait après la jouissance, la semence, la sueur, la salive, ils n'en avaient pas assez. Se penchant vers le buste de son ami, Julian se mettait à en lécher la peau claire avant de la mordiller d'abord avec douceur. Quand il mordait plus fort, Erik gémissait et se rebellait :

-Tu me fais mal.

-Je sais. Tu aimes.

-Mais non !

-Si. Tu aimes.

Il le mordait encore et le jeune homme regimbait ; mais Julian continuait d'insulter et d'embrasser, de caresser et de pincer. Le corps d'Erik était le corps de l'amant. L'amant n'est pas fiable, il faut le corriger, il faut le réprimander pour ses manquements mais il faut l'honorer pour ce qu'il sait faire ; et de toute façon, le désir est trop fort. La prise peut se faire sans honneur. Il faut faire jouir l'amant mais il faut le priver. Il faut l'étonner et le charmer mais l'abaisser. Il faut le faire jouir et jouir de lui. Il faut l'adorer, le caresser et le malmener. Seules les punitions rendent la jouissance violente puisqu'elles sont justes, puisque l'amant a failli. Entravé, il est plus beau. Il n'est pas rebelle. Il reste l'âme et les intentions mais les liens les rendent difficiles...

Dans son rêve, Erik finissait par dire.

-Tu n’es pas réel ; je t’ai quitté et de toute façon, tu as rencontré quelqu’un d’autre !

Mais l’américain se fâchait :

-Attention Erik je ne suis pas méprisable. Je suis Ta rencontre. Tu penses que tu n’as plus rien à faire avec moi mais tu te leurres.  Un tel entrelacement, un lien si fort malgré tout et la mansuétude malgré les humiliations et les années qui, même sporadiquement, nous voient ensemble c'est bien le signe d'un amour violent.

-Trop violent en effet !

-Quelle erreur, mon amour !

Et, de nouveau, Erik, était à New York, dans la chambre de Julian. Très excité, il se laissait faire. Il écoutait ces mots qui le féminisaient, le ridiculisaient et recevait les doux sévices de son ami.

-Dis « encore ».

-Non.

-Dis « encore »

-Encore.

-Bien ! Si je te crache au visage, que diras-tu ?

-Je dirai oui

Erik eut un sourire intérieur. L'ami le battait, crachait, léchait ses crachats sur ses joues. Erik, hors de lui, crachait aussi. « Mais où prend-il ce crachat, me disais-je, d'où le fait-il remonter si lourd et blanc ? Jamais les miens n'auront l'onctuosité ni les couleurs du sien. Ils ne seront qu'une verrerie filée, transparente et fragile. » Julian avait lu Jean Genet. Blessure. Idole. Humiliation. Idole. L'ami voulait faire l'amour encore, lui relevait de nouveau les jambes pour pouvoir le prendre en voyant son visage. Il voyait les belles lèvres d'Erik, si bien ourlées, cette bouche généreuse qu'il avait et aussi, ses pommettes hautes, son regard bleu et l'implantation de ses cheveux blonds. Il les voyait dans les tressautements du plaisir. Belle idole qui appelle la jouissance, en est inondée et la donne. Un autre râle et c'était bien.

Se réveillant en sursaut, Erik cria. Cette histoire-là était finie ! Pourquoi cet horrible rêve ?

Juste avant son transfert à Los Angeles, il revit Chloé. De nouveau ils allèrent à l’hôtel mais le choisirent plus beau. Ils firent longuement l’amour puis nagèrent et dînèrent. Elle le trouva soucieux mais il s’efforça de rire beaucoup et fut tendre avec elle.

 

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26 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik, Julian, le film et les questions.

 

Julian était sagace. Cette fois, la voix d’Erik était différente. Elle n’était pas « invitante ». Il n’était donc plus question d’un voyage en Californie ? Ce danseur restait si versatile ! Il décida de le surprendre et il lui annonça une nouvelle déconcertante.

-Pour ce tournage, je continuerai de te soutenir. Appelle-moi dès que tu le souhaites et écris-moi. Pour le reste, je dois te faire un aveu : je connais un acteur depuis quelques temps. Il fait du théâtre. Il me plaît et c’est réciproque. Je t’avoue que je suis heureux, ça se concrétise !

-C’est bien ! Très bien même ! Je suis content pour toi.

-Et toi ?

-Je travaille.

Erik se mentait : il faisait mine de congratuler son ancien compagnon mais paradoxalement, il était sincèrement contrarié. Julian et lui s’étaient montrés sauvages l’un avec l’autre mais ils s’étaient aussi aimés et compris.

-Il n’y a personne qui t’attire ?

-Non.

-Tu peux avoir une aventure.

-Je n’y pense pas.

-Tu devrais…

Il mentait encore. Julian le salua. Leur liaison était défaite mais il restait ce lien incompréhensible. Il tenta de se secouer :

-Mais je suis idiot ! J’ai fait la belle rencontre d'une jeune fille et j’en reste très ému ? Je me suis laissé guider par la beauté d'un corps et d’un sourire et j’en reste bouleversé !  C’est convaincant. Il est préférable après tout qu’à New York, Julian soit tombé amoureux. Et c’est mieux de ne rien avoir dit.

Préférable ? Était-sûr ? Mais bientôt, il pensa à la beauté physique de Chloé et se mit à sourire.

 

Les premiers jours passés dans cette grande demeure au caractère dépaysant et l’imminence du tournage montraient déjà qu’Erik était à sa juste place et s’en tirait bien.  Le reste, si reste il y avait, pouvait attendre. Toutefois, il était désireux de parler et Christopher Wegwood lui parut être la bonne personne.

-J'ai passé près de huit heures avec Kyra Nijinsky et c'est une des journées les plus importantes de ma vie.

-C’est ce qui m’a semblé.

-Elle viendra. Elle est tout ce qu’Irina a dit. Elle est un témoignage…Elle veut toujours être lui. Elle m’a fasciné.

-Son impact sur le film sera décisif, tu le sais comme moi.

-J’en suis sûr ; en même temps, elle est si forte ! Elle risque de me contraindre, de me transformer…

-Erik, là, je ne peux pas te suivre.

Ils étaient sur la terrasse de la villa où logeaient les danseurs, mais le danseur voulut continuer leurs échanges dans sa chambre. Des livres et des revues étaient empilés sur un bureau et au mur étaient collées toutes sortes de fiches portant sur le grand danseur et son époque. Un album empli de photos de Nijinsky aux temps des Ballets russes était ouvert à la page du Faune et des chaussons de danse étaient posés sur une tablette. Pas n'importe lesquels non, de ces chaussons sur mesure que les grands danseurs recherchent. Il y avait deux grands miroirs et un lit qui n'était pas fait. Manifestement, Erik travaillait avec acharnement et restait humble.

-Erik, les questions que tu te poses reçoivent-elles des réponses ?

-Elles sont partielles mais heureusement, on m’aide. Il y a d’abord une finlandaise qui m’a formé jadis. Elle connaît la fille de Nijinsky et elle est un bon guide ; et à New York, j’ai un ami qui travaille pour l’Opéra. Lui-aussi a un grand savoir sur cette période.

28 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3.

 

Elle était vraiment belle : un beau corps bien proportionné, une peau douce et hâlée, un merveilleux visage. Elle s'accrochait à lui et avait relevé haut les cuisses ; elle était très active, très mouillée, assez technique aussi car elle savait accélérer et ralentir son plaisir. Elle le repoussait, le faisait revenir en elle. Elle le stimulait en lui parlant. Rien d'obscène. Des encouragements, des paroles douces aussi. Elle pouvait avoir vingt ans. Il la faisait gémir. Elle passait les mains dans ses cheveux, touchait son visage. Il continuait de la prendre avec émerveillement. Comment avait-il pu oublier à quel point c'était bon de faire l'amour à une femme, à quel point il pouvait s'agir de commencements. Elle n'était certainement pas une professionnelle et encore moins une fille déséquilibrée. Elle était serveuse sans qu'il sache s'il s'agissait d'une profession ou d'un job d'été. Beaucoup d'hommes devaient tourner autour d'elle et de temps en temps, elle était attirée par un garçon, faisait l'amour avec lui et n'avait pas d'état d'âme. Elle était naturelle. La sensualité chez elle l'était. Qu'elle se comportât de manière libre lui plaisait. Il se moquait des idées attendues, vivant lui-même une dualité qui lui rendait la vie passionnante. Il se préoccupait des petits cris qu'elle poussait maintenant, des halètements qu'elle avait et il la prit plus rapidement.  Elle lui répondait en lui caressant les reins et comme elle était en sueur, belle, humide et il sentait qu'il ne se contiendrait pas longtemps. Il le tenta pourtant de le faire et se redressa sur ses bras pour la pilonner autrement. Il voyait son buste ainsi et ses seins et il voyait surtout l'imminence du plaisir sur son visage. Il alla et vint encore en elle, puis se cambra. Elle cria brutalement tandis qu’il gémissait et il la sentit toute secouée de spasmes avant que lui-même ne se libère. Ils restèrent ensuite l'un contre l'autre puis se regardèrent. Des regards sans pensées. Il Resta ensuite un long moment à ses côtés, se contentant de lui caresser les seins. Elle était heureuse et très confiante et quand il se redressa, prenant conscience du temps qui passait, elle poussa un petit gémissement qui marquait sa déception. Il l'embrassa sur les lèvres et lui sourit encore. Ce fut elle qui se montra bavarde.

-Erik, vraiment tu es un bel amant !

-C'est un beau compliment !

-Tu as l'habitude qu’on t’en fasse !

-Non.

-Je ne suis pas curieuse, tu sais, mais tu es très attirant, élégant et en plus, tu n'as pas l'air d'être sot. Difficile de te croire timide et chaste.

-J’ai eu mes moments sages et d’autres agités…

Il lui sourit, prit une douche dans le minuscule studio et se rhabilla.

-Je peux rester ?

Dans les draps, elle était belle. Elle fit un signe de tête négatif :

-Malheureusement, non ; C'est une question d'horaire, dit-elle. Je travaille. Sinon, je l'aurais refait avec toi, c'est sûr. Tu as une bouche très habile. Je n'avais pas été aussi bien léchée et prise depuis longtemps et vraiment j'adorerais l'autre orifice ! Rien que d'en parler, je suis très excitée.

Il était devenu un peu distant. Elle dit :

-Oh mais peut-être que tu détestes toutes ces pratiques de sodomie. Certains hommes n'aiment pas du tout.

-Moi, j’aime.

-On dirait que ça te fait sourire !

Il ne put s'empêcher de s'amuser : elle n’avait idée de rien. Aucun Mads, aucun Julian ni la cohorte de leurs clones et suiveurs n’existaient pas pour elle…Et pourtant, chacun d’entre eux était là, si pesant…

-Oui, mais tout peut prêter à sourire ! Personnellement, Je t'aurais volontiers prise de cette façon. Je n'ai rien contre, bien au contraire. Mais, tu travailles et j'ai mon tournage.

-Ton tournage mais c'est vrai ?

-Oui.

-Et danseur ?

- Aussi. Danseur classique.

-C'est impossible ! Tu es peut- être acteur et tu fais beaucoup de sport mais danseur dans des ballets avec des tutus ! Ah non, là, je ne te crois pas ! Mais tu mens !

Cette fois, il rit plus franchement. Puis il la prit dans ses bras et la serra contre lui. Il l'embrassa sur la bouche et sur le front et quand il partit, elle lui demanda s'il avait gardé son numéro de téléphone. Il dit « oui ». Alors, elle prit un autre bout de papier et écrivit : « Erik, la prochaine fois, toi, moi, deux orgasmes. » Elle était adorable. Il se noyait dans ses yeux bleus.  Elle avait un visage très bien construit où les disharmonies mises ensemble créaient la beauté. De profil, avec son petit nez busqué, elle était mystérieuse. De face, c'était une belle Ève de la Renaissance italienne. Belle, belle. Elle le regardait avec intensité et il la trouvait adroite de n'avoir remis sur elle que sa robe moulante.

-Je dois te donner quelque chose !

-Non, Chloé ! On ne se connaît pas !

-Mais, je m'en fous de ça. Je te fais un cadeau.

Elle enroula autour de son cou un foulard indien bon marché. Il était pour lui, à cet instant, le plus merveilleux des cadeaux.

-Bleu et vert. Il va avec tes habits.

-C'est un cadeau charmant. Et tu es si belle !

-Ah non, non. Ou « juste jolie ». Mais toi, tu es...tellement mieux. Un peu trop ailleurs, j'ai eu de la chance, je crois...

- J’en ai aussi.

- On va se revoir ?

- On va se revoir.

- Pourquoi ?

- Moi Chloé, toi Erik. Je ne pourrai oublier. Je suis sûr.

-Moi-aussi.

28 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Chloé: la rencontre foudroyante.

 

3. Erik en tournage. Rencontrer Chloé.

Erik tourne un film sur Nijinsky. Il vient de rencontrer l'une de ses filles, Kyra, qui doit venir sur le tournage. Brusquement, il rencontre une jeune fille, Chloé.

Au matin, toute angoisse avait disparu.  Il reprit la route. L'aube était belle. Plus rose que verte au bord de l'océan. Il se sentit comme grisé et plusieurs fois, il fut submergé par une émotion si intense qu'il se demanda s'il ne devait pas s'arrêter là, descendre une petite côte, rejoindre une plage et nager à n'en plus finir. Elle, cette femme, lui avait donné la belle énergie du Faune, après tout et il se sentait ivre de lui-même et du Danseur. L'eau scintillait et il décida de ne pas renoncer. Il se gara. L'océan bruissait et il dévala une pente sableuse avant de rejoindre les vagues douces. La marée était basse. Il n'y avait pas de courant. Il aimait la couleur de l'eau et sa tiédeur. Tout était facile. Il nagea longtemps, très longtemps, s'allongea sur la plage, ferma les yeux et s'écouta respirer puis, une autre fois, il entra dans l'eau. Il était déjà dix heures du matin, c'était un peu tard. Il y avait des promeneurs et d'autres baigneurs. L'océan n'était plus avec lui. Il s'installa à une terrasse et demanda un café. Ses cheveux étaient mouillés. Il s'était changé à l'hôtel et portait un jean et un pull bleu foncé très léger, ouvert en V. Il avait les pieds nus dans ses chaussures. La serveuse était très jeune et très jolie. Elle lui lança un regard appuyé en le servant et alors qu'il n'y avait pas encore grand monde, il la vit, amusé, déambuler de table en table et chercher le moyen de lui parler. Finalement, elle revint vers lui et lui tendit un petit morceau de papier plié en quatre. Il fronça les sourcils, eut un sourire intrigué et déplia le papier : c'était son numéro de téléphone. Il fit « non » de la tête doucement mais la fille qui était très bien faite et avait un visage radieux ne se démonta pas. Elle hocha la tête en signe que oui. Alors, il écrivit sur le morceau de papier : « Danseur. Tournage film : Los Angeles. Horaires. ». Elle pinça les lèvres, réfléchit puis écrivit : « Oui, mais toi, très beau ! Bon motif retard. » Puis elle désigna son cœur. Elle dit « Chloé ». Il ne put s'empêcher de sourire et désignant son cœur aussi, dit : « Erik ». Elle se pencha vers lui, et comme elle avait un corsage un peu ouvert, il vit mieux ses seins qui étaient lourds et denses, magnifiques. Il se sentit brusquement troublé et elle le vit. Elle écrivit : « Toi, Erik, maintenant ». Il rit encore mais elle était belle et l'excitait. Il fit un signe d'acquiescement.  Elle lui dit : « Onze heures-midi, j'ai une pause ». Elle le dévorait des yeux. Il soupira puis écrivit : « où ? ». Elle eut un sourire malicieux et lui répondit : « je viens te chercher dans vingt minutes. Tu verras où. »  Il attendit et bien sûr, elle vint. Elle portait une incroyable robe courte qui mettait en valeur ses longues jambes. Elle était très blonde et avait lâché ses cheveux. Il était content d'être là. Elle habitait à deux minutes et l'entraîna dans un petit studio. Elle ferma la porte à clé et se plaça devant lui. Il lui retira sa robe. Effectivement, ses seins étaient beaux, fermes, émouvants. Il les prit dans ses mains et les serra, ce qui la fit gémir puis s'agenouilla pour lui retirer sa culotte. Elle avait une belle cambrure et il était fier qu'elle fût à la fois si jeune et si belle. Ils s'embrassèrent longtemps et il comprit qu'il aurait pu être rapide, même expéditif sans qu'elle lui fasse le moindre reproche. Mais il prit son temps. Il la caressa longtemps à l'entrejambe à tel point qu'elle criait presque de plaisir quand enfin, il la poussa sur le lit. Il se mit à genoux et poursuivit. Il y avait longtemps qu'il n'avait pas léché une femme. Dieu que c'était bon ! Elle avait un joli sexe, ses petites lèvres étaient très fines. Quand il ne la caressait pas, il regardait cette extrémité d'elle si dilatée et si humide. Au moment de la prendre, il fut timide :

-Je ne suis pas protégé, tu ne veux pas ?

Mais, elle l'attira avec une telle passion qu'il la pénétra bien plus rudement qu'il ne l'aurait voulu et s'enfonça en elle. Elle n'en parut pas du tout offusquée et lui sourit

28 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Kyra et le danseur Erik.

Elle posa sur lui ses yeux verts :

-En ce cas, je vais être franche. J'ai vu des vidéos du « Spectre de la rose » tel que vous l’avez dansé. Je mentirais en vous disant que j'ai tout aimé.

Il lui front avec vaillance :

-Que dois-je faire ?

-Répétez de nouveau et vous comprendrez. Toutefois, je vais écrire ce qui me semble juste. Vous leur expliquerez. Ils n'oseront tout de même pas me mécontenter !

-Non, je ne pense pas.

Les yeux brillants, il poursuivit :

-Bien. Pourquoi ne dites-vous rien de « Jeux » ?

-Ce que vous faites est très bien. Là, je n'ai rien à dire. Et puis, je sais que vous avez insisté pour que ce ballet soit présenté à New-York et je vous en sais gré.  Je vous suis reconnaissante pour votre détermination.

-Je suis mécontent de moi sur les deux ballets que j'ai interprétés à New- York.

Elle était rusée et faisait attendre :

-Vous avez tort. Vous êtes très bien formé et votre technique est excellente. Vous êtes très expressif et vous sautez merveilleusement. Vous avez un don. C'est évident. Ils le savent à New York : vous êtes programmé, la salle est comble. Ils ne sont pas pressés de vous laisser partir. Je me trompe ?

-Non.

-Ils vous ovationnent. Ils se lèvent pour vous.

-Oui.

-Vous faites plus que les éblouir : vous les atteignez.

-Oui.

-Il ne faut pas confondre votre amour pour la danse et votre grâce infinie avec les errances dans lesquelles on peut vous entraîner. A votre égard, je ne parlerais pas de « talent ». Irina n'aurait pas pris la peine de vous consacrer tant de temps s'il avait été question de « talent ». Vous avez réussi à imposer « Jeux » au Ballet de New York qui n'en voulait pas. Vous êtes au centre du film. Parlez-leur et vous verrez ce que vous obtiendrez.

Il hocha la tête et la vit se lever. Elle réalisait soudain qu'elle ne lui avait rien proposé à boire ni à manger et s'affairait, lui apportant du café et des sandwiches. Elle ne mangeait rien elle-même et allait et venait, un peu lourdement dans le salon tandis qu'il l'observait. Puis, quand il eut fini, elle débarrassa, partit chercher des documents dans une pièce et revint vers lui. Elle lui tendit une photo :

-Tenez.

C'était son père dans un costume oriental raffiné. Allongé, il posait dans une pose alambiquée : les mains sur le sol, le dos tendu et une jambe passant par-dessus l'autre. Son long et étrange visage fardé était surmonté d'une petite calotte orientale ornée de rubans. Erik le reconnaissait : c’était l’envoutant danseur des Danses siamoises. La photo datait de 1910. Ce qui frappait évidemment, c'était la force physique du danseur et l'expression résolument séductrice du regard. Viril et féminin, masculin et efféminé. Russe et oriental. Terriblement exotique pour l’Europe. On avait parlé ainsi de Nijinsky mais qu’avait- on dit ? Qu’il était un jeune prince, un jeune dieu ? Il l’était oui, dans un costume orné de pierreries que n’aurait désavoué aucun prince indien musulman ou hindouiste. Baskt avait dû le créer pour lui, comme il l’avait fait pour d’autres danseurs des Ballets russes et tout était luxueux et coloré. Mais il y avait un décalage : ce costume princier, ce visage changé en masque et ce regard aussi brûlant qu’inquiet…

Il fut silencieux un long moment, la photo dans les mains puis il redressa la tête et il eut un mouvement pour mettre ses cheveux en arrière qui la laissa surprise et presque rieuse. Elle voulait de lui quelque chose qui était dans la photo, il le sentait bien mais c'était à venir car ils se verraient à Los Angeles. Ses grands  yeux verts étaient centrés sur lui :

-Certainement un bon" Spectre de la Rose" et un bon" Faune". Il faudra voir ! Pour "Jeux", je sais.

Mais elle le dit en russe et ne traduisit pas. Il voulait parler des merveilleux costumes des Ballets russes, des décors sur lesquels elle savait tout et de ce que son père avait tenté de dire mais elle l'interrompit :

-Je vous laisse ce carnet. Vous le regarderez. Les textes sont quelquefois en russe. Faites-les traduire. Les autres sont en anglais.

-C'est un prêt très précieux. Toutefois, nous n'avons pas parlé des textes du Journal qui ont été choisis pour le film et des textes qui sont des montages.

-Non, mais vous saurez faire.

 L'un et l'autre étaient las maintenant. Très ému et très déférent, il lui prit une main et l'embrassa. Elle le salua et le raccompagna à la porte mais comme il se retournait pour lui sourire, elle sembla se replier sur elle-même. Certainement, elle viendrait. Elle lui avait donné son accord. Cependant, il le comprit, ce serait difficile. Elle ne voulait pas un danseur si impeccable soit-il ; elle voulait son père. Elle voulait Nijinsky. Elle serait impérieuse et toujours en désaccord.

Il commença à rouler en tentant de s'apaiser mais le doute l'assaillit. Qui regarderait vraiment une personne telle que Kyra Nijinsky ? Qui se préoccuperait de ses intentions profondes ? On attendait qu'elle soit une bonne caution comme on attendait de lui qu'il soit le beau danseur danois qu'on applaudissait à New-York et qui, malgré son succès et son charisme, décidait de faire un film difficile. Ils n'étaient pas là pour changer leur vision. Mais il y avait cette photo extraordinaire, il y avait ce carnet, il y avait cette femme aux yeux verts et cette photo du danseur. Il ne lui restait qu'une seule chose à faire : suivre à la lettre ce qu'elle lui avait dit et ne pas la décevoir...

Il téléphona à Mills que tout allait bien mais qu'il ne rentrerait pas tout de suite. Il devait faire une pause, réfléchir.  Il chercha un joli hôtel en bord de mer. Le Pacifique ! Il était encore assez tôt pour acheter un maillot de bain. L'été brillait. Il s'enfonça dans les vagues et nagea longtemps. Puis il dîna et but du vin blanc. Il respirait calmement et restait en silence.

A Christopher, un peu inquiet, qu’il rappela, il dit :

-C'était incroyable mais il faut que je sois seul, un peu.

-Tout va bien, tu es sûr ?

-Oui, je t'assure. J’ai juste besoin de réfléchir.

Ereinté et confus, il tomba dans un sommeil turbulent. Au matin, il était toujours aussi tendu de nouveau puis il décida de ne plus l'être et s'étira.

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28 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Kyra Nijinsky. Souvenirs d'enfance.

 

Bébé, on lui avait dit qu'elle changeait, devenait confiante quand son père entrait dans la nursery. Elle faisait partie de lui. Et il était comme elle. On lui avait dit cela, et pas seulement sa mère. Elle parlait, elle parlait et elle montrait les photos. Des amies à elle avant, des photos d'elle dans différentes capitales, son père.

-Vous avez aussi écrit des poèmes ?

-Des textes ésotériques, oui. Dans la vie, je parlais de la Suisse où mon père avait été malade, de Berlin, de l'Angleterre et de Rome. Je parlais aussi de l'Italie, après mon divorce. Tout ceci était, comme vous pouvez l'imaginer, difficile. S'en prendre aux symboles et à l'au-delà peut être une façon d'affronter les « Forces de la Vie autant que celles de la Mort ». C'est pourquoi j'ai choisi d'écrire dans cette veine...

Elle ne disait toujours rien de ce qu'Irina avait écrit et il pensa que c'était peut-être juste une lettre d'introduction. Cependant, il y avait deux heures qu'il était avec elle et comme l'heure du déjeuner arrivait, il supposa qu'elle voulait prendre congé mais elle l'étonna beaucoup.

-Vous avez du temps libre, n'est-ce pas ? Alors, venez chez moi. Je vais vous montrer des photos, des textes...

Il parut stupéfait puis se souvint des consignes d'Irina : « ne lui demandez pas de se justifier et ne posez jamais deux fois la même question ! Ne l'interrompez pas. Placez vos demandes à bon escient et regardez-là. Elle vous regardera aussi même si vous en doutez et en aura appris sur vous. Quant au film, il existe. Ne le laissez pas en arrière sous couvert qu'elle vous intimide. »

-Bien. En ce cas, je vous conduis.

Elle avait un étrange regard fixe et regardait par terre puis elle le fixa et dit « oui ». L'instant d’après, elle s'était levée et il était touché. Elle n'était pas si grande. Elle portait une grande blouse sombre, une jupe longue. Il n'était pas difficile de voir qu'elle avait un buste très fort, qui avait dû étouffer sa féminité. Ce buste, ce grand visage, ce cou fort, ces grands yeux. Nijinsky. Erik sentait que jamais plus il ne vivrait cela. Cette rencontre avec cette femme secrète et, impressionnante qu'il reconduisait chez elle ! En chemin, il reprit les thèmes des fleurs :

-Elles sont fanées…Je vais en acheter d’autres …

-Je les garderai, même fanées.

-C'est une belle réponse.

 Elle avait longtemps habité Los Angeles mais résidait maintenant à San Rafael. Elle vivait dans une maison de petites dimensions qui était claire et bien aérée. Elle était seule mais prise en charge. Manifestement, on lui faisait les courses, le ménage. Rien n'était négligé ou à l'abandon. Dans le salon, où elle le reçut, elle le laissa seul pour mettre dans des vases toutes les fleurs qu'il lui avait offertes et cela prit un peu de temps.

-Prenez place, voyons !

 C'était un décor un peu standardisé, avec un grand canapé, des fauteuils confortables, une table pour recevoir la famille et une grande bibliothèque, d'autres petites tables. Il ne voyait là qu'un intérieur américain, somme toute banal mais un regard plus attentif montrait qu'elle était européenne et raffinée. Les rideaux, la teinte des murs, les grandes lampes qu'elle avait choisies et l'absence d'excès, de surcharge. Elle avait sur une sorte de dressoir, accumulé les photos de famille et celles qui ne pouvaient tenir sur le meuble, étaient encadrées. Il vit son père et sa mère très jeunes d'abord puis déjà d'un certain âge. Ils étaient tantôt ensemble, tantôt séparés. La première photo était celle du mariage. Romola, vêtue d'un tailleur blanc, portait dans ses mains un long bouquet. Elle regardait le photographe mais son visage n'était pas très visible.

28 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Ninjinsky : marié et malade.

Erik était violemment troublé.

-Quel âge aviez-vous quand il est tombé malade ?

-J'avais six ans. Bien sûr, je n'ai pas compris. Qu'aurais-je pu comprendre ? Qu’il nous ait poussé ma mère et moi du haut d'un escalier, vous savez, ça a beaucoup de sens pour un adulte et à fortiori pour un médecin. Moi, j'ai eu peur mais j'ai continué de l'aimer. Il lui arrivait de ne plus parler du tout, de revenir trempé de pluie ou de neige de je ne sais où. Il tenait de grands discours qui contrastaient avec ses silences, mais je l'aimais. Un jour, il était incohérent. Le lendemain, il était capable de dire à un infirmier, en français : « ne me touchez pas, je vous prie. » Plus tard, bien plus tard, je me suis demandée s’il était vraiment malade mental ou si c'était son internement qui l'avait rendu ainsi. Et en fin de compte, j'ai compris qu'il était réellement malade. Schizophrène. Vous savez, j'ai été très triste.

-A cause de sa fragilité, de son hérédité, de son frère ?

-Un enfant croit toujours qu'il peut sauver son père qu'il aime...

Il se tut. Elle l'observa :

-Vous êtes comme elle a dit. Déterminé et doux.

-Non, je suis juste...

-Ne m'interrompez pas. Vous avez la douceur des forts. Ça me donne envie de vous parler. Il a essayé d'écrire et de dessiner. C'était le Journal. Il dessinait toujours des cercles, de grands yeux, des figures étranges. Mais principalement, des cercles. J'aime beaucoup ses dessins. En même temps qu'il tombait malade, il restait profond, sensuel et mystique. J'ai su très vite qu’il était mystique et depuis longtemps et vous devez l'être aussi, sans quoi vous trouveriez ses dessins effrayants ? Vous auriez raison.

-Ils sont également effrayants. 

Il lui sourit faiblement et ajouta :

-Mais parlez, madame.

-Il dessinait pour expliquer, pour repousser le Mal. C'était le dernier bastion. Il avait lu Tolstoï, Dostoïevski. Il avait peur de la guerre et de ses aigles...

Il se redressa et dit :

-Le film n'évoque pas le danseur malade. En fait il le suit dans une période limitée de sa vie. Pour moi, les questions sur sa maladie et sa mort ne sont pas bienvenues. Je suis là pour le jeune danseur et sa magnificence...

- « Le Spectre « ? « Le Faune « ? « Le Sacre » ?

-Jeux plutôt que le Sacre.

 Elle lui dit que Fokine pour « Le Spectre de la rose » avait voulu l'harmonie, que le Spectre est harmonieux et qu'il s'inscrivait dans un cercle. Elle avait compris cela de son père. Du Faune, elle dit qu'il était de nature animale, non humaine et qu'il appartenait à un âge d'or. Une autre sphère. Pas la nôtre. Son père savait. Quant à « Jeux », elle savait qu'il en était mécontent mais cela ne signifiait pas que le ballet était mauvais.

-Il passe de l'icône androgyne que Fokine met en place au jeune homme de Jeux. Il y a sa vraie silhouette. C'est lui qui est là...

-C'est cela qui vous intéresse ?

-Oui, à titre personnel. Et c'est aussi le film.

-Vous êtes donc d'accord avec les options du film ?

-Oui, car il est montré en vie. Tous ces textes, ces discours, ces documentaires sur sa tragédie...

Elle avait un accent étrange quand elle parlait. Était-ce un accent russe ou son imitation ? Nijinsky parlait et écrivait le russe et le polonais. Il écrivait mal le Français mais savait le parler et il n’avait pu le faire sans un accent particulier. Elle avait dansé elle-même et rejoint ainsi la « Ballerine » que sa grand-mère maternelle avait été, que sa tante avait été. Il le lui dit et elle parut touchée. Sa langue se délia et elle parla de sa formation de danseuse, des ballets Rambert de ses incarnations du Faune. Il lui posa des questions techniques auxquelles elle sut répondre. Elle pouvait connaître ses limites mais il était impossible de la prendre au piège pour les ballets dansés par Nijinsky.

-J'ai dansé ses rôles ! J'ai adoré le faire !

Elle semblait contente, faisait de grands gestes des bras, parlait avec passion : « Mon père », « Diaghilev », « Fokine », « chorégraphe ». Il était saisi. Il la fit parler de sa carrière de danseuse. Oui, elle avait appris la danse classique. Il lui arrivait d'aller aux entraînements en collants et longue chemise, ce qui ne correspondait pas au costume féminin.  Elle s'était produite des années durant en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis. Bronislava, la sœur de mon père, lui avait donné ses premières leçons ! Comme elle avait appris vite ! Il ne pouvait pas, lui, la lui enseigner. Elle avait suivi des cours à l'école de l'Opéra de Paris, aussi. Et elle avait dansé, peu de temps, il est vrai. Elle disait avec son accent inimitable : « J’ai interprété mon père dans Le Spectre de la rose » et plus tard, j’ai dansé dans une revue sophistiquée, Streamline, et j'ai interprété des extraits de ses plus grands rôles ! »  C’était en 1934. Elle n’avait pas fait une grande carrière, avait épousé un chef d'orchestre, s'en était séparée, avait peint, comme son père, des cercles. C'était étourdissant. Il ne cessait de l'entendre : « Mon père », « Nijinsky. »

-Vous qui aimez dessiner, vous avez représenté votre père ?

-Oui, en costume dans du Faune, du Spectre et du Sacre.

28 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Kyra Nijinsky évoque sa jeunesse.

Il perdait pied. Elle traduisit :

-Jeune fille, je m'habillais comme mon père, en costume et avec une cravate ! Elle avait gardé des photos ! Je ne le savais pas ou plus. Et il y a aussi des photos de moi en Faune ou en nymphe que personne ne connaît, je crois. Le reste, c'est juste elle et moi dans les rues de Londres en 1942. Elle avait juste vingt ans ! On riait ! Elle était aussi double que moi : les hommes, les femmes. Enfin vous voyez...

 Il fut sincère :

-Non, je ne vois rien. Je ne sais pas.

Elle parut radieuse :

-Alors, Irina ne fait pas fausse route ! Que vous êtes jeune ! Et si bien fait et si touchant…

Il rougit si fort qu'elle lui adressa un sourire amical :

-Bon, dites-moi, ce film ? Irina m’a parlé et vous m’avez écrit. Vous faites un film dans lequel vous vous approchez de mon père…Il entrerait dans votre vie, c’est cela ?

-C'est un postulat poétique et, quand j'ai reçu le scénario, l'idée m'a plu. Mais maintenant que je vous vois, je doute du film ! Ce que nous montrons est loin de lui et de vous. Je suis danseur. On est beaucoup à l'être et peu à être grands.  Vous dans ce film et moi qui danserais. Normalement, je dois vous convaincre...

Elle sembla n'avoir rien entendu du tout et ses grands yeux verts d'abord fixés sur lui, revint à l'album qu'elle tourna l'album vers lui. Elle dit avec enjouement :

-Regardez, regardez les photos, voyons !

Elle commença à lire la lettre tandis qu'il feuilletait lentement les pages de l'album. Elle était bébé en Autriche puis petite sur les genoux de son père. Elle était jeune fille ensuite à Paris, à Londres et ailleurs. Enfin, elle était « lui ». Surtout Lui. Jeune fille-Jeune homme. Maintien-regard. Bouche. La même. Provocation- androgénie. Évidemment. Elle voulait tellement être son père. Elle était si tendue. Le col de chemise, la cravate, le chapeau. Masculine ? Elle cachait ses seins. Sa bouche, aux belles lèvres charnues était celle d'une femme. Mais elle était « lui » ! Elle ne pouvait pas être autrement ! Comme elle avait dû l'adorer, souffrir de sa maladie, de ce qu'on faisait de sa carrière et de sa vie, de ses ballets. Mais comme elle était magnifique !

Elle dit encore et il comprit qu'elle l'avait écouté :

-Vous ne savez plus ce que vous devez faire ? C'est cela ? Demandez-le !

-Votre histoire...

 Je suis née à Vienne mais j'ai dansé à Berlin et à Londres. A Paris, j'ai pris des cours de danse à l’école de l'Opéra. Bronislava, la sœur de mon père, m'a partiellement formée. A l'âge de dix-sept ans, j'étais à Berlin et j'y étais seule.

-Votre enfance a été cosmopolite ?

-Oui, très. Mais à la différence de mon adolescence où on a attendu de moi que je sois excentrique et prenne le contre-pied de tout, j'ai été comme une petite fille bien sage. C’était cela que l’on me demandait.

Il lui dit de parler de son père quand elle était petite. Elle dit qu'il sculptait des objets en bois pour elle, de petits chevaux, des cerfs, des ours, des loups et qu'il avait transformé sa chambre d'enfant en joli univers russe, un conte de fée. Elle dit qu'il lui parlait beaucoup quand elle était petite et qu'elle le craignait car il était jeune, beau, bien vêtu et parlait fort.

-Vous savez, il disait : « ma petite Kyra, je t'aime beaucoup »

 A Saint-Moritz, en Suisse, sur le balcon de leur chalet, il se tenait devant elle pour lui apprendre à danser et il disait : « J'ai voulu apprendre la danse à ta maman mais elle s'est effrayée. Elle avait pris des leçons et avait tenté de travailler pour les Ballets russes mais, tu sais, ce n'était pas une bonne ballerine. J'ai été très précis mais elle n'a pas voulu. Elle ne voulait pas un professeur mais un mari. Mais toi, Kyra, je vais t'apprendre. Je vais être patient. Nijinsky est un homme bon. » Il s'est mis en première, en seconde, en troisième et il a dit : regarde, écoute bien ! J'essayais de faire comme lui mais ce n'était pas cela. Je recommençais. Il finissait par être sévère. « Kyra, tu n'es pas en troisième ! » ; « Kyra, ton dos ! »  Quand il voyait que je devenais triste, il faisait devant moi des figures simples et d'autres difficiles. A la fin, il me touchait la joue et disait : « Ballerine ! » J'essayais de lui sourire.

-Ses sauts dont on tant parlé, les avez-vous vus ?

-Oui, sur le balcon de la villa à Saint- Moritz, il faisait ces sauts merveilleux. Je me souviens, il semblait s'envoler. Un des sauts du Spectre de la rose ; pas le plus célèbre, bien sûr. Et une autrefois, il m'a montré un entrechat huit. Il est resté en l'air...Ensuite, il a continué. Avec moi, avec d'autres.  Vous avez bien dû voir ces photos où, devenu un vieux monsieur, il les exécute. Bien sûr, ce que j'ai vu, c'est ma vision d'enfant. Il restait extraordinaire non parce qu'il faisait pour moi mais parce qu'il était Nijinska. N'oubliez pas sa formation : l'Ecole impériale. Aujourd'hui Vaganova. Vous qui dansez à New York, vous ne sauriez sous-estimer cette école. Nijinsky, Noureev, Baryschnikov...Vous connaissez forcément les Russes, vous êtes passé par Balanchine. Les figures, les sauts, l'expressivité, le charisme : mais oui, j'ai vu cela. Nijinsky, mon père, était encore si jeune !

28 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Des fleurs pour Kyra Ninjinsky !

Elle lui adressa un sourire amusé mais distant.

-C'est très gentil mais attendez un peu ! Je prendrai toutes vos fleurs dans l'état où elles sont. Toutes celles que vous m’avez envoyées étaient parfaites, je peux faire une exception ! Dites-moi, vous êtes danseur classique ?

-Oui, madame.

-A New-York ?

-Depuis trois ans, oui. Au New York City ballet.

-Et avant ?

-Je suis Danois. J'étais dans mon pays et à Londres, un peu.

-Ah oui, le Danemark ! J’ai bien connu Irina, elle a dû vous le dire. Elle a eu une jeunesse mouvementée à l’image de la mienne et quand elle a décidé de se fixer à Copenhague, j’ai été surprise ; mais après tout, moi, je me suis bien installée aux USA ! Sa vie a très riche, c’est une femme curieuse de tout. Il y a eu deux mariages. Le second était intéressant. J’ai été ravie qu’elle reprenne contact avec moi, vraiment. Nous parlons beaucoup au téléphone, désormais. Nous nous étions devenues lointaines et vous nous réunissez. Vous êtes si charmant ! Quel âge avez-vous ?

- Vingt-sept ans.

-Si jeune et si beau… Elle vous a enseigné la danse, n’est-ce pas…

-Elle m'a donné des cours pendant deux ans. C'est grâce à elle que j'ai intégré le Ballet Royal danois.

-Elle vous a entraîné, formé...

-Oui, madame.

-J'ai connu Irina, à Londres, au Ballet Rambert. C'est une très bonne danseuse classique. Elle avait les rôles titres. Du reste, elle a eu une belle carrière. Elle était très blonde. C'était une belle jeune femme très déterminée. J'ai toujours pensé qu'elle ferait un bon professeur de danse. Elle a dû l'être avec vous, le contraire me surprendrait...

-Elle ne prenait plus qu'un élève de temps en temps quand je l'ai connue. Elle était très dure mais juste. Elle m'a énormément appris sur le plan technique mais aussi pour tout ce qui est de la grâce, de l'expressivité. Mais enfin, elle pouvait être terrible ! Et le Russe qui me donnait également des cours l'était aussi !

-Je ne sais qui est le Russe mais Irina ne se trompe pas. Terrible ? Je pense bien.

Elle eut un étrange sourire.

-Terrible...

 Il préféra ne pas aller plus avant et lui dit :

- Elle m'a donné quelque chose pour vous. Je viens de le recevoir.

- Vraiment ?

Il sortit de sa sacoche un paquet. Elle en défit l'emballage et resta silencieuse un moment. Elle reculait dans le temps, descendait dans ses souvenirs. Irina avait envoyé un album photo et une lettre. Il vit Kyra Nijinsky tourner lentement les pages de l'album. Sur son visage, parurent des sentiments contradictoires. Il les observa fugacement. Elle fut perplexe, radieuse, embarrassée puis très émue.

-Elle avait gardé ces photos ! Je me souvenais d'elles mais je les croyais perdues !

Il ne savait pas de quoi elle parlait :

-Vous voyez : d’abord, c’est Londres. Ces années- là, j’en ai un souvenir spécial ! Elle était plus jeune que moi, moins singulière mais forte, forte, une belle personnalité. Et elle aimait faire des photos : il fallait poser. Elle était très adroite avec les gens. Elle les faisait se montrer, se révéler. Je n'étais pas son seul modèle, loin de là. Il avait des comédiens, des chanteurs lyriques, des danseurs bien sûr. L'idée était de faire des photos insolites, singulières. En les regardant, on s'apercevait que l'impression qu'on avait voulu créer n'avait pas abouti et qu'on révélait de soi-même ce qu'on voulait cacher. Ça ne dit rien car vous n'avez pas idée de qui est sur ces photos mais pour moi qui les ai bien connus, je peux vous assurer que la surprise a été grande ! Elle était vraiment douée. Elle aimait choquer et moi-aussi, beaucoup. Nous avons été très liées ! Que c'est inattendu de retrouver cette période et elle !

Elle regardait les portraits avec attention. Il ne disait rien. Elle hochait la tête, paraissait dans son monde. Elle se redressa brusquement et se mit à parler russe. Elle avait les yeux baissés et il ne savait ce qu'elle disait. Sa voix, bien que basse, grondait :

- Чего она хочет? Чего он хочет? Que veut-elle ? Que veut-il ?

Il se sentit mal à l'aise d'autant que la serveuse qui posait devant eux une théière et deux tasses jetait à son interlocutrice un regard peu amène. Il attendait.

Elle tourna encore les pages de l'album, et là, elle parut interdite. Elle était changée, plus dure. Elle tenait l'album dressé non par malveillance mais par maladresse ou pudeur et il ne voyait rien. Irina avait dû se tromper. L'entretien allait mal tourner.

 Les sourcils froncés, le visage partagé entre la nostalgie et la joie, elle dit encore, comme pour elle-même :

-Alors, elle avait ça aussi. Ces photos de moi...Elles avaient celles-là !

Elle pinça les lèvres, se redressa et le regarda droit dans les yeux. De nouveau, elle parlait russe.

28 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. Kyra, Vaslav et Romola. Souvenirs.

 

Elle baissait un peu la tête et portait un petit chapeau blanc. Nijinsky était en costume et avait l'air charmant en jeune mari souriant. Il vit aussi des photos de ses parents à elle celles de deux petites filles. Elle était la plus grande et l'autre devait être Tamara, sa sœur mais aussi sa tante, Bronislava. Et bien sûr, des photos d'elle avec Romola et Vaslav, le père et la mère. Mais plus Tamara. Pour l'instant, cela restait très familial, ancré dans l'enfance. Sur un autre pan de mur, cependant, au milieu de ses dessins à elle, d'autres photos apparaissaient, toutes également encadrées. On la voyait adolescente mais bien plus sage que sur l'album d'Irina et surtout amoureuse. Elle posait près d'un homme jeune, longiligne, à l'élégant visage rusé. Le même jeune homme posait près d'un petit garçon qui devait être leur fils : Vaslav Nijinsky- Markevitch. C'était un garçonnet au visage très rond. Il souriait gentiment. Ce ne fut pas tant l'enfant qui l'intrigua sur ces photos somme toute assez convenues mais le « mari ». Dans l'album envoyé par Irina, il figurait à côté de Diaghilev. En regardant avec attention le visage d'Igor Markevitch, il fut renvoyé à celui de l'imprésario. Les goûts de Diaghilev en matière de jeunes hommes étaient connus. Il avait lu récemment qu'il les aimait très jeunes et doués. Il était amoureux des corps de danseurs mais ne dédaignait pas les autres pour peu qu’ils fussent attirants. Markevitch avait un physique plaisant. Il avait beau paraître très content auprès de ce bébé joufflu, il endossait un rôle nouveau. Le précédent était clair. Il avait plu à Diaghilev et celui-ci l’avait formé. Il adorait le faire. Oui, c'était cela. Ukrainien d’origine aristocratique, il avait appris tout jeune le piano dont il était virtuose, la direction d'orchestre et plus tard, la composition. Il avait rencontré Diaghilev en 1928. « L'homme terrible » était mort un an après mais Kyra était déjà dans leur sillage. Elle était tombée amoureuse et l'avait épousé, celui qui avait vénéré l’homme qui avait fait tant de mal à son père. Ils étaient allés de Paris à la Suisse, de la Suisse à l'Italie...Elle s'était mariée avec lui, le jeune compositeur dont il avait lu qu'il était, tout jeune, vaniteux, complexé mais très orgueilleux car Diaghilev lui avait fait commande d'une musique de ballet. Il était plein d'espoir et les années à venir avaient montré qu'il avait de la force et du talent. En Italie, il avait été un grand chef d'orchestre. Comme il avait dû être charmé ! La fille de Vaslav Nijinsky, rien de moins ! L’image du grand danseur russe restait très prégnante. Le mythe était construit. Kyra devait être extravagante, brillante, excessive et si semblable en visage au danseur mort à la danse !  Mariage compliqué mais petit-garçon radieux. Au moins, lui, ne sentait-il rien…

Elle revint et posa sur une petite table une vase plein de grands lys.

-Que vous inspirent toutes ces photos ?

-Je vois passer votre vie...

Elle lui montra des dessins de décor, de costumes pour les ballets qu'il évoquait : le Faune, Jeux, Le Spectre.

-Vous ne pouvez connaître tout cela.

-En effet, non.

Il regarda avec attention tout ce qu'elle lui donna à voir et répondit à ses questions. Puis, elle donna ses impressions :

-Vous savez : je suis une gardienne. Ce que je vous montre témoigne d'une époque disparue. Il y avait une effervescence extraordinaire, une sensibilité qui n'est plus palpable désormais. Le temps a passé. Je comprends que les ballets qu'a dansé mon père et ceux qu'il a créés ne peuvent qu'être montrés différemment. Seulement, c'est mon père. J'ai parfois vu fort peu de fidélité...

-Tout le monde, dans ce film, tente de présenter les ballets et les textes au plus près de lui.

-Oui, vous m'avez envoyé des notes là-dessus, une copie du scénario et des photos. Est-ce suffisant ?

-Oui.

Elle sursauta ;

-Vous semblez bien peu connaître le monde et ses travers !

-Je le connais assez pour savoir qu’on vous écoutera. Je m'y engage !

28 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. Chloé, troublante et peu oubliable.

 

Il lui dit qu'il l’appellerait et il reprit la route. Il avait ses odeurs sur lui, ses belles odeurs de femme. Elle l'avait totalement enchantée : ses beaux seins, ses longues jambes, cette bouche du haut si pulpeuse et celle du bas, plus secrète et terriblement accueillante. Rien que d'y penser, l'excitation le reprenait en entier. Elle adorait les beaux torses, les épaules fermes, les jambes musclées et les sexes bandés, cette fille et il ne lui donnait pas tort. Après tout, elle avait un joli corps fait pour l'amour. Ses belles hanches, le triangle rosé de sa chatte, sa taille fine, ses seins magnifiques et ses lèvres charnues, enfantines encore ! Une belle jeune fille sur fond de mer, une naïade...Une naïade ? Non, plutôt une nymphe. Comment ça une nymphe ?  Oui, elle était très crédible en longue tunique blanche, les cheveux tirés. Ah mais dans ce cas, alors...Une émotion violente le traversa soudain :

-Ce n'est pas possible, ça ne peut pas être vrai ! Mais c'est le Faune ! Elle avait des regards...Et les miens la soumettaient. Ce ne peut être possible ! Le Faune ! Incroyable. Comme je la regardais, comme se pliait dans l’amour et jusqu'à ce foulard. Je pourrais m'en servir pour jouir comme il fait en pensant à son corps, à ses promesses, à ses joues encore enfantines et à ses beaux regards. C'est simple. Elle m'a rendue comme lui. Enfin plutôt « Elles ». La femme aux yeux verts et l’Ève radieuse. Et Lui, car il faut le suivre.

Il ne cessa, en rentrant, de penser à l'abandon de Chloé et revit ses cuisses écartées, le triangle blond de son pubis et le dessin de ses lèvres intimes ; il revit son excitation aussi. Comme c'était bon ! Il sut qu'il la reverrait. Une prochaine fois, ils seraient nus sur une plage ou dans une forêt et ce serait aussi intense. Il lui donnerait des nouvelles.

Quand il se gara, à Corona del Mar, devant la grande villa, il était bien plus tard que prévu.  Tout le monde était là. Mills fut direct :

-Eh bien, dis-nous ce qu'il en est de Kyra Nijinsky ?

-Elle honore le rendez-vous. Elle prendra l’avion.  

-Fort bien ! Précise.

-Sans la lettre de mon professeur de danse à Copenhague et sans l'album, elle n'aurait pas accepté. Comme quoi, tout cela était judicieux.

-Que disait la lettre ?

-Je ne sais pas.

-Et l’album ?

-Ce sont des photos d'elle le plus souvent prises par Irina Nieminen, mon professeur à Copenhague mais par d'autres aussi. On la voit quand elle était petite puis jeune fille. Il y a beaucoup de photos d'elle en danseuse quand elle se produisait en Allemagne et à Londres et d'autres où elle porte ses costumes.

-« Ses » costumes ?

-Oui, elle est photographiée en spectre, en esclave, en dieu bleu : ses rôles. Et elle est photographiée en Lui. C'est à dire vêtue comme lui avec le même regard, le même visage. Celles-là sont souvent d'Irina.

-C'est sans grande importance, non ?

Erik fut interloqué. C'était une remarque naïve. Wegwood l’épaula :

-C'est une femme âgée et c'est un passé lointain. Bien que sûr que c'est important. Elle s'est revue...

Mais Mills parut méfiant :

-Probablement. Mais dis-moi, concernant le tournage ?

-Elle a lu le scénario et l'a annoté.

-Elle a compris ce qu'on voulait faire ?

Erik regarda Mills et fit un signe de tête négatif.

-C'est la fille de Nijinsky. Elle veut qu'on en tienne compte.

Mills parut stupéfait :

-Qu'on en tienne compte ? Tu m’inquiètes ! Elle est fantasque.

-Elle a le droit de les vouloir ! Quel est le sens de cette expérience sans elle ? Elle doit juste venir pour dire que tout est très bien ? C'est la fille d'un des plus grands danseurs du vingtième siècle !

Wegwood lui décocha un regard entendu : Mills commençait toujours par dire non et s'arc-bouter. Mais cette fois ci, le danseur ne temporisa pas.

-Elle est forte et cohérente. Je suis restée longtemps avec elle, d'abord dans un salon de thé et ensuite chez elle dans un appartement désuet où tout renvoie aux Ballets russes… Elle a parlé de tout, mais surtout de la danse. Elle sait ce qu'elle dit.

-Ce que tu dis me plaît, nuança Wegwood. On doit s'attendre à être bousculés. C'était quand même un enjeu de départ. Et tu as raison : c'est sa fille !

Mills resta songeur :

-Mais c'est toi que je vais surtout filmer quand elle sera là...

-Tu changeras d’avis. Tu changeras forcément d’avis !

Wegwood sourit devant l'audace et l'habileté d'Erik mais Mills faillit mal le prendre.

-Aucun dépassement de budget n’est autorisé et Baldwin me tarabuste !  Bon, toi, tu fais venir la fille de Nijinsky et tu décrètes que le film sera fort ! J’espère qu’elle ne sera pas trop difficile à manœuvrer !

De nouveau, le chorégraphe intervint :

-On paniquait parce qu’elle ne venait pas et maintenant, on redoute qu’elle vienne et perturbe tout ! Elle a un fort caractère et est respectueuse de son père ; moi, je n’ai pas d’inquiétude. Je crois qu’elle sera ravie, Erik y veillera.

Mills finit par dire :

-Bon, on va faire confiance puisqu’Erik semble avoir faire de multiples conquêtes en Californie ! Je n’avais pas pensé à mademoiselle Nijinsky mais pourquoi pas !

La remarque amusa le danseur qui se mit à rire. On prit un verre et on se sépara.

Dans les jours qui suivirent, Erik eut Julian au téléphone. Il lui parut enjoué, comme si l’agressivité dont le danseur avait preuve à son égard et la façon dont il lui avait répondu n’étaient plus que de lointains souvenirs.

-Mademoiselle Nijinsky a fait ta conquête : j’ai reçu ta lettre !

-J’ai hâte qu’elle vienne sur le tournage.

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Convaincre Kyra Nijinsky.

 

2. Kyra : contradictoire et séduisante.

Engagé comme acteur et danseur sur un film qui évoque Nijinsky, Erik est chargé de convaincre la fille du grand danseur de tenir ses engagements et de venir sur le plateau...

Kyra Nijinsky venait de faire savoir qu’elle ne souhaitait pas apparaître sur le tournage et l’on soupira, Baldwin en tête :

-Elle a signé et elle s’assoit sur ses engagements ?

Mills tenta d’intervenir :

-Il faut lui écrire. Elle était ravie de ce film. On peut lui téléphoner aussi. Il reste un peu de temps avant le filmage en studio.

-Mills, vous vous y collez ? En tout cas, moi, j’ai des doutes.

Le danseur, tout d’abord, marqua le pas mais un soir qu’il écrivait à Julian, une idée le traversa. Irina ! Mais oui, Irina ! Comment avait-il pu oublier qu’elles se connaissaient ? Elle le lui avait dit pourtant, des années auparavant. Il devait avoir quinze ou seize ans et aimait la questionner parce qu’il savait que, jouant la mystérieuse, elle le ferait attendre avant de le régaler de ces merveilleuses anecdotes sur la danse dont il raffolait. Elle les racontait avec un charme inégalable, les yeux dans le vague et la parole précise…Et il s’en souvenait maintenant, il y en avait eu une sur la fille de Nijinsky…

Passionné, il oublia le décalage horaire. Il était quatre heures du matin au Danemark quand elle lui répondit :

-Oh madame, pardon pour l'horaire ! Il est dix-heures, ici ! Je viens de me rendre compte...

-Non, non, Erik. C'est la première fois que je vous sens distrait. En général, c'est moi qui vous appelle à n'importe quelle heure !

-Ce film que je tourne en Californie est difficile.

-Je le pense bien. Vous m'avez présenté le scénario et me l'avez commenté mais vous n'avez pas été assez bavard.

Irina voulait connaître la façon dont les chorégraphies de son père étaient abordées. Devant ses réticences, il finit par l'interroger. Elle fut véhémente :

-Erik, vous travaillez avec un chorégraphe doué et je sais comment vous dansez mais ça ne peut suffire. Ce que Nijinsky a imaginé pour ses ballets est perdu. Cela signifie que pour Jeux et le Faune, vous êtes dans la reconstitution. Il n'a rien noté d'abord puis s'est ressaisi ; il a alors inventé un système de notations connu de lui-seul. Tout ceci s'est perdu ou a été transformé. Vous êtes donc sur des redites. Heureusement, Kyra Nijinsky va tout transformer ! C’est elle la chance du film, pour ce qui est de l’inspiration, bien sûr !

-Mais elle se dérobe.

 Ah ?

-Oui, à priori, elle ne souhaiterait plus intervenir.

-Si, elle va le faire ! Vous voulez savoir pourquoi ?

-Bien sûr !

-Je la connais !  Ne soyez pas inquiet, nous avons été liées il y a longtemps. Je ne vous ai pas parlé d'elle, c’est vrai.  Quand vous la verrez car vous allez la voir, vous serez au-delà de toute exégèse. Donc, orientez bien vos questions, et faites preuve de patience.  Je vais l'appeler. Je vais aussi vous envoyer un colis que vous devrez lui remettre. Elle vous rencontrera et vous saurez...

-Vous êtes sûre ?

-Comment cela, Erik ? Mais bien sûr. Vous avez raison, sur ce tournage, de la considérer comme une clé.

C'était un dimanche soir dans la grande villa et Erik appelait d'un bureau. Wegwood y entra sans savoir que son danseur était là et fut surpris de l'entendre parler dans une langue qui n'était pas l'anglais. C'est vrai ! Erik était danois. Le jeune homme semblait exalté et aux brèves réponses qu'il lui fit, il devina qu'une solution se profilait.

-Elle viendrait ?

-Oui, elle viendra. Il faut attendre un peu pour que la contacte.

Cinq jours après, le danseur lui dit ainsi qu'à Mills.

-J'ai étudié, il y a longtemps, avec une danseuse Finlandaise qui avait eu comme amie de jeunesse la fille de Nijinsky. J'ai reçu un paquet, une sorte de présent que je dois lui remettre. Tout est arrangé et le rendez-vous aura lieu dans une semaine. Elle souhaite me voir dans un lieu public et seul. Elle voudrait un endroit calme où elle puisse parler. Pas de caméra. Pas d'enregistrement. Pas de chorégraphe. Elle et moi. Les questions doivent bien s'enchaîner.

Wegwood ne s'offusqua. Mills fut insistant :

-C’est aussi simple que cela ?

-Oui.

Baldwin fut ravi. Il promit à Erik de le revoir seul à seul, dans un bar élégant. Il avait des choses à lui dire. Le danseur ressentit de nouveau une grande gêne et de nouveau, il ne confia à personne, pas même à Julian. Celui-ci demeurait solide dans son souvenir mais depuis qu’il était en Californie, il le considérait comme un conseiller fiable, pour qui, il est vrai, il éprouvait de l’affection.

Dès que le colis fut arrivé, il commença, à envoyer de grands bouquets de roses blanches à Kyra. C’était pour lui étrange d’envoyer des fleurs à une inconnue, même si elle était la fille d’un grand danseur, mais Irina, qui agençait le rendez-vous fut ferme : « Erik, ne la sous-estimez pas ! A sa manière, c’est une diva. Vous avez raison avec les roses !».

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Nijinsly. Propos réels ou prêtés.. Erik en lecture.

 

22.Pendant l'été 1913, je devais partir avec la troupe pour une tournée en Amérique du sud. Diaghilev ne pouvait suivre pour je ne sais quelles raisons. C’était lié à l'astrologie, la superstition. Il pouvait être comme ça. Elle était déjà dans mon entourage. Danseuse. Très mauvaise. Sur le bateau, elle était gentille. On ne pouvait guère se parler car nous n'avions pas de langage en commun mais deux semaines plus tard, j'ai voulu l'épouser. On s'est mariés à Buenos Aires. Je la trouvais jolie. Elle me plaisait. J'étais amoureux.

 

23 Les leçons de danse que je lui donnais. Ça paraissait l'ennuyer... Elle ne m'aimait pas tant que cela ! Elle voulait un beau mari souriant qui aime les mondanités.  Mais la danse !

 

24. Igor, peux-tu demander à Serge ce qui se passe. Il ne veut plus travailler avec moi ? Demande-lui si c'est vrai. Si ça l'est, j'ai tout perdu. Je ne comprends pas.

 

25.« En réponse à votre télégramme à Monsieur Diaghilev, j'ai l'honneur de vous informer de ce qui suit : Monsieur Diaghilev considère qu'en manquant une représentation à Rio et en refusant de danser dans le ballet Carnaval, vous avez rompu votre contrat. Par conséquent, il n'aura plus recours à vos services ultérieurs. Serge Grigorieff, régisseur de la compagnie Diaghilev. » Comment pouvait-il penser que je n'avais pas compris ? C'est lui qui avait écrit cela. Ainsi, il me renvoyait sans un mot, sans rien de personnel. Il m'a payé pour le dernier ballet que j'avais dansé pour lui. Ensuite, il m'a donné le nom de ses hommes de lois. Mais je ne voulais me laisser faire. Je n'avais pas dansé car j'étais malade et quant à l'argent, il m'en devait. C’est lui qui devrait payer...

 

26 Je me suis dit que j'étais Nijinsky et que n'importe quelle compagnie internationale m'engagerait immédiatement. J'ai eu un contrat de deux mois pour Londres. Bien payé. Mais les ennuis se sont accumulés : j'ai engagé des danseurs que j'ai fait venir de Russie. Ma sœur et mon beau-frère m'ont aidé. Seulement, ce n'était pas un théâtre mais un music- hall : les ballets devaient être entrecoupés de numéros de variété ! Bronislava qui devait danser a dû renoncer car on ne lui donnait de permis de travail. Fokine a repris ses droits sur Le Spectre de la rose. Mes amies anglaises ont fait ce qu'elles pouvaient mais la scène était petite. Il fallait faire vivre les danseurs que j'avais fait venir et je ne trouvais pas de solution. Bask aurait fait des décors sans l'interdiction qu'il en avait reçue de Diaghilev. Je suis tombé malade. Des jours durant, j'avais la fièvre. Je ne dormais quasiment plus. Je criais, hurlais et je tapais  ma tête contre les murs. On m'a donné mon congé au bout de quinze jours car je ne venais pas et j'ai perdu beaucoup d'argent. J'ai jeté mes bottes à la figure du directeur ! J'étais très inquiet et humilié. J'avais peur. Kyra était née en juin 1914. Il fallait de l'argent. J'ai fini par en avoir de Diaghilev car il a perdu son procès ; ça a été épuisant.

 

27. Tamara me souriait avant d'entrer en scène. Je l'adorais et elle me rendait mon adoration. Je la désirais. Elle était très bien faite. Elle ne voulait rien savoir mais quand on dansait Le Spectre de la rose, je sentais son corps. Fokine, je le connaissais de l'école impériale. En tant que chorégraphe, il séduisait. Mais il n'était pas Dieu, moi, je l'étais !

 

28 Eleonor. Maman, maman !

 

29. Ce que je n’avais pas vu ou pas voulu voir m'apparaissait. Au matin, les oreillers de Serge étaient tout tâchés à cause de la teinture bon marché qu'il utilisait pour ses cheveux. Il voulait paraître jeune. Il avait deux fausses dents. Je le remarquais car il les touchait toujours du bout de la langue. Quelquefois, quand il était fatigué il avait un visage de vieille dame. Une méchante vieille dame. En même temps, je l'aimais mais il était dur, étouffant.

 

30. Avant moi, il avait aimé un autre homme. Physiquement. Cet homme l'a quitté au bout de deux ans. Il s'est enfui avec un autre. Il m'a trouvé et Il a exigé cela de moi aussi. Cinq ans. Il n'a pas accepté. Il n'a pas accepté. Il considérait que j'étais son compagnon, que je l'étais encore. Sa colère si intense.

 

31.Romola était si naïve. Elle pensait qu'elle m'initiait, que je n'avais jamais connu de femmes. Je ne l'ai pas détrompée. Elle tenait beaucoup à cette idée. Mais à Paris, je cherchais des filles et négociais les prix. J'en ai trouvé une fois si expérimentée que je lui ai fait honte. Elle pouvait tout de même gagner sa vie autrement ! Ces choses qu'elle savait ! Elle est devenue roide et m'a regardé droit dans les yeux. Elle avait un petit enfant et juste cela pour vivre. Quand elle me l'a dit, je me suis senti navré pour elle. Une autre fois, c'était une femme qui avait ses règles. Je lui ai dit que vraiment c'était horrible. Elle a fait comme l'autre : elle est devenue toute raide. Besoin d'argent. A Saint-Pétersbourg, quand j'ai eu mon contrat avec Diaghilev, je suis allé dans la rue et j'ai donné de l'argent et de la nourriture aux filles ; il faut donner aux pauvres !

 

32.Ma femme voulait restait dans l'incompréhension. Elle ne comprenait pas ma beauté. Elle voulait que j'aie des traits réguliers mais la régularité des traits n’est pas de Dieu. Dieu n'a pas de beaux traits réguliers !  Il se regarde en face.

 

33. Mon regard se porte vers une étoile qui ne m’a pas dit bonsoir. Elle me refusait ses scintillations. Pris de peur je veux m’enfuir, mais retenu par mes genoux qui s’enfoncent dans la neige, je me mets à crier : personne n’entend mes cris, personne ne vient à mon secours.

 

34. Je sens que Dieu me soutiendra moi qui ne suis qu'un homme parmi les hommes, coupable comme eux de bien des erreurs. Dieu veut aider l'humanité et sauvera celui qui perçoit sa présence.

 

35.Je suis Nijinsky, celui qui meurt s'il n'est pas aimé.

 

36. Matromonio. Patromonio. Matromonio. Patrimonio...

 

37. Avec mes amours pour un homme. Avec mes amours pour un homme. Homme, mon home est un home. Pomme, pomme n'est pas une pomme...

 

38. Cueurro, cueurro, pas un corro. Monotobio tonio, tonio...

 

39. Romola, Romola, Romola...

 

Après cette longue lecture, Julian fut pragmatique.

-Le scénario est précis, je l’ai lu chez toi. L’ensemble que tu m’envoies est disparate mais ce sont des textes forts. Ton travail, c’est de les livrer au spectateur avec l’intensité d’un comédien et la force d’un vrai danseur.  C’est un labyrinthe mais je sais que tu es prêt. Vas-y ! Pour le reste, c’est ton metteur en scène qui sait ce qu’il fait.

Le danseur ne parut pas convaincu. Il appela et écrivit ; mais Julian se tint à sa décision. Erik ne lui signifiait pas clairement qu’il avait envie de le voir en Californie mais il était allusif. Le décorateur fit la sourde oreille.

Et Erik fut filmé…

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Les Mots de Nijinsky. Gloire et souffrance.

 

1. La plupart des gens qui me connaissaient pensaient sans me le dire que j'étais incapable de m'intégrer socialement. Lydia Sokolova avec qui je dansais disait que j'avais du mal à suivre une conversation. J'avais l'air inquiet, je tournais la tête furtivement quand on me parlait, comme si j'étais prêt à me défendre et à frapper mon interlocuteur à l'estomac. Elle racontait que dans les soirées, j'allais m'asseoir seul, me tordait les mains et quelquefois, comptais sur mes doigts. J'étais ainsi dans la vie et avec les danseurs, c'était pareil...

 

2.Sokolova a dit qu'on ne pouvait comprendre mes idées. Je répétais le Faune avec elle et je m'employais à lui expliquer qu'elle devait danser à travers plutôt que pour la musique. Je le faisais moi-même et c'était clair ! Mais elle secouait la tête. Une fois, elle essaya de me dire que mes propos n'avaient pas de sens mais comme je me fâchai, elle fondit en larmes et quitta la scène. Plus tard elle m'expliqua que les autres danseurs ne comprenaient rien à mes demandes. Ils avaient été formés dans un style académique et ne voyaient pas pourquoi ils devaient oublier tout ce qu'ils savaient pour ressembler à des personnages de frises antiques et encore moins à des aborigènes peinturlurés ! Qu'étais-je en train de faire de la tradition classique sur laquelle leurs vies étaient basées ? Qu'est-ce que je faisais des belles formes, nobles en trois dimensions du ballet académique, des cinq positions des bras et des jambes, des pieds tournés au dehors ? Rien. Et je devais répondre...

 

3.Ottoline Morrell a écrit ses Mémoires. Elle avait été mon hôtesse à Bloomsbury et elle se souvenait de moi comme d'un homme au visage tartare, aux pommettes saillantes et aux yeux bridés. Elle paraissait admirative et s'est toujours montrée sympathique. Elle souhaitait, à ses dires, vraiment m'aider. Enfin, elle l'a prétendu. Elle a su qu'on me surnommait honteusement « le Japonais », que mon physique frappait car il était étrange et elle tombait d'accord. Elle ajoutait que ma personnalité lui avait également laissé de vifs souvenirs. J'étais naïf, timide, quasiment inhibé, vide ou presque. En somme, elle n’était pas gênée de dire que j'étais un jeune homme très débauché. J'adorais, disait-on, autant les hommes que les femmes. Enfin, il y a des choses qui se savent ! Je recevais des cadeaux extravagants. Un prince indien m'avait même donné une ceinture d'émeraudes et de diamants ! Une de ces femmes riches me dit un soir tout à trac que lors des représentations, les gens se faufilaient dans ma loge pour renifler et me voler mes sous-vêtements. Elle me regardait d'un air entendu. Une autre me dit que sur scène, je n'étais pas timide. La danse classique ne l'intéressait pas mais j'étais à la mode. Elle l'admettait, elle était venue me voir danser. Certainement, elle comprenait mieux le prince indien depuis et les autres. Ils parlaient, ils parlaient...

4 J'avais été présenté au prince Pavel Lvov en 1907. Il était riche et drôle. Il était très charmeur et très généreux. En outre, il était athlétique et beau. Il allait avoir quarante ans et s'il s'occupait de politique, il me sembla singulièrement oisif. Lvov, le peu de temps qu'il se préoccupa de moi, m'installa dans un joli appartement, me fit don d'une magnifique garde-robe et m'offrit une bague en argent. Parallèlement, il aida financièrement ma mère et elle lui en fut reconnaissante. J'adorais Lvov. J'étais amoureux. Ce soir-là, Je dansais ce soir-là au théâtre Mariinsky et j'avais la réputation d'être un enfant de génie dont la bonté et la douceur étaient connus des danseurs. Pavel était là. Il avait une loge qui, comme à l'habitude, ne désemplissait pas et je savais qu'il parlait et charmait. Après le spectacle, il y eu un dîner au Cubat, un endroit de Saint-Pétersbourg qu'il aimait. Le souper était organisé en mon honneur. Diaghilev était là. Il l'avait invité. Il était très connu dans les milieux intellectuels et artistiques de la ville. Je me souviens de la façon dont il m'a regardé et de sa voix mondaine. Je suis, a-t ‘il dit, sincèrement ravi de vous rencontrer et je vous adresse mes félicitations. Il a eu une façon de me tendre la main...La soirée a été mouvementée. Tout le monde parlait. On buvait. C'était avant la Révolution. Avec Lvov, on ne pouvait s'ennuyer. Diaghilev posait sur moi ses yeux bruns. J'étais attentif.

 

5 On racontait tant de choses sur le comte Tiskievitch. Il possédait beaucoup de terres et disposait d'un château magnifique. Les serrures des portes y étaient faites de pierreries. Il prenait un bain dans une baignoire en or ! Lvov prenait ses distances. Ce comte m’acheta donc un piano –mais ce n’était pas le comte, c’était le prince que j’aimais. Ivor connaissait la réputation fastueuse de Diaghilev mais ce fut Lvov qui argumenta. Il invita Diaghilev dans son palais. Il m'y faisait venir régulièrement et dans une des salles, je m'entraînais. Serge avait ce projet des Ballets russes. Je dansais. Il me regardait. Je restais attaché à Lvov mais lui estimait que je servirais bien plus mes intérêts avec Diaghilev. Mes dons comme danseur, étaient reconnus. Il avait raison. Je lui souris et Il m’invita à venir le voir à l’Hôtel Europe où il était descendu. Il me déplaisait à cause de sa voix prétentieuse mais il était l’instrument de mon destin. J’avais rencontré la chance. Et celle de ma mère, car sa posture n’était plus si grave...

 

6.Debussy n'aimait pas mon Faune, les critiques détestaient Le Sacre et Jeux. Le public était partagé. Beaucoup criaient. Je devais compter les mesures pour les danseurs du Sacre. Ils devaient marteler leurs pieds dans le plancher et souvent tourner sur eux-mêmes.  Le bruit dans la salle était si violent que mes danseurs se perdaient malgré la vaillance de l'orchestre. En coulisses, je comptais. Quelquefois, une danseuse, découragée me regardait. Je comptais. Elle reprenait. Ils reprenaient tous. Je comptais. En hurlant. Même pour la grande danse sacrale. Ils criaient aussi dans la salle et ne désarmaient pas. Pour le Faune, ils avaient détesté que les danseurs soient de profil, qu'il y ait ces grands mouvements de bras. Et l'indécence ! Il fallait crier plus fort qu'eux !

 

7. A Paris, ils se levaient pour applaudir et je les regardais quand je saluais ; ils criaient que j'étais Dieu. Le Dieu de la Danse ! Ils disaient : Ah mais quel Dieu ! Pas « un » dieu...Ils me trouvaient « exotique », « impressionnant ». J'étais « un vrai miracle ». Il était encore de tradition dans certains pays en Europe de faire danser les rôles masculins par des femmes travesties. J'étais donc complètement inattendu et si doué ! Quand j'étais sur scène en dehors de la scène, ils m'adoraient et en dehors de la scène, ils me regardaient, me regardaient...ça ne cessait pas. Deux ans avant, on ne me connaissait pas en dehors de la Russie et là, ils criaient mon nom ! Quel Dieu ! Tu es Dieu ! Après, longtemps après, j'ai dit : Je suis Nijinsky. Je suis Dieu. Mais plus personne n'était là.

 

8. Debussy a déclaré que Diaghilev avait usé de tout son charme pour obtenir de lui la musique de Jeux mais sur moi, il n'a eu que des paroles moqueuses : « Je ne suis pas homme de science ; je suis donc mal préparé à parler de danse, puisqu’aujourd’hui on ne saurait rien dire de cette chose légère et frivole sans prendre des airs de docteur. Avant d’écrire un ballet, je ne savais pas ce que c’était qu’un chorégraphe. Maintenant, je le sais : c’est un monsieur très fort en arithmétique ; je ne suis pas encore très érudit, mais j’ai retenu pourtant quelques leçons… celle-ci par exemple : un, deux, trois, quatre, cinq ; un, deux, trois, quatre, cinq, six ; un, deux, trois ; un, deux, trois (un peu plus vite), et puis on fait le total. Ça n’a l’air de rien, mais c’est parfaitement émotionnant, surtout quand ce problème est posé par l’incomparable Nijinsky. Pourquoi me suis-je lancé, étant un homme tranquille, dans une aventure aussi lourde de conséquences ? » Il écrivait cela. Voilà. Et de Diaghilev, il parlait comme d'un homme habile, capable de faire danser les pierres et si merveilleusement créatif !

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik en Californie. Nouvelles perspectives.

 

Mills et la production avaient tout prévu : lieux de répétitions, salles de travail, logements et divertissements. Soucieux de leur faire découvrir sa ville, il promena Christopher et Erik dans les quartiers les plus pittoresques de sa ville et fit des commentaires avisés. Sur Hollywood boulevard, en voyant les multiples étoiles d’actrices célèbres, de comédiens vedettes et d’autres célébrités du cinéma, Erik fut ému. L’Amérique, vraiment ! Et la Californie surtout ! Ce qu’il en voyait le faisait rêver et c’était un climat de rêve. Nicolas ressemblait davantage à un étudiant boutonneux qui ne sait pas s'habiller et rate ses examens qu’à un sémillant metteur en scène. Il n'était pas très grand, était loin d'être mince et portait des t-shirts informes et des jeans fatigués. Il était affublé de grandes lunettes dont il ne semblait jamais nettoyer les verres. Ça aurait pu être un personnage de bande dessinée s’il n’avait eu une vision très claire du film qu’il voulait tourner et une connaissance de la danse classique bien plus solide que ce qu’il laissait paraître. Et pour finir, sur Nijinsky, il était pointu.

-Bon, je vous ai montré tout ce qu’un touriste bon teint est en droit d’attendre de Los Angeles. Pour le reste, il faudra vous débrouiller tout seuls. Maintenant, on travaille.

Et rapidement, ce fut le cas. Le chorégraphe et ses danseurs répétèrent dans un studio qu’on leur alloua. Seul Erik venait de New York. A l’habitude, il connaissait ses partenaires de scène. Comme ce n’était pas le cas cette fois-ci, il devait se familiariser avec eux. Caroline Flint avec qui il danserait le Spectre de la rose et Adelia Estevez qui serait sa partenaire au même titre que Margaux Jones pour Jeux étaient présentes ainsi que les danseuses qui interprèteraient les nymphes dans l’Après-midi d’un faune. Tout devait être au point pour le filmage. Il fallut donc travailler dur ; Erik le fit tout comme les autres. Le fait d’être dans un contexte si exotique le galvanisa.

Avec Sandra Taylor, Erik reprit les exercices de diction qu’il avait commencés à New York. Il fut surpris que cette femme entre deux âges, encore fort belle, lui demanda bien plus que son professeur précédent.

-Vous devez non seulement vous exprimer clairement en ayant une diction parfaite quand vous allez aborder les textes de Nijinsky et  pour cela vous devrez faire preuve d’emphase ;  mais bien sûr, il vous faudra paraître naturel quand, dans le film, vous évoquerez votre métier de danseur et ferez passer votre amour pour cet art. D’un côté, vous rendrez compte et de l’autre vous devrez donner l’impression que vous vous exprimez spontanément alors que tout sera écrit à la virgule près. Il vous faut donc deux types de phrasés…

Mills, Erik l’avait compris, devrait entremêler les scènes où Erik parle des ballets qu’il travaille, celles où il fait des étirements, travaille à la barre, longtemps et seul et celles où son chorégraphe le met en scène. Il devrait saisir les interactions entre le chorégraphe, Erik et les autres danseurs qui interviendraient à divers moments. Et enfin, il faudrait qu’il le montre autre quand il lui ferait réciter des extraits entiers du Journal de Nijinsky.  Le budget du film n’était pas extensible. Tout devrait être au point avant le transfert de l’équipe à Corona del Mar, une ville balnéaire ou la supposée troupe d’Erik serait filmée entre préparatifs et farniente.

Tout était au point semblait-il, même si Sandra Taylor regimbait beaucoup. Elle était actrice de formation et ne trouvait pas Erik convainquant. Comme elle l’invitait à dîner, ce qui le surprit beaucoup, Erik admira le restaurant en terrasse qu’elle avait choisi et sa merveilleuse vue sur la gigantesque ville ; il le fut moins quand Sandra posa sa main sur la sienne. C’était donc pour cela qu’elle ne le trouvait pas assez bon ? Elle devait vouloir le faire progresser en privé. Quand, un peu confus, il fit des confidences à Nicolas, celui-ci pouffa de rire.

-Erik, les Californiens aiment l’exotisme ! Tu as cédé ?

-Mais non.

Le metteur continua de rire.

-A toi de voir.

-Non, mais c’est tout vu.

Le danseur régla ce problème en maintenant ses distances face à Sandra, qui dut reconnaître la ténacité d’Erik : il tenait compte de ses conseils et s’en tirait de mieux en mieux. Toutefois, le danseur se trouva face à un autre écueil. Il fut présenté à Alec Baldwin, le producteur. Christopher et Nicolas étaient présents lors de ce dîner.

-C’est une entreprise ambitieuse et compliquée que celle de ce film. Moi, je voulais un danseur et un comédien ! C’était trop compliqué. Cependant, vous devez tout à la fois être un jeune danseur rieur et un autre qui se tend tellement vers Nijinsky qu’il en vacille. Vous devrez faire plus qu’évoquer le danseur mort. Et puis, quand vous direz les textes du Journal, vous devrez montrer des interférences entre la vie de cet humble danseur et celle de celui qui est désormais une icône ! Enfin bon, nous sommes exigeants en Amérique ! Vous devez le savoir d’ailleurs car vous y travaillez.

Mills parla ensuite de la façon dont il allait imbriquer les scènes de danse, les répétitions, le travail individuel d'Erik et les textes du Journal. Il parla de la musique. Il aurait bien sûr Stravinski, Debussy et Von Weber mais de la musique contemporaine qui accompagnerait le parcours du danseur. Wegwood fit une mise au point sur son travail de chorégraphe. Enfin, Kyra Nijinsky fut évoquée. Baldwin voulait qu’elle parût dans le film après le filmage de Jeux, elle-même insistant pour commenter ce ballet méconnu. Elle était pour l’instant d’accord mais il y avait de quoi être inquiet. Depuis que le projet avait vu le jour, elle s’était fait une spécialité des allers et retours. Elle avait un caractère heurté et, on devait l’admettre, une santé psychique précaire. Il y avait bien une alternative qui consistait à filmer Tamara, la seconde fille du danseur russe mais celle-ci, cependant, n’avait fait qu’entrapercevoir un homme malade alors que l’autre l’avait côtoyé. Toutefois, le producteur fut clair. Elle avait signé un engagement. Au besoin, on insisterait pour qu’elle le respecte. Il craignait que Mills n’insiste sur son exotisme…

2 avril 2024

Erik N / le Danseur. Partie 3. Un film en Amérique. Erik et les défis.

 

1. Un engagement, un départ, un film

En juin 1987, Erik prit l'avion pour Los Angeles avec Christopher Wegwood et tous deux bavardèrent. C’était un américain originaire de Philadelphie.  Il avait été danseur avant d’être chorégraphe et avant de revenir dans sa ville natale, il avait travaillé à Washington. Il rêvait bien sûr d’une reconnaissance bien plus marquante que celle qui lui avait été jusqu’alors réservée et il comptait sur ce film pour l’atteindre. Eric et lui n’avaient eu l'un avec l'autre que des rapports professionnels mais, sachant qu'ils allaient commencer un tournage, ils sentirent l'enjeu d'une bonne entente. Wegwood semblait l'opposé d'Erik. Il avait épousé une ballerine dont il avait deux enfants, il croyait au couple, était un père attentif et accordait beaucoup d'importance aux valeurs de la vie conjugale. A trente-cinq ans, il restait ambitieux. Il se voyait bien créer sa propre compagnie, entraîner ses danseurs et leur faire interpréter ses propres chorégraphies. Il se sentait prêt aussi à mettre en scène une comédie musicale où un spectacle de danse orienté vers le tango. Et, comme il n'était ni un rêveur et encore moins un idéaliste, il se disait que si tout cela ne fonctionnait pas, il avait assez de talent d'abattage pour se faire inviter comme chorégraphe par de grandes compagnies de danse ! Au mieux, il avait devant lui de belles années de création et au pire, il devrait rester pragmatique. Il ouvrirait une école de danse chez lui, à Philadelphie, et se ferait connaître. Beaucoup de jeunes danseurs sont déterminés à mettre toutes les chances de leurs côtés pour réussir : un professeur doué et charismatique, des exigences élevées et beaucoup de professionnalisme pouvaient emporter la donne. Pour l'heure, il avait attiré l'attention sur son travail. Il existait beaucoup de versions du Sacre du printemps, chaque chorégraphe cherchant à donner à l’œuvre une touche personnelle. De New York, il gardait le souvenir d'une épreuve réussie. Il avait fédéré une troupe de haut niveau, dirigé l'ensemble des danseurs avec sagacité et fermeté et s'était « attaqué » aux « stars » dont Erik. Il faut se méfier de gens comme lui, apparemment si souriant et courtois. Avoir obtenu de ce jeune homme distant une telle confiance l'avait récompensé de ses audaces. Désormais, ils s’estimaient.

Dans l’avion, ils parlèrent du film et Wegwood qui avait déjà rencontré le producteur et le metteur en scène, ainsi que les deux scénaristes, lui dit que le film reposait sur le choix du danseur. Il ne s'agissait de transposer de la danse au cinéma et que se dire que bon an mal an, on finirait par sortir le film. Il fallait montrer la trajectoire d'un danseur d'aujourd'hui, sa vie intérieure et ses aspirations et montrer comment celle-ci pouvait se retrouver liée au danseur phare du début du vingtième siècle. Bientôt, il en saurait plus ...

Quand ils atterrirent, ils étaient l'un et l'autre contents. Christopher retrouvait sa femme et ses enfants, qui étaient venus le soutenir et rapidement, il travaillerait avec Erik et les autres danseurs sur les trois ballets qui seraient centraux dans le film : le Spectre de la rose, L’Après-midi d’un faune et Jeux. Quant à Erik, qui avait déjà appris son rôle, il devrait travailler sa diction avec un coach car il n’était pas acteur ; c’était important pour les extraits du Journal de Nijinsky qu’il devrait réciter çà et là. Docile, il avait déjà trouvé quelqu’un à New York pour travailler en ce sens et il était d’accord pour poursuivre.

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Des fleurs vivantes pour Kyra.

 

Le 6 juillet 1987, il s'en souviendrait toujours, il avait rendez-vous avec mademoiselle Nijinsky dans le « petit salon » d'un hôtel de moyenne gamme. Il devait aller à San Rafael au nord de los Angeles et la retrouver en milieu de matinée. Il hésita pour savoir s'il devait rouler de nuit ou dormir à l'hôtel puis retint un départ nocturne. Il remplit l'arrière de sa voiture de gerbes de lys et de roses blanches.  Et roula calmement. La circulation de nuit aux États- Unis l'amusait toujours, tout y étant si réglé. Il fallut sortir de Corona del Mar et longer la route côtière. Erik, en roulant ainsi se dit qu'il rejoignait des milliers de voyageurs européens antérieurs à lui et qu'ils étaient aussi stupéfaits qu’eux car pour un habitant de l'ancien-monde, ces vastes routes, cette façon de circuler et de signaliser ne pouvait appartenir qu'à l'Amérique et c'était fascinant ! Six, dix heures, douze heures après, on n'était encore nulle part ! Il était content car la nuit était sereine et de l'arrière de la voiture, lui arrivait le parfum des fleurs. Quand il vit enfin la petite ville, il commença à exulter. Dans la fraîcheur nocturne, son attente était intense !  Elle lui avait dit Woodland Avenue, Nigthingale Inn. Était- ce possible, un nom aussi poétique ? L'aube arrivait. Tout l'amusait maintenant. Il attendit et marcha longtemps aussi dans un centre-ville désert où l'hispanisme avait encore ses droits. Elle avait dit « près d'Albert Park ». Il y était. Enfin, après trois cafés dans trois endroits différents, il fut prêt. Les roses avaient souffert du voyage. Il serra les lèvres : offrir un bouquet fané à la fille de Nijinsky ? Il était vraiment stupide. C'était un hôtel quelconque mais très américain : de grandes pièces, de la moquette, des couleurs inattendues et un personnel très aimable. Il la demanda. La réceptionniste parut gênée : personne du nom de « madame ou mademoiselle Nijinsky » n'avait laissé de message pour lui. Il se reprit :

-Pardon, madame Markevitch ?

-Oh, elle vous attend là-bas au fond, vous voyez ? Le salon vert !

Il sourit à la jolie réceptionniste et traversa la salle. Elle l'attendait. Et là, il se sentit honteux, mal à l'aise. Ce bouquet défraîchi pour une dame comme elle ! Elle n'était pas très grande et l'âge ou les excès lui avaient prendre beaucoup de poids ; son visage, bien sûr, accusait les années. Elle devait avoir plus de soixante-dix ans. Mais cette ossature de visage, ces pommettes hautes, ce regard aigu ! Elle avait de grands yeux verts ! Et ce maintien un peu étrange : le cou fort, la tête haute et le torse solide. Elle avait des mouvements de tête sidérants, une façon de bouger les mains. Elle était...elle était comme son père. La saluant et la regardant, il était stupéfait. Qu'avait-il fait jusque-là ? Il n'avait rien compris au rôle, au film. Il suffisait de la voir pour comprendre. C'était la fille de Nijinsky ! Elle avait eu, il le savait, une enfance cosmopolite et vie difficile. Elle avait connu les excès et la maladie après avoir été élevé auprès d’un père qui avait des accès de folie et une mère qui avait parfois été dure. Elle avait danseuse peu de temps et sa carrière ne laissait pas de traces. Par Irina, il venait d’en apprendre beaucoup…

Elle semblait lasse et il s’en voulut. Quel prétentieux il était de venir la solliciter pour ce film où, après tout, elle n’avait peut-être rien à faire ! Il s’en voulut d’être un tel émissaire…  

-Je suis navré, vraiment…

-Pourquoi ?

-L’arrière de ma voiture est pleine de fleurs mais elles ont mal supporté le voyage…Quand les fleuristes vont ouvrir, je vais aller les remplacer. Irina m’a dit que vous aimiez les lys et les roses. Les fleurs sont vivantes…

 

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Les mots de Nijinsky. L'âme d'un danseur.

 

9. A sept ans, j'étais avec mes parents à Vilnius. Ils voulaient que je fasse mes débuts de danseurs et je les ai faits. C'était dans un cirque. Je jouais un petit ramoneur qui observait une cheminée en flamme, entrait dans une maison et sauvait un petit cochon, un lapin et un singe avant de mettre le feu à mon tour. Eléonora ma mère adorée applaudissait beaucoup et Thomas, mon père, était content. Ils avaient une vie de danseurs itinérants mais elle leur plaisait. Je ne sais pas quand elle a su qu'il avait une maîtresse. Elle a dû se disputer avec lui et il est resté avec nous, comme s'il avait choisi de le faire ; mais après, il nous a laissés. Sa maîtresse était enceinte.

 

10. A Saint-Pétersbourg, j'étais petit, j'avais neuf ans la première année. Je pleurais souvent. Ils avaient tellement voulu que j'intègre cette école, mon père, ma mère.  Enfin, il restait ma mère. Après, il y avait Bronislava ; ça faisait deux danseurs. Mon frère était malade. Je me souciais de ma mère qui mangeait si peu, certains jours rien. Au début, j'avais de grosses larmes mais ils se déchaînaient tellement. C'était une raison de ne plus le faire ! Je ne pleurais plus devant eux mais en cachette ; mais ils ne m'aimaient pas quand même.

 

11. Nicolas Legat. Il me parlait fermement mais gentiment. A l'école, ils m'avaient battu, mis à part, mais je les battais tous maintenant : dons exceptionnels ! Il les avait devinés, développés et confirmés. Tous ces gens-là devenus polis, déférents...Monsieur Legat...

 

12. J'ai lu qu'à dix-huit ans, lors de sa première saison dans le Ballet impérial, je me serais arrêté de danser une nuit au milieu de l'acte I du Lac des cygnes et me serais ostensiblement caressé devant la fosse d'orchestre tandis que les musiciens jouaient encore. Pourquoi ? Pourquoi a-t’on écrit cela ? Je me serais littéralement masturbé en public ? Et on a dit pareil pour le Faune !  Non.

 

13. Serge était imperméable à certaines critiques. Il n'était nullement dérangé de dire qu'il vivait avec moi. Souvent, ça ne me troublait pas non plus. Mon nom était entouré d'un parfum de scandale et de toute façon, les rôles qu'au début, Fokine avait créé pour moi étaient ambivalents, très franchement sexuels. Quand j'étais l'esclave doré dans Shéhérazade, j'apparaissais le corps peint et couvert de perles. On disait, dans certains journaux, que j'étais une image de perversité : exotique, androgyne, violente, soumise. Le scandale allait très bien à Serge, à croire qu'il était né avec ! J'avais horreur qu'on dise que la première fois que je l'avais rencontré, il m'avait mis dans son lit ! C'était moi qui lui avais fait l’amour ! En fait, je m'étais jeté sur lui. On parlait trop depuis quelques heures. Et il était ma chance, non ?

 

14.Serge m'avait totalement fasciné, au début. Sa culture étourdissante, son énergie, le nombre incalculable de ses relations. C'était un grand seigneur. Il avait des idées sur moi : il voulait que je prenne la tête des Ballets Russes. Les ballets dans lesquels j'étais apparu avaient eu tant de succès ! Il fallait travailler dur mais je travaillais déjà tellement ! Quelquefois, je perdais le sommeil, j'étais fiévreux. Les ballets, les chorégraphies, les tournées. Quel Dieu ! Tu es Dieu. Serge se mettait en colère. Il disait que ce devait être moi qui devais faire cela. Moi ! Dieu-Moi. Après, j'étais en litige avec Serge. Lui non plus finalement n'aimait pas tant que cela Le Sacre. Et bien sûr, il y avait d'autres raisons. Massine a tout pris. Mes rôles. Mon travail. Il attendait tellement cela !  Quel Dieu ? Tu es Dieu ?

 

15.Quand j'avais douze ans, je suis tombé. Je suis resté dans le coma plusieurs jours ; ça me faisait peur après. C'était comme la mort. Ma mère qui ne s'alimentait plus après le décès de mon père, c'était aussi comme la mort. Mais je suis resté vivant, pas elle.

 

16 Les Sylphides, Shéhérazade, Le Spectre de la Rose, Petrouchka : je suis devenu une star internationale. De grands écrivains se penchaient sur mon cas. Ils disaient que j'étais aussi un extraordinaire comédien ! Évidemment, pas très classique. Ils me trouvaient fascinants. Diaghilev me traitait comme un enfant. Je lui paraissais souvent ennuyeux. Il me fallait aller sur scène. Et là, ses regards...

 

17. Debussy n'aimait pas Jeux.  On lui avait commandé une musique dont on ne faisait rien et ça l'agaçait. S'il avait connu les idées de Diaghilev là-dessus, il aurait haï l'ensemble. Il y avait un parc, un court de tennis et des danseurs. A l'origine, il s'agissait d'une rencontre homosexuelle, entre trois hommes. C'était un scénario que personne n'aurait reçu et j'ai dû le transformer. C'est devenu un garçon et deux filles. Je voulais tout de même, à un moment, danser le ballet sur pointes avec des chaussons de danseuse mais c'était encore trop audacieux. J'aimais ce ballet mais n'ai pu faire comme je voulais. Souvent, j’imaginais Debussy déjeunant avec Serge et moi avec son air plein de réserve. Très grand seigneur, il l'aurait mis en toute simplicité dans la confidence. Debussy et la turpitude...Rien que d'y penser...Ah[FRANCE -1]  ah ah !

 

18. Je l'aimais sincèrement. Il m'a dit que l'amour des femmes était terrible. Sur le moment, je n'ai pas compris. L'amour que j'aurais porté aux femmes ? Celui qu'elles m'auraient porté ? Il parlait du désir, de celui que j'avais pour elles. Il disait : ah mais non, c'est dégradant. Je l'ai cru.


19. Une fois, je lui ai demandé pourquoi il portait un monocle. Il m'a répondu qu'il avait un œil plus faible que l'autre et qu'il fallait corriger ce défaut. Et puis il a ri violemment. J'ai compris qu'il me mentait. Mais il me mentait pourquoi ? J'étais mal à l'aise. Après, il a dit qu'il adorait qu'on parle de lui et que son monocle pouvait être un sujet de conversation. Je n'ai rien dit.

 

20.1916. États-Unis. Diaghilev m'a fait confiance de nouveau après une brouille sévère qui l'a déchiré lui comme moi. Je me suis produit à l'opéra de New York et dans d'autres villes. Il y a eu des moments extraordinaires. En Californie, Chaplin est venu me voir dans ma loge. Je parlais avec lui et ça ne cessait pas. Serge est venu plusieurs fois me dire d'entrer en scène car le public devenait fou ! Mais moi, ça m'a fait rire. Chaplin avait l'air surpris. J'ai continué de lui parler. Je lui ai dit « oh, vous savez, ils peuvent attendre ! » Aussi, je l'ai rejoint sur un tournage ; Il était très admiratif. Je lui ai dit qu'à sa manière, il était aussi un grand danseur. J'ai parlé aussi et longtemps avec des étudiants américains.

 

21. 1917 : il a fallu retourner en Amérique du nord. Serge n'est pas venu. Il cherchait des engagements. C'était une période difficile. Je me suis lancé dans une tournée harassante de quatre mois. Cinquante-deux villes. Il y avait plus de cent danseurs et musiciens. Je ne nie pas que tout se soit mal passé. Mais, c'était très difficile : je devais m'occuper de toute la partie administrative et je le faisais bien que n'ayant aucune formation. Je lisais Tolstoï depuis longtemps et je suis vraiment son adepte maintenant. En fait, il me plairait d'être un moine. Je prône la non-violence, la chasteté dans le couple et je suis végétarien ! Je pense que mes convictions sont belles. Je bénis mes danseurs. Je mets dans les rôles titres des interprètes peu connus et c'est vrai, j'oublie de dire quelquefois, que ce n'est pas moi qui danse ! De toute façon, je veux que Romola et moi quittions tout cela ! Je fais ce qui est le mieux. Je suis pacifiste. On me dit pourtant que beaucoup sont mécontents et que financièrement, cette tournée est un désastre. Serge dit qu'il est content : je danse encore pour les Ballets russes. Plusieurs mois. J'ai pourtant voulu m'en défaire. Il a de bons danseurs, il a Massine, non ? Mais lui considérait que le moindre échange écrit prenait valeur de contrat. Je ne voulais pas aller en Amérique du sud mais en Espagne, il m'a fait arrêter avec Romola et donc j'ai encore fait cette tournée-là. Je me souviens du 30 septembre 1917. C'était lors d’un gala de la Croix-Rouge où je me produisais, à Montevideo. C'est vrai, ce n'était pas bien, j'ai fait beaucoup attendre. Je ne pouvais pas faire autrement. Tout le monde était mécontent mais je ne me sentais pas prêt ! A minuit, je suis monté sur scène. J'ai dansé sur des nocturnes de Chopin ; je me sentais en forme et je dansais, je dansais ! C'était très bien, je pense ; Toutefois, j'ai entendu Arthur Rubinstein pleurer. Le ballet était fini. Je ne comprenais pas. Je lui ai demandé pourquoi il avait du chagrin : un si grand interprète et un homme si humble. Les larmes coulaient sur son visage. Je l'aimais car j'aime tous les hommes et je voulais le bénir ! Il a fini par me dire que ce que j'avais dansé était plus triste encore que la mort de Petrouchka. Non, ce n'était pas triste ! J'ai froncé les sourcils. J'avais vingt-huit ans.

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik en tournage. Dépaysement et jeux d'influence.

 

On dîna joyeusement ce soir-là et Erik se sentit rassuré. Mais quand Baldwin demanda à le voir personnellement, il fut étonné. L’entrevue eut lieu dans un bureau. Le producteur le rassura. Il avait de bons échos du travail d’Erik au New York city ballet. Et pour le reste, il lui lança plusieurs regards insistants. Le danseur en resta mal à l’aise mais cette fois, il n’en parla à personne. Il déclina ensuite une invitation à dîner en tête à tête.

Julian et lui échangeaient brièvement au téléphone depuis qu’il était arrivé en Californie. La voix ferme du décorateur rassurait le danseur : elle lui donnait confiance. Il était heureux de l’entendre d’autant que toute l’équipe de tournage se transférait à Corona del Mar, où le tournage commencerait. On filmerait d’abord dans une très grande villa construite sur une hauteur. Elle dominait une belle plage et semblait avoir été conçue, avec ces grandes baies vitrées, ses escaliers imposants et ces grandes pièces pour les amours tumultueuses d'une actrice des années cinquante et d'un quelconque producteur. Ce serait dans ce beau lieu que seraient montrés les échanges entre les membres d’une compagnie de danse qui cherchait sa voie et leurs interrogations. En contrebas de la grande villa, il y avait un studio de danse. Christopher et Erik se sentirent dépaysés et amusés. La villa avait de multiples chambres et toutes furent occupées. Le filmage commença tout de suite. Sur la terrasse, dans le salon, dans plusieurs des chambres, Mills capta les échanges rieurs, les moments solitaires, les élans et les doutes de ces jeunes gens ; il fit de même sur la plage. Tous ces danseurs étaient jeunes et conscients de l’héritage qu’ils portaient. Ils s’appréciaient, s’aimaient parfois et se disputaient. Erik était le plus intrigant. Il dansait avec les autres mais semblait à part. Un de ses camarades lui disait à un moment :

-Tu restes tourné vers le début du vingtième siècle, mais les Ballets russes et Nijinsky, c’est ancien ! Pour toi, on dirait, on dirait que demain, tu pourrais croiser Diaghilev et Fokine ; et bien sûr, chaque fois qu’on te parle, on dirait que tu attends Nijinsky ! Tout a tellement changé ! En leur temps, ils ont révolutionné la danse mais tu devrais le savoir, c’est à la légende qu’ils appartiennent, pas à la vraie vie. Et puis franchement, la part d’ombre de ce danseur russe est si forte ! Cinq ans de gloire puis la folie et une mort obscure…

-Avant d'être malade, il était danseur. Être danseur n'est pas un obstacle à l'intelligence. Il n'avait sans doute pas écrit avant d'aller si mal mais quand il la fait, il a convoqué l'interprète et le chorégraphe et l'homme blessé bien sûr. Son écriture a transcendé sa carrière. L’une et l’autre nous frappent encore aujourd’hui mais, peut-être parce qu’il a très peu été filmé, son aura de danseur a décru. Il reste ses paroles, ses dessins aussi…

-Les éléments d’un mythe !

-Il est vivant !

Tout allait vite. Erik évitait de trop penser : on lui avait dit d’être spontané pour tout ce qui touchait à cette compagnie de ballet qui s’ébattait là.  A l’évidence, dans ce registre, il se débrouillait bien. Pour ce qui est des textes du Journal, il n’en allait pas de même selon loin. Ils étaient nombreux, ne suivaient pas la chronologie et l’obligeaient à une vraie rupture de ton. Il était parfois juste, parfois non. Sandra continuait de travailler avec lui et Mills était patient ; mais il ressentait un malaise. Que comprendrait le spectateur ? Issu d’une famille de danseurs polonais, Nijinsky avait été abandonné par son père. Sa mère, qui avait peu d’argent, avait réussi à ce que deux de ses trois enfants intègrent l’école impériale où ils étaient boursiers. Vaslav, dont les dons pour la danse étaient spectaculaires, ne réussissaient pas bien dans les autres matières et on s’était moqué de lui ; mais il avait réussi à intégrer une troupe prestigieuse où on vantait son talent. Il y faisait si peu fortune qu’il avait dû donner des leçons particulières et trouver de riches protecteurs. Diaghilev, qui était déjà connu pour des opéras qu’il avait montés et de prestigieuses expositions d’art qu’il avait présentées, voulait monter une compagnie de danse de premier plan, dont les objectifs seraient nouveaux. Il avait repéré Nijinsky, qu’il avait séduit et l’avait placé au centre des Ballets russes jusqu’à ce que le jeune homme ne souhaite s’émanciper et se marie. La disgrâce l’avait frappé tout de suite et même si, par la suite, il avait encore travaillé avec Diaghilev, jamais il n’avait renoué avec la période magique où il avait connu la gloire. Loin des ballets russes, il n’avait su tracer sa route ; il n’était pas pragmatique. Peu à peu, la maladie mentale l’avait retiré du monde de la danse. Toutefois, les textes que devait réciter Erik ne suivaient pas logiquement les étapes de sa vie. Pour le danseur, le risque de confusion était grand. Mills dut le rassurer :

-Il y a une voix off, Erik, ne t’inquiète pas. Le spectateur aura suffisamment d’indices pour s’y retrouver.

-Mais, on ne voit qu’un esprit torturé par la maladie, entouré par des médecins, confiné dans un petit espace, assailli par des visions terribles, pris par le mysticisme !

-Non ! Il y aura les trois ballets et Kyra Nijinsky.

-Bien…

Toutefois, Erik ne put s’empêcher d’envoyer ces textes à Julian.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Revoir Erik , juste avant la Californie.

 

Erik, se tenait de profil. Par les grandes baies vitrées, il contemplait les lumières de Manhattan ; la nuit vibrait. Se sentant observé, il se tourna et adressa un sourire à Julian.

-Oui, je continue.

Julian le contempla un instant puis se remit à lire. Les grandes baies vitrées qui donnaient sur la ville plongeaient le loft dans une délicate pénombre et des lampes brillaient çà et là. Il régnait une étrange atmosphère aussi concrète que poétique. Les contours des meubles, les piliers qui soutenaient l'édifice tout autant que les tapis et les tableaux disposés çà et là créaient une ambiance déroutante.

-C'est très beau, ici. Tu as su créer un décor simple et poétique.

-Oui, ça m'apaise beaucoup.

Julian se remit à lire mais s’arrêta encore et dit :

-Je ne sais quelle envergure ce « Mills » a comme metteur en scène mais il est à l’origine d’un scénario très bien construit, les dialogues se tiennent. Ce sera une belle expérience. Mais malheureusement…

-Malheureusement ?

-Je ne peux pas finir maintenant. Je vais te laisser. Tu es à la veille d’un grand départ.

-Non, non ! C’est important. -Tu peux rester mais sois fraternel.

-Fraternel ? Est-ce à propos ?

-Mais oui, tu peux dormir ici.

-Il n’y a que ton lit.

-Et bien, tu auras sommeil une fois que tu auras fini de lire ce scénario. Et moi, je dormirai déjà.

Julian était stupéfait. Devait-il accepter ? Le champagne l’avait plongé dans une douce langueur ; il refusa d’intellectualiser et accepta spontanément.

-D’accord.

Erik passa dans la salle de bain dont il ressortit les cheveux mouillés. Il se les essuya avec une serviette éponge. Il portait un pantalon de pyjama blanc et un t-shirt à manches longues, blanc également : c'était une belle image simple et le décorateur la trouva belle.

-Il y a ce qu’il faut dans la salle de bain. Cherche dans les placards.

-Tu es plus mince que moi…

-Je t’assure, tu vas trouver.

Cette fois, ils riaient tous deux. Julian revint tout en brun et trouva cette fois Erik allongé sur son lit dans une pose d'enfant sage et rêveuse. Julian fut surpris de le trouver si abandonné, prêt au sommeil.

-Je ne vais pas te déranger ?

-Non, tu vas lire.

-Tu vas vraiment dormir ?

-Mais oui ! Les deux nuits dernières, j’étais agité à cause de ce film. Je ne tenais pas en place.

La douceur d’Erik le surprit. Il s’était mis dans les draps et fermait les yeux. Comme il l’avait dit, Julian termina la lecture du scénario et se dit qu’Erik serait chanceux si le metteur en scène était doué et que le film ne se heurte pas à un problème de distribution. Comme il se faisait ses réflexions, il vit la chatte Isabel venir se lover contre Erik et se mettre à ronronner. Lui-aussi s’allongea. Il n’y avait aucun rideau nulle part et l’éclat de New York entrait dans la chambre : c’était insolite. Comme il peinait à trouver le sommeil,  il dit à mi-voix :

-Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi, si ravissant et si buté, si charmant et si concentré, si créatif et si obstiné. Surtout, je n'ai vu quelqu'un qui ait une telle volonté et une telle passion pour la Danse, une telle humilité face à cette passion, un tel abandon de soi. Maintenant, il est des vérités paradoxales. Je t'ai désiré et je t'ai attiré et je t’ai exaspéré avant de te frapper. La logique serait de te dire que je suis navré, que je me vomis d'être ainsi. Mais c'est faux. C'est parce que tu es ainsi que ma vie a du sens et tu éveilles en moi un amour si fort. Tu comprends ? Je te ne ferai plus de mal, seulement du bien, enfin si j'y arrive...

Mais Erik, il s'en rendit compte, avait une belle respiration régulière. Dans la pénombre, son visage était lisse et calme ; endormi, il avait un léger sourire sibyllin.

-Ah tu ne sais pas ce que j’ai dit !

La chatte, elle, avait entendu. Elle ronronnait plus fort. Julian resta longtemps les yeux ouverts dans ce singulier appartement mais son inquiétude et sa crispation s'en allèrent et il s’endormit, lui-aussi.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Erik accueille Else et revoit Julian.

 

7. Des rencontres et un départ.

Erik s'apprête à partir en Californie pour y tourner un film sur Nijinsky. Cette nouvelle perspective l'enchante. Else, sa soeur vient le voir et, contre toute attente, il contacte Julian et le revoit.

Il posa un congé pour l'été qui lui rendit plus facile ses dernières obligations. Les derniers mois à New- York lui parurent moins pesants. Il vivait de nouveau seul mais il reçut sa famille : Kirsten, ses trois enfants et son mari et Else dont la beauté le stupéfia. Kirsten honorait un voyage prévu de longue date mais dès qu'il la vit, il souhaita que son séjour de dix jours puisse être ramené à trois. Il ne la retrouva pas telle qu'elle avait été, encourageante et observatrice. Elle était pesante désormais et son mari et leurs deux enfants ne l’étaient pas moins ; mais Erik, qui constatait avec désolation que la communication entre sa sœur et lui était devenue inexistante, fit son possible pour distraire tout le monde.

Avec Else, ce fut tout le contraire. Elle fut d'emblée admirative et très respectueuse. Il put se promener dans Manhattan avec elle et s'amusa. Lui, en cuir et elle en grand manteau ouvrant sur un short avec corsage ajusté, bas foncés et bottines, offraient un spectacle magnifique et en étaient conscients. Elle était très bien faite, mince, longue. Elle savait se maquiller et s'habiller et elle était jeune, fraîche, curieuse de tout. Il l'avait emmenée en boite où on les prenait pour des amants. Elle y faisait fureur, blonde et scandinave comme elle l'était et, vêtu de noir comme elle et aussi somptueux qu'elle dans sa mise dépouillée, il intriguait et attirait. Elle fit l'amour à droite et à gauche non sans qu’Erik lui ait dit de prendre soin d'elle. Elle était aussi splendide sans maquillage et vêtue d'un grand tee-shirt au petit déjeuner qu'en Chanel dans un restaurant snob ou en minirobe noire et escarpins dans une boite chic. Ils furent pris en photo et on les admira. Else rit et dit :

-Que nous sommes sexy !

-Toi, surtout. Les hommes te dévorent des yeux !

-Les hommes et les femmes, tu veux dire ! Ça fait longtemps que j’ai compris ça, Erik et j’ai fait certaines choses moi-aussi : j’ai aimé les plaisirs variés… mais je préfère les hommes en fin de compte ! Pour toi, c'est pareil, tu attires ces messieurs et ces dames. Je me trompe ?

-Non.

-Ils ont raison : tu es très beau ! Je ne suis pas curieuse. Je ne sais pas quelles réponses tu donnes aux questions que tu te poses en ce domaine et elles te regardent ! Et après tout, l’important est qu’ils nous trouvent à leur goût mais qu'ils ne nous dévorent pas !

Il ne put s’empêcher de rire : elle était très directe.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Erik : quitter New York pour la Californie.

 

Erik tenait à passer seul ses derniers jours à New-York. L’avant-veille de son départ, Il revint chez lui vers seize heures, lut, regarda un film puis se concocta un petit dîner qu'il comptait accompagner d'un verre de champagne. Une heure plus tard, il avait compris : ça ne servait à rien. Tous ces mois de souffrance silencieuse, cette volonté d'être dans l'oubli n'avaient pas été libératrices. S'il connaissait un certain apaisement, il le devait à la chasteté qu'il avait cultivée ces derniers temps. Elle se révélait bien moins vaine que ces rencontres nocturnes qui avaient rempli son ordinaire peu après le Bronx et continuaient de le marquer. Elle lui permettait de se reconstruire et d’avoir de lui-même une image qui n’était plus dégradée Cependant, s’il s’apprêtait à partir plus serein en Californie, il lui resterait bien des doutes et des questionnements. Seule la confrontation avec Julian pourrait les apaiser, il le savait depuis des semaines mais, pris dans des souvenirs négatifs, il n’avait pris aucune résolution. Depuis quelques jours cependant, la tentation d’appeler son ami était grande et son départ devenant imminent, il ne put s'en empêcher. Le décorateur n'était pas chez lui mais il lui dit son départ proche mais pas la raison de celui-ci. Il l'invita à dîner.  Il crut à vingt heures que l'appel était tombé dans le vide mais au moment où il le pensait, il entendit la sonnerie de l'interphone. C’était Julian.

-Cinquième ?

-Oui.

Quand le décorateur s'avança vers lui, Erik entrevit une silhouette altière mais un peu amaigrie. La voix, qui pouvait être hautaine et cassante se révéla humble :

-Bonsoir, Erik. Le hasard a fait que je suis rentré tardivement chez moi. Ton message m'y attendait. Je suis donc reparti aussitôt. J'arrive sans prévenir...

Et comme le danseur demeurait interdit, la même voix déférente reprit :

-Je n’ai trouvé que des fleurs. Des orchidées. Elles t’attendront…

Il n’était pas si difficile de croiser son regard et Erik le fit bravement, s’étonnant de son absence d’hostilité. La voix s’élevait, toujours, très mesurée.

-Tu aurais dû t'habiller comme moi et mettre des chaussures à lacets. Tu les fais souvent mal. J'aurais fait cela pour toi. Les refaire.

-Pour te mettre à genoux ?

-Je ne m'en relève que mieux. Regarde…

Erik ne répondit pas et Julian refit les mouvements qu’il avait faits à Copenhague, obligeant son ami à le faire se relever. Se trouver ainsi face à face avec cet homme qu'il n'avait plus revu depuis cette pénible discussion à Central Park suffoqua Erik qui continua de ne rien dire, ses yeux clairs rencontrant le regard de Julian. Toujours cruellement observateur, celui-ci recula et le dévisagea

-Toujours beau et plein de classe, Erik. Tu portes des vêtements que je n'ai pas offerts mais c'est très bien. Rien à dire.

Le jeune homme laissa son ami parler pour deux :

-Que de tensions !  Elles se lisent sur ton visage. Comme ça, nul besoin de les commenter.

La voix du décorateur était encourageante.

-Allons, mon danseur, dis-moi un peu les choses.

-Je ne t’ai pas demandé de venir pour parler de ce qu’il y a eu. Je ne crois pas que ça servirait à quelque chose. J’ai pris un peu de recul et toi-aussi, je pense.

-C’est exact, plus ou moins en tout cas. C’est donc ta carrière ? Il y a un problème ?

-Ma carrière ?  Non, il n’y en a pas.

-Quoi d’autre, alors ?

-Je vais te le dire.

-Tu pars, je le sais cela !

Julian parcourut du regard l'espace qui l'avait créé et il parut content. Tous ces meubles clairs, ces éclairages indirects. Un bel espace aérien, serein, mêlant l'intime au ciel qui entrait par les grandes baies vitrées et la danse à l'intime : c'était bien pensé. Avoir mis des barres et des miroirs dans un loft ! C'était si inattendu.

-Un espace pour le rêve. On est au ciel. Ta mère a vu juste.

7 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. Jennifer, la danseuse qui condamne Julian.

 

 

Jennifer, qui avait souvent été sa partenaire sur scène, se rendit compte du désastre imminent et vint le voir.

-Il faut que tu arrêtes.

-Que j’arrête quoi ?

-De ne pas dormir, de t’en vouloir.

-De quoi tu parles ?

-De Julian Barney, de qui d’autre ! Ecoute, on est plusieurs à s’inquiéter. Arrête quand il est temps.

-Qu’est-ce que Julian a à voir là-dedans ?

Jennifer hocha la tête. Elle était consternée.

-Sais-tu qui sont les Barney ?  A priori, non mais moi, je le sais. J'aurais dû t'en parler bien avant. Ils sont malades. J'ai vécu à Boston et quand je n'avais pas d'argent, j'ai eu des petits boulots ; tu sais, j'ai fait la bonniche pour une Miss Barney qui doit être une de ses tantes ! Rien que d'y penser ! Beacon Hill. Ils ont des maisons superbes, très Nouvelle-Angleterre. Ils sont riches, brillants. Au début, je pensais que les parents de Julian n'étaient pas les pires car eux, ils ont des galeries d'art, des boutiques d'art ! Seigneur ! Tu n'as pas idée. Bien-pensants et mesquins, racistes, orduriers ! Il n'a pas dû s'amuser ton « Julian » entre son père snob, adultère et humiliant et cette cinglée qui ne manque pas une occasion de vanter les Préraphaélites et décore tout en rose bonbon ! Son choix c'était l'Art bien sûr d'où sa brillante présence au Met. Et pour les options obligatoires, il avait le nombrilisme, pardon, le narcissisme et la pédérastie. En option facultative, il a suivi la famille, il a pris la cruauté ; déjà, ça donne la tendance.

-Je ne le vois plus.

A nouveau, elle fit un signe de tête négatif :

-Il te dévore ! Julian Barney ! Il t'a humilié, Je ne suis pas la seule à l’avoir compris. Ça n'a rien à voir avec toi, Erik, rien. Ce ne sont pas tes préférences affectives ou sexuelles qui sont en cause. Tu fais tes choix et ils te regardent. Mais quelqu'un comme lui ! Il est tellement pervers !  Tu arrives dans sa vie, tu n'es pas américain, tu es si blond, si exotique !  Tu le trouves gentil mais qu'est-ce que tu veux qu'il fasse ? Jamais il ne sera comme toi, jamais ! Tu es un danseur et un grand danseur ! Enfin, il n'est pas idiot, ce que tu es capable de faire, ta technique, ce don que tu as, ces émotions qui te traversent, ça le dépasse, tout intellectuel et snob qu'il soit ! Erik, regarde ce que les critiques disent, ce que Martins dit, ce que nous te disons ! Quand tu es programmé, la salle est comble. On se lève pour t’applaudir : tu es absolument magnifique. Je t'assure. On en tombe à la renverse ! Et lui, qui ne sait que flatter les divas, il se raccroche au fait que tu es venu vers lui, que tu as été tendre. Il est radieux. Mais si tu lui tournes le dos, il sait qu'il est un Barney : il t'atteint, dans le dos si possible et il te met à terre. Et le pire est qu'il est capable de verser une larme tout en se persuadant dès le lendemain que si quelqu'un est en cause, c'est toi !

Erik savait qu'elle avait raison.

-Il y a des choses sur ma sexualité, sur lui, sur moi ; enfin, tu ne sais pas. J'ai un lien spécial avec lui...

Elle cria presque.

-Ne le laisse pas t'atteindre ! Un lien spécial ! Écoute Erik, tu me peux me prendre pour une jeune femme jalouse et franchement quand on est sur scène avec toi, que l'on donne le meilleur et qu'on te regarde, il y a de quoi te jalouser. Je n'ai ni ta beauté, ni ton charisme. Je n'ai pas de dons particuliers dans la vie et je ne passe ni à la radio, ni à la télé ; ma carrière de danseuse ne sera pas si longue. Tu peux retenir tout cela contre moi et je le comprendrais mais je serais contente si j'ai atteint un objectif : te convaincre que ce type est foncièrement détraqué. Remplis ton contrat ici et fais-toi inviter ailleurs ; avec ta carte de visite, de toute façon, ce ne sera pas compliqué. Barney, il sait faire Boston- New-York et vice-versa ; les capitales européennes, il n'y tient pas longtemps. Prends du champ !

-Jennifer, tu es avisée, je pense ; cette ville m'étouffe maintenant.

Il n'en dit pas plus et elle l’enlaça doucement, il l'embrassa sur le front. Plus tard, il pensa que si, sur de nombreux points, elle avait vu juste, sur d'autres, elle avait frappé dans le vide. Il est des mises en garde inutiles. Barney était certes un grand-bourgeois au caractère affirmé mais il ne voyait pas en lui un monstre. Il se montra distant et elle comprit le message.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Un projet de film.

 

L'autre visite fut celle de Wegwood :

-Erik, je dois te parler de Nijinsky. J'ai un projet de film avec un Californien. Je t’ai apporté tout un dossier. Le projet n'a de sens qu'avec toi.

-Avec moi ?

-Oui, tout à fait.

-C'est un film sur un danseur qui se met dans les pas de Nijinsky et de toute façon, ni Nicolas Mills qui sera le metteur en scène ni moi-même qui serai le chorégraphe ne verrions quoi que ce soit sans toi ; tu es encore souffrant mais d'ici quelques jours, lis ce que je te laisse. On en parlera.

-C'est flatteur.

-Non, c'est réaliste.  On sait que ça fonctionne si c'est toi. On va dire que c'est bien vu. On ne te flatte pas. On sait. En fait, tu es notre caution. Tu vas avoir un appel du metteur en scène. Il veut te rencontrer rapidement.

Ce que lut Erik le troubla profondément. Nijinsky ! Le petit Polonais dont on s'était tant moqué à l'Ecole impériale avait souffert de ne pas être riche, d'avoir été abandonné par son père, d'avoir un frère malade mental. Amant du Prince Lvov, il avait été présenté très jeune à Serge Diaghilev qui lui avait donné les Ballets russes en exigeant tout de lui. Et il avait tout donné à la danse dans ses envols, ses postures, cette incroyable expressivité qui était la sienne et sa grâce. A Copenhague, tout jeune, il avait vu dans l'appartement de Friederisberg un documentaire sur lui où apparaissaient ses multiples visages : celui du beau Spectre, celui du Faune, celui de Petrouchka, celui de Till l'Espiègle...Et Irina lui en avait parlé, Oleg aussi...

-C'est curieux cette proposition qui survient juste au moment où je danse un de ses ballets...

Cette remarque amusa Wegwood.

-Il est difficile de croire à une simple coïncidence, c’est sûr ! Il faut nous répondre, Erik car c'est le moment précis où tu peux le faire.

Ce projet inattendu lui redonna des forces et c'est plus détendu qu'il rencontra dans un café new-yorkais, Christopher Mills, un grand jeune homme trop enrobé au parler difficile. Loin des standards californiens, il surprit le danseur qui s'attendait à rencontrer un réalisateur sûr de lui et soignant autant son corps que sa mise. Il n'en était rien. Mills semblait tout encombré de lui-même et il était maladroit.

-Vous aimez le scénario, vous me l'avez dit au téléphone.

-Oui mais si le monde de la danse me connaît, le grand public ne sait pas que j'existe.

-Ah oui bien sûr, bien sûr ! En même temps, on ne veut pas d'une star de la danse que d'ailleurs on ne pourrait pas payer. On veut un visage comme le vôtre, c'est à dire classique et aussi exotique. C'est très mal dit et bien sûr nous voulons un très bon danseur.

-Vous êtes direct ! Je ne suis pas comédien et il y a beaucoup de textes.

-Vous aurez un mois pour travailler tout ça et un coach.

-Il pourrait y avoir un danseur et un comédien...

-Non, ce serait la mort du film. Vous saurez faire. Vous êtes au New York city ballet. J'ai lu ce qu'on dit de vous. J'ai vu des vidéos. Désolé, la danse classique...

-Vous intéresse peu ? Est mal connue de vous ? Mais si vous faites un film sur Nijinsky …

-Ah oui, bien sûr, bien sûr ! Je ne suis vraiment pas doué pour expliquer. En fait, je veux dire que j’ai vu peu de ballets avant de vouloir faire ce film et j’ai rattrapé le temps perdu mais je ne suis ni un spécialiste, ni un esthète. Avoir une culture dans ce domaine m’intéresse mais je suis du genre acharné : je vais donc rattraper mon retard.  J'ai mis des années à monter de film et ça y est, tout est prêt.  Il manque le danseur. Erik, c'est vous, c'est clair. Vous ne parlez pas beaucoup, votre visage peut être très expressif comme totalement fermé. Ce sont des choses comme cela qui me confirment dans mes choix comme votre formation au Danemark, ce que vous aimez faire...

-Vous savez ce que j'aime faire ?

-Non enfin si bien sûr. Nijinsky, vous l'aimez, je le sais et ça ne date pas d’hier.

-Qui vous a parlé de cela ?

-Je le sais, c’est tout. Vous signez ?

-Oui.

-Vous devez me faire confiance !

-C’est le cas.

-Ne voyez pas ce film comme une récompense ! Vous n'êtes pas une valeur au cinéma. C'est un salaire qui...

-C'est très bien comme ça.

-Je ne suis pas très adroit.

-Si, vous êtes direct et c’est bien. En tout cas, Je fais le film.

-J’en suis ravi. Ils le seront tout autant que moi.

Puis il dansa le Spectre de la rose. Wegwood l’avait fait beaucoup travailler. On l’applaudit à tout rompre. Julian aussi, qui était dans la salle.

Erik avait sa réponse. Il le sut plus encore quand il revit les photos où il posait avec Oleg et Irina et celles, si émouvantes, de Vaslav, avant que la maladie mentale ne le contraigne à quitter le monde de la lumière pour celui de l’ombre.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Se retrouver et se quitter déjà.

 

La matinée était avancée quand le danseur s'éveilla. Depuis longtemps, Julian était de nouveau éveillé mais il demeurait allongé et muet. Erik parut surpris :

-Il est tard, non ?

-Oui, il est dix heures.

-Ton travail ?

J'ai beaucoup de latitude. J'irai plus tard.

Le danseur ne commenta pas. Rêveur, il semblait avoir déjà changé de monde.

-J'ai toujours eu peur des eaux qui se réconcilient. Skägen. Les deux mers. Il y a longtemps. Ce sont des eaux froides : Baltique et mer du nord. Et le partage se fait, tout se mélange. Mais je suis en train de vaincre cette peur et ce ne sera pas comme avant. Jeg ved nu!

-Traduis !

-Plus comme avant.

-Je ne comprends pas.

Sorti du lit, il cherchait ses vêtements. Sans regarder son ami, il parla avec simplicité.

-C’est vrai, ça ne sera plus pareil.

-Pourquoi ?

-Nous ne sommes plus fâchés, n’est-ce pas ?

Le danseur tourna la tête vers son ami et le regarda sans ciller. Julian, qui retenait son souffle, fut ébloui par tant de sincérité. Il fit un léger signe d'assentiment.

-Malgré toute cette dureté ?

-Oui.

L'instant était magique. Rien de plus ne fut dit. Ils se vêtirent et burent du café.  L'étrange chatte qu'Erik avait recueillie se tenait toujours près du danseur qui lui inspirait une admiration sans borne et elle jetait au décorateur des regards méfiants.

-Elle est assez laide !

Le jeune homme rit.

-Oui. Elle n'est pas bien proportionnée. Elle a de trop grands yeux. En même temps, elle était là pendant ces mois difficiles. Elle m'attendait, me regardait, souvent avec adoration. Elle me guettait et m'attendait. Une fois, je suis rentré ivre : elle a eu beaucoup de réprobation. Une fois, je suis resté deux jours sans rentrer : elle était si inquiète. Elle a une grande rigueur morale. Elle m'a fait de véritables leçons muettes quand j'ai dérivé. Alors, je me suis levé à la bonne heure, suis allé répéter, ai travaillé ici et j'ai commencé à aller mieux. Elle m'a toujours regardé dîner et c'est là qu'elle me parle. Je la respecte.

Le décorateur regarda à nouveau le beau logement d'Erik et s'approcha de la chatte craintive qui sentant son approbation, se mit à ronronner.

-Ton avion ce soir à seize heures ?

-Oui.

-Elle attendra ton retour.

 Le jeune homme eut un rire tendre.

-Tu t’inquiètes pour ma chatte, toi ! Nous sommes très touchés, elle encore plus que moi !

Puis, comme son ami semblait perplexe, il lui dit posant ses yeux bleus sur lui :

-Ce que j'ai dit est vrai.

-Que nous sommes plus fâchés ? Non, mais je ne l’aurais pas dit comme ça. Tu parles comme un enfant.

-Et ce n’est pas crédible ?

-Erik, je t'ai à peine retrouvé que tu pars...

-La Californie, un metteur en scène inconnu et le grand danseur russe ? Ce sera difficile.

-Mais tu feras face. Je te connais. Et puis, je suis quelqu'un de difficile et je suis possessif. Tu t'en es rendu compte, il me semble. Alors, cette période où nous serons très éloignés l’un de l’autre sera révélatrice ; de quoi, je ne sais pas encore et toi non plus.

-D’accord. Je te donnerai des nouvelles.

-Je l’espère.

-Et je ferai face.

Le regard qu'Erik lança à Julian fut si acéré que celui-ci en frémit. Ce danseur à l'audace sidérante savait que ce film était fait pour lui et que les liens qui le reliaient au grand danseur russe allaient se resserrer. Ce serait donc une aventure, une vraie et il ressortirait différent.

-Je te laisse, tu as encore des préparatifs à faire et il faut que tu t’occupes de ta chatte. A bientôt.

-Oui, à bientôt.

Julian se dirigea vers la porte puis s’arrêta. Il ne put faire autrement que de revenir vers Erik qui l’attendait, hiératique. Ils s’entreregardèrent puis le décorateur l’embrassa sur les lèvres ; et cette fois, il s’en alla. Erik ne lui était pas totalement ouvert mais il s’était montré conciliant ; c’était déjà cela.  Mais Julian ne lui dit pas qu’il l’aimait toujours et mentalement, il s’engagea à ne pas aller en Californie, quelles que soient les demandes du danseur. Ce tournage risquait d’être mouvementé, Erik était changeant. Revenir sur des terres instables serait une erreur.

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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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