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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Préparatifs et filmage.

 

Comme Erik l’avait dit, Mills filma les danseurs se costumant et se maquillant et il fallut refaire les prises plusieurs fois. Il était ce jour-là très énervé et très obstiné. Pourtant, Erik était précis quand il couvrait son visage de fard blanc, redessinait ses yeux, ourlait sa bouche et vérifiait si tout allait bien. Mais il demandait encore. Refaire le maquillage des yeux, refaire le maquillage de la bouche. Encore lisser les cheveux. Mettre encore la coiffe pleine de fleurs. De face, de profil. Non, farder encore. Être de face. Être de profil. Se tourner lentement. Lever la tête. Encore. Erik n'omettait aucune objection. Il obéissait. Enfin Mills parut satisfait et dit avoir filmé ce qui lui était utile mais il fallait maintenant passer au démaquillage. Il cherchait le moment où les fards se diluent et où le vrai visage n'est pas encore reconnaissable. Il traquait certains regards, ceux que le danseur se lançait à lui-même pour vérifier la progression de son travail. Il traquait les mouvements du visage. Il cherchait. Là encore, il fut très long. Erik dut de nouveau le farder pour ensuite se démaquiller et ne dit rien. Il fallut ensuite qu'il retrouve avec sa danseuse les poses de Nijinsky et il le fit avec application. De profil, le visage levé, Erik était le frère de Vaslav. Son regard avait la même intensité et la même élévation. En pied, avec Adélia, il copiait les mouvements de bras du danseur et sa ferveur. Mills avait l'air radieux. Le danseur, très concentré cherchait ce qui était le mieux. Les costumes étaient à l'identique, la gestuelle du grand danseur scrupuleusement observée, les postures, les regards, jusqu'aux sourires et à la gravité. Les prises de vue furent longues et tous parurent ravis qu’elles prennent fin. Le lendemain, le danseur alla au studio seul. Mills voulait filmer le grand saut du spectre. Cela lui prit une matinée. Erik pensa qu’ils étaient quittes mais son metteur en scène le retint encore pour le filmer reprenant certaines postures et il accepta. La journée fut longue et quand Erik retrouva Chloé, il lui dit par le menu ce qu’il avait fait. La jeune femme lui parut peu compréhensive et il en fut surpris.

-Il t’observe ainsi ?

-C’est du cinéma.

-Il te scrute, c’est étrange.

-Non, ça fait partie du film. C’est l’histoire d’une fascination. Celle d’un danseur classique qui se heurte à Nijinsky.

Elle resta circonspecte.

-Lui, il te filme. Moi, tu sais moi, j’aimerais te dessiner. Je suis une bonne portraitiste !

-Bien sûr !

Il la prit dans ses bras.

Dans les jours qui suivirent et alors qu’elle n’avait pas encore mis son projet à exécution, Erik fut confronté au second ballet clé du film.

L’Après-midi d'un Faune était le premier ballet de Nijinsky. C’était davantage le travail d'un jeune homme singulier que celui du grand danseur des Ballets russes à l'image ciselée. Aussi célèbre que le Spectre de la rose, il était auréolé de toute une relation à la modernité. On le dansait beaucoup, on le commentait sans cesse. C'était un objet d'étude pour intellectuels, une fascination pour les chorégraphes, un objet de nostalgie, un fantasme qui hantait les imaginations. Mills parut très tendu avant le tournage et Erik lui-même s’inquiéta. Il n'avait pas trouvé la barre si haute pour le Spectre de la rose mais le Faune l'angoissait.

-Il me croit infaillible alors que je suis faillible. Je mets beaucoup de temps à être satisfait de ce que je fais et je n'hésite jamais à défaire pour refaire. La perfection est un devoir. Irina me le disait. Oleg aussi.

Erik se trompait. Mills jouait sur ses failles et Wegwood aussi dans une moindre mesure.   C'était étourdissant de filmer dans l'effort un danseur classique aussi entraîné qu’un athlète d’autant que jamais il ne renonçait. Il pouvait admettre bien sûr qu’il fût fatigué ou indécis, mais tout cela était passager…

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21 mars 2024

ErikN/Le Danseur. Partie 3.

ErikN/Le Danseur. Partie 3.
Comme Erik l’avait dit, Mills filma les danseurs se costumant et se maquillant et il fallut refaire les prises plusieurs fois. Il était ce jour-là très énervé et très obstiné. Pourtant, Erik était précis quand il couvrait son visage de fard blanc, redessinait...
21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. L'Après midi d'un faune. Le poème et le ballet.

 

L'argument du ballet était connu. Debussy avait, en 1892, écrit dans le programme imprimé pour la première parisienne : La musique de ce Prélude est une illustration très libre du beau poème de Stéphane Mallarmé. Elle ne prétend nullement à une synthèse de celui-ci. Ce sont plutôt des décors successifs à travers lesquels se meuvent les désirs et les rêves d'un faune dans la chaleur de cet après-midi. Puis, las de poursuivre la fuite peureuse des nymphes et des naïades, il se laisse aller au soleil enivrant, rempli de songes enfin réalisés, de possession totale dans l'universelle nature.  C'était bucolique et le ballet pouvait être dansé ainsi mais dès l'abord, il ne l'avait pas été. Le danseur russe avait pour idée de faire un ballet inspiré de la Grèce antique. Il avait soumis cette idée à Diaghilev qui l'avait accepté, voulant encourager les débuts de chorégraphe du danseur et ayant aussi l'intention de le mettre à la tête des Ballets russes. Nijinsky n'aurait pas, personnellement, choisi Debussy mais il n'était pas seul. Cette musique était trop douce pour les mouvements qu'il imaginait pour la chorégraphie qu'il voulait créer. Quant aux décors, il ne les voulait pas tels. Un paysage sylvestre évoquant le symbolisme avait bien été créé mais le jeune chorégraphe voulait, lui, un motif plus épuré dans l'esprit des toiles de Gauguin. Toutefois, ce fut Léon Bakst. Quand Picasso intervint, Nijinsky était déjà malade …

Mills filmait un ballet dont l'argument était clair : sur un tertre un faune se réveille, joue de la flûte et contemple des raisins. Un premier groupe de trois nymphes apparaît, suivi d'un second groupe qui accompagne la nymphe principale. Celle-ci danse au centre de la scène en tenant une longue écharpe. Le faune, attiré par les danses des nymphes, va à leur rencontre pour les séduire mais elles s'enfuient. Seule la nymphe principale reste avec le faune puis elle s'enfuit elle-aussi en abandonnant son écharpe aux pieds du faune. Celui-ci s'en saisit, mais trois nymphes tentent de la reprendre sans succès, trois autres nymphes se moquent du faune. Il regagne son tertre avec l'écharpe qu'il contemple dans une attitude de fascination. La posant par terre il s'allonge sur le tissu.  Il avait décidé de reprendre l'idée de Bakst qui consister à réduire l'espace des danseurs. Ainsi, ils pouvaient les éclairer de façon à ce qu'ils ressemblent à des personnages de vases grecs. Le décor était simple et lumineux. Cubiste par certains aspects, donc proche du désir de Nijinsky. Par contre, il avait gardé les costumes et les maquillages, les perruques, inspirées des coiffures des déesses grecques, les tuniques des nymphes façonnées avec de la gaze plissée. Et, comme à l'origine, pour le maillot du faune, les taches étaient peintes directement sur le tissu. Tout ce qui avait pu être écrit sur le ballet tel qu’il avait été créé à l'origine avait été lu. Toutes les photos possibles avaient été analysées. On avait écouté des historiens, des exégètes. Des chorégraphes avaient été contactés pour évoquer les plus célèbres versions du ballet. On avait comparé les plus grands faunes, les meilleures versions musicales. Tout cela reflétait un long travail.

21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Filmage de l'Après midi d'un faune.

Forts de toute cette préparation et du temps qu’ils avaient passé à répéter, Wegwood et Erik se présentèrent sur le plateau bien plus confiants qu’ils n’avaient pu l’être au départ.  Pour le premier filmage, Mills fit preuve d’une grande rigueur, ne laissant rien au hasard. Il filma le ballet en entier avec bonheur et se dit très content. Dans les jours qui suivirent, son attitude changea. Il appela beaucoup son chorégraphe et son danseur principal car toutes sortes d’idées lui venaient, qui allaient un peu modifier le plan de tournage. Comme chacun d’eux le considéraient avec un mélange d’amusement et de sérieux et qu’ils lui étaient reconnaissants d’avoir filmé avec enjouement et grâce le Spectre de la rose, ils n’osèrent rien lui refuser. Ils acceptèrent un second puis un troisième filmage et cédèrent aux demandes de Mills. Celui- filma Erik, de profil, de face, debout puis allongé. Il filma les positions des bras et celles des jambes, celles des mains, et de la tête. Il fit de même pour Adelia qui jouait la nymphe qui éveille le désir et fit de nombreuses prises avant de revenir au danseur. Il filma les positions du corps, quand le faune s'éveille, s'étire et se dresse. Dix prises. Il filma les expressions du visage et les regards et les fit modifier encore et encore. Il cherchait une sensualité et une dureté, une innocence et une licence que le danseur finit, à bout de souffle, par lui donner, sans avoir conscience de l'avoir fait. Onze prises. Car le faune, seul, était déjà ainsi. Il lui fit refaire encore et encore le fameux saut que le jeune russe avait imaginé pour son faune. Cinq prises. Il filma encore et encore, le casque de cheveux dorés qui faisait du danseur une créature d'un autre monde, ses regards aigus quand il voyait les nymphes et celui, presque tribal, qu'il lançait à celle qu'il élisait. Cinq prises. L'agenouillement de la nymphe fut refait encore et encore car les gestes des deux danseurs ne le satisfaisaient pas. Il leur fit travailler leurs regards et leurs attitudes. Celle du faune qui dominait la nymphe et celle de la jeune fille qui s’abandonnait. Erik devait garder la tête plus droite et avoir un port de bras plus ferme. Six prises. Mills revenait vers eux et expliquait. Il filmait encore. Personne ne lui opposait quoi que ce soit. Le chorégraphe était aussi muet que les danseurs. Le metteur en scène se sentait heureux. Il recommença le lendemain et les jours suivants avant de prendre une décision qui parut étrange à tous sauf à Erik. De tout un chacun, il avait obtenu le meilleur mais ce faune ne lui avait pas encore tout donné…

Il y eut de nouveau des scènes du ballet, des gros plans de lui et d'elle, avec une prédilection pour lui. Son regard à elle était plein de concupiscence. Son regard à lui, plein d'un désir païen. Le metteur en scène se voulait directif :

-Plus cru, plus sensuel, plus prédateur, Erik !

Et comme cela ne semblait pas suffire, il dit encore :

-Plus sexuel, plus impulsif, plus primitif.

Il cherchait l'idole : corps de profil, assis jambes croisées, mais tendues. Corps debout, tendu, mouvements rythmés, grande tension. Puis corps de face, de profil. Ce que faisait Erik ne lui plaisait pas. Il faisait refaire les prises, encore, encore. Ce qu'il voulait, le danseur le comprenait, c'était un corps en jouissance qui fut en même temps un corps idéal : la quête s'avérait sans fin. D'autant que ce qu'il ne trouvait pas quand il filmait le ballet, il le cherchait encore dans les photos qu'il prenait et qui l'aidaient pour le film. Tout était très dense et les jours filaient.

Wegwood fut le premier à regimber :

-Erik, qu’est-ce que tu fais ? Il te reprend beaucoup. Il avait dit ne pas le faire…

-Nijinsky aimait le faune.

-Oui mais c’est un rôle exténuant. Mills ne le sait peut-être mais toi, si. Il faut le lui dire. Il ne peut pas mesurer l’effort physique et physique qu’il te demande. Tu vas en ressortir épuisé.  Parle-lui.

-Je ne le ferai pas. Et ne le fais pas non plus.

-Ah ! Erik !

Courageux, le chorégraphe choisit de désobéir. Mills expliqua mais refusa de se justifier.

-Erik joue Ian. Dans le film, le Faune marque une rupture. Il butte sur cette créature archaïque qui ne peut contrôler son désir pour les nymphes. On a laissé entendre que le danseur russe, prisonnier de son rôle, avait joui sur scène. Il n’avait pu contrôler son désir. Il faut que ce basculement soit perceptible. Voilà un danseur de notre temps qui devient presque animal…On est au centre du film. J’insiste beaucoup, je sais mais il y a une sorte de folie dans ce film ; là, elle jaillit.

 

21 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Le Faune et ses ambiguités.

 

Ceci dit, le metteur en scène insista encore puis parut satisfait. Erik lui avait donné ce qu’il voulait : cette dérive vers le fantasme et le mythe…

Le décor était magnifique, les costumes très beaux et les éclairages parfaits. Erik avait été, comme Nijinsky, cousu dans son costume et son visage était fardé à l’identique. Il portait un casque qui était la réplique de l’original. Les scènes où il était allongé sur son tertre, celles où les nymphes apparaissent et celles où il les assujettit étaient belles mais le malaise commençait à sourdre. Ian allait vers un point de rupture. Il se tenait tout droit, son corps tavelé étant aussi attentif que son beau visage fardé, les tavelures de l'un rappelant les tâches de l'autre.  Il scrutait le monde, tout étonné que le désir l’envahisse à ce point et suffoquait…Et Erik qui jouait Ian cédait aussi et brouillait sa propre image.

Après ce filmage, il se sentit vidé. Cette fois, il se morigéna. Il n’appellerait pas Julian. Mais ce fut celui-ci qui lui téléphona.

-Ta voix est différente, Erik, qu’y a-t-il ?

-Le filmage du Faune m’a beaucoup demandé.

-C’est-à-dire…

Erik resta silencieux, cherchant des mots simples qui se dérobaient.  Sagace, le décorateur reprit :

-C’est le chorégraphe qui insiste trop ?

-Non.

-Le metteur en scène ?

-Oui.

-Qu’est-ce qui se passe ? Je ne peux pas t’aider si tu ne me dis rien.

-On dit que Nijinsky, pris par le désir, a été pris par une sorte de vertige, une fois, et qu’il n’a pu se retenir sur scène…

-Ah, je vois. Tu t’es senti dans les mêmes dispositions que lui ? L’écharpe de la Grande nymphe et le plaisir qui ne peut plus être contenu…Il est comment, ce metteur en scène ?

-Visage poupin, lunettes à monture écaille, pas mal de kilos en trop et adepte des t-shirts informes ; mais sinon, adroit, exigeant dans sa direction d’acteur…

-Et logique dans ta façon de te déstabiliser. Insistant, même. Que tu aies pu être cette créature archaïque, ignorant des codes de ce monde, ça doit déjà le stupéfier. Et même s’il s’habille mal et mange trop, il doit ressentir le même l’effroi que les nymphes ! Ces élans du désir et la musique de Debussy. Tu es le Faune et tu les as fascinés, lui-compris.  Note que pour les nymphes et ce Mills, j’extrapole…

-Pas tant que ça…

-Tu lui as donné ce qu’il cherchait. Tu sais éblouir, je le sais.

Erik tenta de rire mais n’y parvint pas. Il avait ébloui Julian et continuait de le faire, il le savait ; et ceci malgré leurs liaisons respectives.

-Nijinsky me hante. Je pense à lui tout le temps.

-C’est logique. Je te connais. Tu es totalement impliqué.

-Mais c’est extrême, là !

-Sa fille aînée va venir, c’est aussi bien.

Le danseur soupira.

-Tu as raison.

-Bien sûr que j’ai raison. Je te connais comme artiste. Je sais qu’aborder un rôle est souvent difficile pour toi ; c’est un nouveau défi et les règles changent toujours. Le doute te rend meilleur : crois-en mon expérience…Mais sinon, que veux-tu me dire ?

-Eh bien, c’est au sujet des écoles supérieures de dessin à New York, je veux dire, les meilleures ; La jeune femme que je connais aimerait en tenter une. Elle est déjà diplômée mais elle souhaiterait poursuivre son cursus. Je pensais que tu serais à même de lui donner des conseils. Si tu as ces dessins par exemple…

-Elle n’a qu’à m’envoyer ce qu’elle veut mais il faut qu’elle m’informe sur ce qu’elle a déjà. Je saurais lui dire s’il a ses chances pour l’école la plus réputée car c’est bien celle-là qu’elle vise…

-Oui, je vais le lui dire.

-Elle a l’argent qu’il faut ?

-Non, elle demanderait une bourse.

-Bien, Erik, je verrai cela. Par ailleurs, c’est bien si tu écris sur ce tu vis sur ce tournage et ce que tu captes de Nijinsky. Et ne me l’envoie pas forcément. Je lirai plus tard. N’envoie rien dans la précipitation.

Erik était ému.

-Merci, Julian.

-C’est naturel.

-Et ton ami acteur ?

-Sur scène bientôt. Il répète.

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20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik en tournage. Chloé plus proche.

L’américain le rassura encore puis le salua. Le tournage se poursuivait plus calmement. Erik vit régulièrement Chloé et l’informa de l’acceptation de Julian, cet ami qui saurait lui dire si elle avait un niveau suffisant pour briguer une école très pointue. Elle parut contente.

-Oh ! Je vais lui envoyer ce qu’il faut.

Puis, elle lui parla à nouveau des portraits qu’elle pourrait faire de lui.

-Il suffirait que tu poses en jeune homme ou en danseur et je me mettrais au travail aussitôt. Tu pourrais avoir tes exigences et on en parlerait. Je voudrais te montrer que je peux te voir différemment. Je voudrais que tu acceptes.

Il parut ravi et son regard devint plus brillant.

-C'est une très bonne idée ! Je veux que ce soit une commande ! Montre- moi quelles techniques tu peux utiliser...

 Dans les yeux bleus de celui qu'elle aimait, elle trouva une confiance nouvelle, une image plus ferme, plus digne de respect de lui et d'elle-même et se sentit heureuse.

-Sanguine et sépia pour le premier, ça te va ?

-Et fusain pour l'autre ? Je suis d'accord.

Il lui dit qu'il avait toute confiance et il avait raison. Ils choisirent le jardin intérieur d’un hôtel élégant et se mit au travail. Elle lui dit de ne pas sourire, de se tenir droit et de pencher légèrement la tête sur le côté gauche. Il portait un t-shirt noir à col en v et un jean de même teinte. Il paraissait très jeune. Prenant Chloé au sérieux, il ne l'interrompit pas tandis qu'elle travaillait au fusain. Quand elle eut fini, il se pencha et la regarda avec curiosité :

-Je peux voir mon portrait ?

-Non. Je vais faire un autre dessin de toi dans le studio que tu occupes pendant le tournage.

-D’accord.

Ils se rejoignirent le jour suivant mais elle ne fut pas d’accord avec le pull fin qu’il avait choisi.

Tu veux bien te changer, mettre une chemise blanche ?

Il se leva et, lui tournant le dos, il retira son pull. Elle vit son dos, ce dos de danseur, musclé et large, et elle se sentit bouleversée ; complètement dominée par cette émotion intense qui est le corollaire de l'amour. Quand il se retourna et boutonna sa chemise blanche, son trouble était si vif qu'elle fût certaine qu'il le voyait. Son regard bleu brillait. Toutefois, il n'avança pas vers elle pour l’embrasser et la rassurer, ce qu'elle n’aurait jamais empêché mais se rassit. S'il avait fait autrement, elle se serait jetée dans ses bras. Elle le dessina en buste ; c'était une sanguine. Elle travaillait cette fois sur de plus grandes dimensions. Elle était concentrée mais sentait ses regards. Elle portait une jupe longue, un corsage ajusté torsadé et ses cheveux étaient retenus par des pinces. Il la trouvait belle, elle le sentait. Comme elle travaillait en silence, elle se laissa ravir par son silence et l'expression à la fois attentive et intriguée de son regard et par la sensualité qui émanait de sa belle bouche ourlée, de ses épaules, de son torse. Il ne devait jamais s'abandonner à un mouvement quelconque, commun car la danse avait travaillé toute sa personne, de sa nuque à ses mains et de son dos à ses reins. Il semblait contrôler ses attitudes corporelles, non car il voulait qu'on le trouve élégant et beau, mais parce qu'il avait acquis une discipline et qu'il était si imprégné d'elle qu'elle travaillait en lui sans qu'il s'en soucia. Elle avait fait un premier portrait qui était celui d'un rêveur et en dessinant le second, elle sentait qu'elle voulait plus rendre compte ce qu'Erik était pour elle à cet instant : un jeune homme vêtu comme un autre, peut-être un peu plus raffiné qu'un autre d'une part mais conscient de son art et de la beauté que cet art lui conférait. Car le danseur, malgré l'attitude adoptée, affleurait. Elle sentait aussi et voulait rendre compte de la complexité d'Erik. Celui qui pouvait être une jeune faune et en être magnifiquement heureux et celui qui laissait ce même faune en lui au repos et se montrait triste, presque blessé.

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Chloé fait des portraits d'Erik.

 

-Voilà. Tu peux voir.

Il se leva cette fois. Elle avait posé les deux dessins sur la table. Elle se tenait debout.

-Comment s'appelle le premier ?

- « Erik rêveur. »

-Et l'autre ?

- « Danseur alangui. »

-Il manque une cravate ; et un changement dans les traits du visage. Ça me plaît.

-Pourquoi une cravate ?

-Ce pourrait être une affiche pour Jeux...Dans ce ballet, Nijinsky est en costume de tennis et il porte une cravate. Mais la chemise est un peu différente. Il en a relevé les manches. Mais ça pourrait être bien. Je pense au film, aussi.

-Alors, tu n'aimes pas ?

Elle était toute droite.

-Si, oh si. Je suis touché. Tu sais me voir. Cette façon que j'ai de rêver, ce visage si jeune que j’ai alors. A vrai dire, j'ai l'idée d'un troisième dessin : ce joueur de tennis entre les deux femmes. Aucun des trois ne touche terre. Ils sont en plein élan. Tu as du talent. Je suis sûre que tu pourrais faire cela. Je vais te donner des photos. Support de travail. Et...

-Et ?

Elle attendait manifestement qu'il devint tendre avec elle mais il parut réticent.

-Couche avec moi ! Erik, tu me rends folle !

Il lui adressa un sourire tendre.

-Tu es très volontaire !

-Mais tu ne veux pas ?

-Mais si !

Elle retira son corsage. Elle avait un buste fin, une peau claire et ses seins étaient restés aussi beaux. Elle lâcha ses cheveux. Elle attendit.

-Comme tu es jolie ! Si je ne te voyais plus, Je mettrais des mois à oublier tes seins, tes reins, tes odeurs corporelles. Si belle, si féminine. Ma belle, ma belle, ma si belle ! Ma chérie !

Elle fut suffoquée. Il l'assit sur la table avant de se déshabiller. Il fut aussi adroit et sexuel que la première fois. Habile et viril, il n'en finissait pas de la caresser et de l'embrasser et le laissait aller et venir en elle en espérant qu'il saurait durer pour mieux s'imprégner d'elle. Elle s'en voulut de jouir violemment et de crier alors qu'il était lui, discret. Elle le retint par les épaules pour qu'il ne sorte pas d'elle et se crispa si intimement qu'il en sourit. Quelle belle façon de le retenir ! Quand ils se rhabillèrent, l'émotion la terrassait. Elle ne savait pas que sa douceur le fascinait autant que sa façon d'être dans l'amour physique car elle pouvait aussi têtue qu'une enfant tout en ayant l'adresse d'une belle maîtresse. Il la prit dans ses bras et lui embrassa les paupières. Prenant cette marque de tendresse pour une condescendance déguisée, elle fit preuve d'une vindicte touchante.

-Je te capte quand je te dessine mais ensuite, tu n’es plus là.

-Je suis là.

-Quelqu’un d’autre est amoureux toi et te veut.

-Petite fille !

-Dis-moi qui sait.

-Personne.

De nouveau, ils firent l'amour. Il avait un corps racé et non parfait, un corps sans ego car fait pour l'humilité des entraînements quotidiens et les planches des théâtres mais elle n'en voyait que la magie. Allongé sur elle, il était lourd sans être massif et allait et venait en elle avec science. Elle jouissait.

-Je dois poser pour un troisième dessin de toute façon.

-Erik !

-Je t'adore vraiment. Je ne mens pas.

-Alors...

-Alors au travail !

Elle ne sortait pas indemne de cette relation. Tout allait très vite. Trop peut-être. Erik lui ayant donné quelques photos, elle travailla sur Jeux et tint secrète ses recherches. Elle voulait l’éblouir.

Dans le même temps, Erik, rassembla ses notes, les relia entre elles, fit d’autres recherches et constitua un tout. Il fit un envoi à Irina et un autre à Julian.

Chloé, absorbée par ses deux emplois, avait du mal avec sa troisième commande. L’un après l’autre, elle déchirait ses dessins. Erik restait immuablement tendre avec elle.

Kyra Nijinsky allait arriver. Un assistant irait la chercher, la mettrait dans l’avion, voyagerait avec elle puis la conduirait aux studios. La veille de son départ, Erik appela à Kyra. Elle avait peur. Erik pensa qu’elle n’avait plus en tête que le dernier film où on l’avait fait paraître. On ne l’y avait pas bien traitée. Tantôt, elle apparaissait sur une voiture de pompiers très vite entourée de petites ballerines qui la confondaient avec Isadora Duncan. Tantôt, elle était filmée en silence, revêtue d’étranges atours. Pour finir, elle poursuivrait Patrick Dupond sur scène, lui dansant merveilleusement et elle paraissant sans cohérence. Tout montrait qu’on ne lui faisait pas confiance alors qu’un récitant faisait défiler les textes du Journal et que des sommités débitaient des platitudes sur la danse classique et les Ballets russes. On la laissait dire qu’à la mort de Diaghilev, elle avait été ravie, qu’elle voulait que Venise coule et qu’elle mangeait des œufs tous les jours. Quelle dérision ! Il comprenait qu’elle fût fébrile.

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik et le Journal de Nijinsky. Etrange litanie.

 

Comme il l’attendait, il laissa se dérouler d’autres textes du grand danseur, dont certains étaient dits dans le film. C'était une litanie magnifique.

« J’ai pris un bon déjeuner parce que j'ai mangé deux œufs mollets et ai fait frire des pommes de terre et des haricots. J'aime des haricots, seulement ils sont secs. Je n'aime pas les haricots secs, parce qu’il n'y a aucune vie en eux. La Suisse est malade parce qu'elle est pleine des montagnes. Beaucoup de personnes de la Suisse sont sèches car il n'y a aucune vie en elles. J'ai une domestique sèche parce qu'elle ne se sent jamais bien. Elle pense beaucoup parce qu'elle a été desséchée dans un autre emploi qu'elle a eu pendant longtemps. Je n'aime pas Zurich, parce que c'est une ville sèche. »

 

« Je sais que chacun dira que Nijinsky est devenu fou, mais je ne m'inquiète pas, parce que je me suis déjà comporté comme si j'étais un fou à la maison. Chacun pensera ceci, mais je ne serai pas mis dans un asile de fous, parce que je danse très bien et donne de l’argent à quiconque me demandent. Les gens n'aiment pas ceux qui sont excentriques, et ils ne me laisseront donc seul, dire que je suis un clown malade. J'aime les malades mentaux parce que je sais leur parler. Quand mon frère était dans un asile de fous, je l'ai aimé et il l'a senti. Ses amis m'ont aimé. J'avais dix-huit ans. Je comprenais la vie d'un malade, sa psychologie ; il ne faut pas heurter un malade mental. »

 

« Tu seras libre comme l'air, aussi libre qu'un oiseau car mon Journal, sera publié à des milliers d'exemplaires ! Je veux signer Nijinsky mais c'est pour la publicité car mon nom est Dieu. J'aime Nijinsky non comme Narcisse peut le faire mais comme Dieu. Je l'aime, Je lui ai donné ma vie et il connaît mes manières de faire... »

 

 «Tout que j'écris est un enseignement essentiel à l'humanité. Romola a peur de moi parce qu'elle se sent que je suis un prédicateur. Romola ne veut pas un prédicateur pour un mari. »

 

« J’aime la lumière des étoiles qui scintillent ; il n'est pas une étoile qui ne brille pas ! Ma femme est une étoile qui ne scintille pas. J'ai remarqué que beaucoup de gens ne brillaient pas ; Je pleure quand je sens que quelqu'un ne scintille pas. Je sais ce qu'est la mort. La mort est la vie qui s'éteint. »

 

« Je ne cherchais pas, je n'avais pas de but si précis et je n'appelais pas la renommée. C'était ainsi. Je me sentais mal avec ces désirs-là ; parce que je ne me sentais pas bien avec eux, Diaghilev a remarqué que j'étais un homme ennuyeux, et donc il m'a laissé seul. Comme j'étais seul, je me suis masturbé et j'ai cherché à manger des tartes. J'aime tellement les tartes. Diaghilev pensait que je m'ennuyais mais ce n'était pas le cas du tout !  J'étais occupé avec la danse et avec les ballets que je composais moi-même. Il ne voulait pas que je fasse les choses par moi-même et j'ai dû aller contre son gré. »

 

« Je suis un homme mauvais. Je n'aime pas tout le monde. J’ai souvent souhaité du mal à tout le monde et le bien pour moi. Je suis un égoïste. Je ne suis pas Dieu. Je suis une bête, un prédateur. Je vais pratiquer la masturbation et le spiritualisme. Je vais manger tout ce que je peux attraper et je ne reculerai devant rien. Je vais faire l'amour à la mère de ma femme et avec mon enfant. Je vais pleurer, mais je vais faire tout ce que Dieu m'ordonne ... Je sais que beaucoup de filles et de femmes font l'amour avec des animaux !

 

« "Je ne veu rien dir, par ce que tout le monde ici pensse que je sui un fou. je ne peu pas dir, par ce que on ne me comprendra pas. Je veu que tu vien ici plus vit possible, par ce que je devien très melencolic [...]

 

 "Je sui mieux, mes je serai toutafai bien si nous seron ensemble. Je veux que Doctor Frenkel me soine. Je veux que tu, Oscar et Romola me cherch. Je veux être avec vous [...] Je fairai tous se que tu, Oscar et Romola veux. Je ne sui plu nerveux. Je veux être avec vous, mai pas seulle. Je sui triste si logtemt sent vous. Je veux que vous veniez avec premier trin me cherche [...] J'aime vous tous et je veux vous bien. J'aimerai danser en suise avent que vous parter"...

 

A Serge Diaghilev.

« Je suis un homme plein de raisons et plein de sentiments. Vous avez l'intelligence et n'éprouvez aucun sentiment. Vous êtes le Mal. Je suis le Bien. Vous n'écrivez pas, vous tele-écrivez. Vous êtes un télégramme, je suis une lettre. Vous êtes une machine. Je suis l'amour. »


« Vous êtes un pic, je suis un pic... »

 

« A l'humanité :

Je suis boeuff mes pas biffstek ; Je suis stek sens boeuf en biff. Je suis biff mes pas un stek ! Je suis stek , je suis stek,Stek et stek ne pas un biff.

Biff et biff ne pas un stek ! »

C’était les mots d’un homme qui perd la raison. Perdre. La. Raison. Ça pouvait se mettre en équation avec devenir fou. Trouver. La. Folie. C'était ce qu'il voyait car le Danseur, il le savait, avait cherché à ce que rien ne lui échappe. Et tout était parti. Il n'avait trouvé que les ténèbres. Il devait être à bout nerveusement et sans cadres. L'Ecole impériale lui en avait donné un et même s'il était impitoyable, il l'avait maintenu debout. Les Ballets russes l'avaient mis au-devant de la scène et il avait brillé ; une fois qu'il en avait été exclu, il n'avait rien pu faire. Non qu'il ne fût un homme de projet mais tout était allé trop vite. Ses chorégraphies étaient mal comprises. N'ayant jamais eu à se préoccuper de rien, il lui était difficile d'avoir le sens des affaires et la guerre avait éclaté. Et il y avait le choc violent de la rupture avec Diaghilev et cette jeune épousée avec qui au début il communiquait par signes puisqu'il n'avait aucune langue commune. Il avait dû se sentir écrasé. A cause de la danse ? Pour la danse ? Erik ne savait pas répondre. Ce qui était sûr, c'est que toutes les compagnies européennes qui avaient voulu engager le grand Nijinsky l'auraient distribué dans des rôles standards ; mais il avait chorégraphié plusieurs ballets dont Le Sacre et il était un artiste expérimental. Les rôles qu'on pourrait lui confier devaient accroître ses dons et non les brider. D'où l'écrasement londonien après le somptueux carcan des Ballets russes. Il lui aurait fallu être sans grand amour propre pour satisfaire aux standards européens et vouloir absolument gagner de l'argent ; ou avoir suffisamment de poids pour prendre en main une troupe. Il n'avait fait ni l'un ni l'autre...Il avait des aptitudes prodigieuses pour le saut et il était resté là-haut. Pourquoi redescendre ? Peut-être ne voulait-il plus savoir qu'il avait été un enfant pauvre et méprisé ? Peut-être ne supportait-il plus d'être si à part. Le génie met à part. Erik le prenait pour ce qu'il était : un danseur extraordinaire, un créateur et certainement un homme seul.

 

Et puis soudain, on lui téléphonait. Elle était à Los Angeles et il devait aller la voir à son hôtel. Il reconnaissait sa voix au téléphone et bientôt, il trouvait que le taxi n’allait pas assez vite :

Et elle était assise dans le hall de l’hôtel, un peu trop fardée, en robe jaune. Elle souriait.

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Kyra et Vaslav. L'ombre du père.

 

6. Kyra. La danse, la folie et l’ombre de Nijinsky.

A Los Angeles où il tourne Le Danseur, film qui fait directement allusion à Nijinsky, Erik rencontre Kyra, la fille de Nijinsky. Il doit la charmer et la conduire sur le plateau de tournage.

Devant une coupe de champagne, il lui montra les photos prises par le photographe de plateau ; il y figurait en spectre puis en faune. Elle prit du temps pour les regarder et les aima. Il lui restait cependant à visionner ce que Mills avait préparé pour elle. Là, elle verrait Erik au travail.

Il l’accompagna dans sa chambre, à sa demande car elle voulait se changer pour le dîner. Tout était déjà en désordre : elle avait jeté ses affaires çà et là. Elle parut s’en rendre compte soudain et dit qu’elle allait ranger. Comme elle ne le faisait pas, il l’aida. Dans la salle de bain, elle passa une robe rouge et se farda plus encore. Elle mit trop de parfum. Erik se félicita de dîner avec elle en terrasse car ainsi les effluves du lourd parfum qu’elle avait choisi se dissiperait plus vite ; mais il ne se moqua pas. Elle était corpulente, son visage offrait une dissymétrie presque pathétique et elle roulait des yeux. Sa vie avait été dure et son équilibre psychique était vite devenu instable. Elle était née dans un contexte difficile. Son père l’avait aimée d’un amour inconditionnel mais sa mère, Romola de Pulsky, avait été ambivalente. Il n’avait pas dû être facile de découvrir que ce génial danseur était démuni face aux exigences de la vie quotidienne et que sa santé mentale s’altérer. Sur les dernières photos prises de lui, ses sourires étaient incompréhensibles, comme décalés. Il avait l'air de souffrir dans ses costumes comme ceux-ci étaient trop étroits pour lui et il semblait très seul. Il était si différent du danseur androgyne que la légende avait dessiné. Romola, après s’être beaucoup occupé d’un mari qui devait guérir, avait compris qu’il n’en serait rien. Elle avait alors beaucoup voyagé, écrit pour que Vaslav reste dans les mémoires et avait eu une vie de femme ; de ses deux filles, elle ne s’était pas toujours occupée ; de Kyra surtout, d’autant qu’elle voulait ressemblait à son père ! Il avait dû en résulter des manques.

-Ma robe vous plaît ?

-Elle est élégante.

-Vous êtes très bien, vous-aussi.

-Vous ne mettez pas de collier ?

-Ah si, aidez-moi à choisir !

Il trouva dans une boite à bijoux, un collier un peu clinquant qui correspondait à la couleur de sa robe.

-Celui-là, c’est bien.

-Parfait !

Il l’aida à le mettre.

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik et Kyra Nijinsky. L'ombre du père.

-On part maintenant ?

-Non, c’est trop tôt.

-Où est-ce ?

-Muhloland Drive. Un bel endroit.

Elle sourit. Ils s’assirent sur la petite terrasse.

-Vous avez un beau prénom !

Elle eut un sourire un peu triste :

-Kyra est un prénom qui provient du grec Kurios ; cela signifie « Seigneur « et « Maître ». En le choisissant, mon père a voulu pour que je sois énergique et franche d’un côté et froide et agressive de l’autre. Et c’est vrai que je suis autoritaire et dominante. Je peux être très double aussi.  On m’a dit que mon manque de manque de confiance en moi m’amenait à compenser cette fragilité par des mouvements d'orgueil ; et on m’a dit aussi qu’il me faudrait faire avec mon côté « garçon manqué ». Bah, j’en ai tant entendu ! Mais il y a une part de vérité là-dedans ! Je n’ai jamais été facile à vivre...

Erik préféra rester silencieux : il était ému. Elle reprit :

-Ce n’est pas comme ma sœur ! Tamara est un prénom hébreu qui est très courant en Russie. Les « Tamara » apportent la bonté, la paix et la justice. Vous voyez, deux filles et deux prénoms si révélateurs ? Mes parents savaient-ils ce qu’ils faisaient ? A entendre ma mère, non ! Moi, Kyra, j’étais une guerrière ! Malgré une vie mondaine et valorisante, j’ai choisi d’imiter mon père en tout, voulant sans doute lui obéir...Ma sœur, qui a fait d’autres choix, a eu une vie plus paisible. Bon, mais qu’en pensez-vous ?

-C’est une question insoluble, mademoiselle Nijinsky.

-Pourquoi ?

-Je ne connais quasiment pas ?

-Votre mère ne s’est-elle pas inquiétée quand elle vous a choisi un prénom ?

-Si, mon père aussi. Mais c’est différent…

Elle l’observa puis prit un air ingénu :

-Quel beau jeune homme vous faites ! J’aimerais être de votre âge. Je tomberais amoureuse…Bon mais lisez-vous-en ce moment ?

-Le Journal de votre père : je le lis et le relis.

Elle fronça les sourcils :

-A la demande des médecins suisses, mon père a rédigé un journal de janvier à mars 1919. Il y a consigné ses pensées. Vous savez, ce texte l'a authentifié comme authentiquement « fou » ! Il existe pourtant une « culture » de la maladie psychique mais voyez-vous, on ne citera pas Hölderlin, Schumann, Nietzsche, Van Gogh et Artaud. Eux-aussi souffraient de troubles violents mais on cite mon père à cause de son Journal !  Vous comprenez ?

-Oui, je comprends.

-Je ne pense pas ! Le Journal tel qu'il vous est présenté en librairie à l'heure actuelle n'est pas le bon. Il a été expurgé. A mon avis, il en manque un tiers. C’est à ma mère qu’on doit cela ! Tout ce qui touche à la sexualité de mon père a été modifié ou supprimé, pour ne citer que cet aspect et vous comprendrez que je puisse trouver cela extrêmement gênant. Mon père a réellement été attiré par Diaghilev, avec tout ce que cela implique mais elle a fait en sorte qu'il le présente comme un monstre. En outre, Vaslav était certainement fragile mais il avait une culture personnelle importante. Il avait lu Pouchkine, Gogol, Tolstoï, Dostoïevski. Il pensait que ce qu'il lisait devait influer sur sa vie et sur son travail. La version actuelle de son journal ne lui rend pas justice sur ce point. Ce pauvre être sans défense tombé dans la folie !

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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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